Tous en scène ft. Ji Hun

Elle est pressé Mavis. Et elle court presque pour rejoindre le karaoké. Elle est seule, comme à son habitude. Mais, c'est son endroit préféré, celui où elle vient depuis qu'elle a débarqué à Boston. Peut être même qu'elle avait cherché le meilleur karaoké de la ville avant d'arriver. C'était important pour elle. Le registre de cet endroit était pile ce qu'il lui fallait. Toutes les années qu'elle adorait et sa voix qui s'emballait sur les plus grands classiques comme les moins connus. La demoiselle ne s'arrêtait qu'à la fermeture du bar. Aujourd'hui, elle était devenue presque une icône dans cet endroit qui lui rappelait parfois les folles soirées à hurler dans le micro avec ses copines. Les moments passés à chanter sous la douche ou dans sa chambre. Sa famille qui l'avait presque poussé à faire une émission qu'elle avait refusé. C'était une passion qu'elle ne voulait pas partager avec le monde entier. Une passion qui était à elle et rien qu'à elle. Elle, elle rêvait de comprendre l'humanité. Elle avait déjà chanté deux chansons depuis son arrivée dans le bar et s'était envoyée tout autant de bières. Et pour la troisième, elle avait besoin d'une personne pour un duo. D'une chanson peu connue. Alors qu'elle était sur la piste, on fit un appel dans le bar à quiconque voulait la rejoindre. Et Mavis, elle attendait tranquillement, un peu gênée d'être au milieu de tout le monde comme ça. Quand elle chante, elle les oublie. Eux tous, son « public ».

Spoiler:

Première semaine de septembre tout juste achevée, et l’idée de se vider la tête déjà au rendez-vous. Invité à boire un verre dans un pub par l’un des doctorants de chimie, Ji-hun avait rejoint une petite bande de moins de trente ans dans l’angle d’une rue. Il ne connaissait pas le couple qui accompagnait son collègue de laboratoire, ni le blond qui tirait comme un pompier sur le filtre de sa cigarette, et encore moins la jeune femme aux cheveux roux qui semblait trouver l’air se rafraîchir, mais on les lui présenta comme des personnes à l’emploi du temps tout aussi chargé. Ils avaient quitté les bancs de la fac l’année dernière, ou l’année qui avait précédé, et étaient titulaires d'un master à minima. Les sujets de conversation s’annonçaient fort intéressants. L’endroit se décida au vote, et ce fut un bar à ambiance seventies/eighties qui remporta la manche ; Ji-hun suivit la majorité, parce qu’il ne connaissait ni l’un, ni l’autre des établissements proposés.

Ils poussèrent la porte entre vingt-deux et vingt-trois heures – le temps s’était évaporé dans la tête des six adultes, et prirent place autour d’une table. Un homme chantait sur l’estrade, regard figé sur un grand écran, semblable à celui accroché dans les salles de cinéma. Les paroles y étaient retranscrites, permettant au chanteur débutant de ne pas se tromper. Il y mettait du cœur, ce qui faisait oublier les multiples fausses notes qui s’échappaient de sa gorge. Il tenta une voix de tête qui fit grésiller le micro, mais il se reprit aussitôt. Les spectateurs eurent beaucoup de respect en ne le huant pas, et c’était fort plaisant. Bonsoir, répondit Ji-hun au serveur et commanda à son tour : une bière s’il vous plaît. L’apprenti rocker finit sa chanson, et ce fut le prénom d’une jeune femme qui fut tiré au sort. Le nord-coréen garda ses yeux sur la scène, et attendit que la silhouette féminine prenne place sur l’estrade. Un duo fut annoncé pourtant, sonnant le doute dans l’assemblée.

Le présentateur demanda à la jeune femme si elle avait un partenaire à proposer, mais elle semblait faire cavalière seule. Solitude qui dura quelques secondes avant qu’une personne soit demandée pour l’accompagner. Le nom de la chanson fut prononcé, et les tables commencèrent à parler à voix basse. Personne ne semblait avoir entendu ce titre et ces artistes avant ce soir, pas même les cinq camarades qui accompagnait Ji-hun. Mais si, un truc du genre ça fait , dit-il avant de fredonner l’air de la musique, sortant quelques paroles par-ci, par-là. Et, forcément, il fut poussé à ne pas la laisser se débrouiller ; et sa bière ? Il posa ses agates sur la jeune femme avant de céder et de lever la main pour se présenter comme volontaire. Invité à rejoindre la brune, il redressa son mètre quatre-vingt-six devant les multiples paires d’yeux de la salle et contourna les tables jusqu’à grimper aux côtés de la demoiselle. Jay, enchanté , tendit-il la main dans sa direction, avant qu’on ne lui cède un micro.

Il éclaircit ses tons graves en-dehors de l’amplificateur de sons, et l’instrumental se lança. Aucun clip pour cette chanson peu connue des années soixante-dix, n’apparurent que les paroles, et Ji-hun invita sa coéquipière à débuter d'un bref mouvement de main.

Mavis, elle aime ça. Chanter. Elle aime donner de la voix à ses émotions. Et elle peut chanter tout le temps, n'importe quand, n'importe où. Et devant un public, elle est loin d'être timide. Comme une passion qui lui fait oublier le regard que les gens posent sur elle, loin de songer au fait qu'ils puissent la juger. Juchée sur ses talons hauts, dans sa petite robe de soirée, elle attend patiemment qu'une personne accepte de venir faire un duo avec elle. Son micro à la main, l'enfant qui semble bien souriante, à espérer que personne ne la laissera en plan. Âme charitable qui, enfin, montre le bout de son nez. Un grand type à qui Mavis sourit. Parce que Mavis sourit à tout le monde. Elle est contente d'avoir un partenaire pour chanter, c'est si rare les duos qui ne se connaissent pas dans les karaokés. Doucement, sa main trop petite glisse dans celle du jeune homme pour la serrer doucement. « Enchantée, Mavis. Merci de faire ce duo avec moi ! » Et dans un élan charmant, il l'invite à commencer.

Elle prend les premières notes Mavis, remuant un peu sur cette chanson. Elle aime tellement les notes, les airs qui s'envolent au loin. Elle suit correctement le rythme, chante de manière juste. À presque la faire passer pour une professionnelle. Et elle semble à l'aise sur la scène à déverser le flot de paroles à travers le micro. Et le duo se passe bien, la voix de Jay se mêle bien à celle de Mavis, ce qui lui donne encore plus de motivation à rendre ce moment inoubliable. Et quand la chanson prend fin, elle laisse comme un goût de reviens-y. Et tout est passé beaucoup trop vite. Elle rougit, sourit, salue la foule qui applaudit, peut être qu'elle s'imagine être dans son monde, encore une fois. Elle se tourne vers Jay et tend sa main pour qu'il la serre. « Merci ! C'était super sympa de chanter avec vous ! » Et espère quand même que ça recommencera. Elle rend le micro, décidé à regagner sa place solitaire pour terminer son verre. Et aussi, admirer les autres qui viennent chanter des chansons bien plus populaires que ce qu'elle chante elle.

La main qui se glissa dans la sienne lui parut frêle et manqua d’assurance, détail qui ajouta encore plus de mignonnerie à la demoiselle qui – sans nul doute possible – était bien plus jeune que lui. Il laissa l’esquisse envahir ses lèvres épaisses, de quoi rassurer la jeune femme du plaisir qui découlait déjà de ce duo, mais aussi de le rassurer lui. Il connaissait à peine les paroles de la chanson, se rappelait de l’air, mais il était certain que s’il n’avait pas levé la main, personne ne l’aurait fait à sa place. Trop méconnue pour laisser des souvenirs dans la tête de ceux qui, peut-être, l’avait entendue une fois, Ji-hun, lui, l’avait souvent mise en replay ; il était certain que l’instrumental le guiderait. Il invita la brune à commencer sa partie, et il fut subjugué par les notes qui arrivèrent à sortir de son gosier. Cordes vocales qui vibrèrent parfaitement, comme celles d’une professionnelle de la chanson. Et si le nord-coréen se concentra sur les phrases qui se succédaient sur l’écran, l’expression de son visage ne mentit pas sur le ô combien il était impressionné.

La voix de l’asiatique était faite pour les ballades, douce et posée, idéale pour les berceuses soufflées aux oreilles de ceux et celles qui avaient besoin de se sentir en sécurité. Il avait longtemps chanté l’amour dans les bars coréens ou japonais – même s’il n’y connaissait absolument rien, mais son attrait pour le rock soft des années 70 à 90 le menait bien souvent à fredonner ce genre-ci dans les clubs musicaux américains. Mavis et Ji-hun se montrèrent complices tout au long du duo, si bien que les spectateurs applaudirent aux dernières notes. Ils passèrent presque pour des amis de longue date, habitués à s’accompagner sur scène, si bien qu’en rendant le micro, il n'eut qu’une envie : remercier en retour la jeune femme pour ce moment hors du commun. Les escaliers de l’estrade les séparèrent doucement. Elle rejoignit sa table et le plus vieux retrouva ses partenaires de soirée qui s’avouèrent enchantés par ce qu’ils venaient d’entendre ; ils s’étaient retrouvés comme en plein concert, avaient-ils ajouté. L’Asiatique ne dit rien, préféra goûter à la boisson qu’il avait commandée.

L’une d’entre eux remarqua que la chanteuse-amatrice était seule attablée, et en informa discrètement le groupe avant de poser les yeux sur celui qu’elle ne connaissait que très peu. Les regards se tournèrent sur le doctorant aussitôt, avant qu’on lui propose d’aller la retrouver – parce que ça n’était pas très gentleman de la laisser comme ça. Il leva la tête, la chercha de ses billes, l’observa un instant, puis céda à la suggestion. Était-il un gentleman ? Il ne se qualifiait pas comme tel, mais faire de nouvelles rencontres ne lui avait jamais posé de problèmes – et puisqu’elle était jolie alors,… Il entoura sa bière de ses doigts et se leva de sa chaise. Il ne lui fallut que quelques secondes pour se planter aux côtés de Mavis, et lorsque cette dernière lui porta de l’attention, il demanda : me joindre à vous, je peux ?

Chanson chantée, portée par le duo de voix qui impose le silence dans la salle. Et Mavis, portée par le rythme de la chanson. Elle est contente d'avoir un partenaire pour ce moment, bien qu'elle n'en connaisse que le prénom. C'est ça qui lui plaît dans les karaokés, les moments de ce type. Les moments où elle se familiarise avec l'inconnu. Elle sourit, salue la foule et remercie son partenaire d'une chanson avant de regagner sa table. Elle en profite pour se désaltérer un peu, bien peu préoccupée par les regards que le groupe de son partenaire dépose sur elle. Déjà plongée dans le recueil de chansons, pour choisir sa prochaine interprétation. Elle est rapidement coupée par l'arrivée massive du jeune homme qui a joint sa voix à la sienne. Elle lève les yeux vers lui et ne peut s'empêcher d'afficher un sourire. Même si l'étonnement est présent mais bien caché, elle présente la chaise à côté d'elle. « Oui, je vous en prie ! » Dans un élan de timidité sans doute, elle frotte ses mains l'une contre l'autre. Elle espère qu'il ne s'agit pas d'un gros lourd qui vient la draguer juste sous prétexte qu'ils ont chanté une chanson ensemble. Elle tapote le recueil de chansons, un peu mal à l'aise de ne plus savoir quoi dire alors qu'ils viennent de chanter ensemble. D'un bref coup d’œil, elle observe le groupe qui accompagnait Jay. « Hum... Ils ne vont pas vous manquer ? » Elle ne voudrait pas les priver de lui. Après tout, ce sont ses amis. Elle se racle la gorge, boit une gorgée de sa boisson. « J'allais repartir chanter. Français cette fois... » Peut être qu'il s'en fout complètement de ce qu'elle raconte. Mais elle ne sait pas trop comment faire la conversation avec lui. Parce qu'en dehors de la chanson, elle n'est pas douée pour faire la conversation. Surtout si on ne la lance pas.

Ji-hun s’élança jusqu’à la table de Mavis, bière à la main, contournant les autres groupes de chaises qui formaient les allées de la salle. Il ne l’interrompit pas dans sa recherche, attendit qu’elle lève son regard vers sa silhouette pour lui adresser la parole. Par politesse, il lui demanda si elle acceptait qu’il vienne chasser sa solitude avant de prendre une assise. Installé à sa droite, le verre fut porté à ses lèvres, juste le temps s’hydrater un peu sa bouche ; ça faisait un moment depuis la dernière fois qu’il avait poussé la chansonnette. Son regard dévia vers son groupe d’amis lorsqu’elle en fit mention et il secoua la tête. Pour tout avouer, depuis deux jours mon collègue de laboratoire je connais, et les autres, laissa-t-il en suspens avant d’hausser les épaules, de les rencontrer je viens tout juste. Ils n’étaient que des connaissances, et ça ne le dérangeait pas de tenter de rendre moins morne la soirée d’une jeune femme.

En français, fut-il surpris d’entendre qu’elle se laissait aller à un répertoire international, parce que française vous êtes ? Il en avait croisé des tonnes durant l’été , des touristes européens, et avait pu apprendre quelques mots dont il était fier, même si ça ne lui servait pas à grand-chose pour l’heure – peut-être s’il choisissait de faire son stage doctoral de l’autre côté de l’océan atlantique. Bon nyour, bon nyourné, s’essaya-t-il pour le fun ; une anglaise devait forcément avoir eu quelques cours de langue française, non ? Les clients, sympathiques ils étaient , déclara-t-il les citoyens d’Europe aimables et fort plaisants contrairement à ce qu’on pouvait bien leur coller comme étiquettes. Quelle chanson, du coup, se pencha t’il légèrement sur le cahier où était dressée une liste interminable de choix. De quoi connaître davantage la jeune femme avec laquelle il avait chanté plus tôt. Impatient de vous écouter , fit-il, et de l’applaudir aussi.

Mais du temps ils avaient encore pour faire connaissance, alors il posa un coude sur la table, planta son visage dans sa paume et la regarda. Que votre prénom je connais, lui rappela-t-il, dans le monde du spectacle vous êtes ? Ça ne le surprendrait pas qu’elle fasse partie d’une comédie musicale, et qu’elle ait le deuxième – voire même le premier – rôle. Elle avait le faciès frais, pas du tout intimidant, c’était ce qui l’avait poussé à venir la rencontrer ; plus ça que parce que ses acolytes le lui avaient suggéré. Ji-hun savait dire oui, mais non aussi. Chanteuse et danseuse aussi, vu la morphologie de son corps. Les costumes devaient lui aller comme un gant, et le nord-coréen n’avait aucun mal à m’imaginer dans ces robes royales des siècles passés. Il n’en avait jamais vu en vrai, mais se disait finalement qu’il pourrait peut-être se laisser tenter par une pièce de théâtre ou une représentation prochainement.