C’était bon de le revoir, d’être en sa présence et de celle des enfants. Bien sûr, au moment de leur cruelle rupture, il les avait maudit. Il avait senti une haine irrationnelle envahir de noirceur son âme pendant un bref instant d’égoïsme : pourquoi devait-il sacrifier son bonheur pour eux ? Pourquoi Wade devait-il renoncer à tout ce qu’il aimait pour eux ? Pourquoi ce n’était pas un autre membre de la famille qui prenait le relais ? Ou pourquoi ne les ramenait-il pas plutôt en Californie ? Toutes ces questions et ces jalousies l’avaient assaillies au point de le prendre à la gorge et de faire remonter une bile qui l’avait rendu nauséeux. Même non exprimées, ces simples pensées étaient particulièrement cruelles de sa part. Ces enfants, qu’il adorait jusqu’alors, avaient perdu leur père, leur phare dans leur nuit de la plus cruelle et douloureuse manière qui soit. Son petit-ami se retrouvait propulsé, malgré lui, à la tête d’une famille alors qu’il était à l’aube de sa vie, avec des responsabilités et des devoirs qui n’auraient pas dû arriver avant au moins une décennie. Oui, il avait été égoïste et avait voulu le garder pour lui, détestant ceux qui l’arrachaient de ses bras et brisaient son cœur au passage. Mais, en cet instant précis, posant son regard sur le lien unique qui reliait la tribu Bailey les uns aux autres, il se rendait compte que Wade avait fait le bon choix et qu’ils formaient un noyau familial solide que rien ni personne ne pouvait détruire. Ou même pénétrer. Il secoua la tête pour éloigner cette pensée fugace, revenant à l’instant présent et complotant avec Nana, la demoiselle sachant toujours autant jouer de son charme enfantin pour entraîner les adultes sur la route malicieuse de ses bêtises. Peut-être parce qu’il n’avait pas grandi et qu’il était resté à jamais cet adolescent dans sa tête, espèce de Peter Pan des temps modernes, la connexion avec cette dernière avait été immédiate dès leur première rencontre et il était rassuré de voir qu’elle ne l’avait ni oublié, ni n’avait changé.
Face aux récriminations du seul véritable adulte de la pièce, Kitt se redressa, pris en défaut, et obéit sagement en clignant innocemment des yeux.
“Dommage, ça fait bien longtemps que je n’ai été à confesse.” plaisanta-t-il, remarquant le sourire en coin de Sophia face à ces propos à double sens que la plus jeune ne pouvait comprendre. Son coeur se serra en observant la tendresse et l’amour qui émanait de la plus jeune et du plus âgé des Bailey et il était bien incapable de ne pas se repaître d’un tel spectacle. Malgré leur violente et déchirante rupture dont il gardait toujours la plaie ouverte à l’âme, ils étaient parvenus à maintenir une relation cordiale entre eux même si douloureuse. Il était parfois pire de rester ami que d’être ex. D’autant plus quand les sentiments demeuraient envers et contre tout. Il n’aurait peut-être pas dû venir ce soir, ou à la pâtisserie de Wade, ou à Boston. C’était une mauvaise idée et il en sortirait sans doute plus encore meurtri mais il ne pouvait nier le réconfort de l’entendre à nouveau, de le voir à nouveau, de sentir son odeur à nouveau, d’être tout simplement dans la même pièce que lui et de l’observer se mouvoir avec aisance et l’intensité de la réalité. L’étreinte en guise de salut qu’il lui fit eut le goût de trop peu et, dans le même temps, de trop également. Il n’aurait pas dû mais la chair était faible. C’était comme si des milliers de petites mains parsemaient sa peau et se tendaient vers son ancien amant voulant le sentir à nouveau contre lui. L’alchimie demeurait indéniable de son côté du moins. Mais Wade avait été clair. Il était sans doute passé à autre chose quand bien même il ait refusé, élégamment, de tendre ses perches.
“Ce n’est rien, ça me fait plaisir.” le rassura-t-il alors que les yeux des enfants brillaient face à ces présents inattendus.
“A vos ordres, Capitaine.” lui obéit-il, lui adressant un salut militaire avant de se diriger doucement avec les enfants vers le jardin pour le goûter, préambule au repas du soir.
L’après-midi sembla passer en un battement de cils, entre rire et discussion enjouées, entre diablerie et cookies avalés. Il avait oublié combien les plaisirs simples de la vie pouvaient faire autant de bien. Lui qui avait passé les derniers mois à enchaîner les fiestas jusqu’aux lueurs du jour, à aligner les poudres blanches sur des tables en marbre dans toutes les villas situés sur les collines et dont il ne connaissait pas même le nom des propriétaires, à se retrouver au milieu d’orgies qui lui faisaient se rendre un peu trop souvent au laboratoire d’analyse médicale sous le regard empli de jugement de l’infirmière, à enchaîner les auditions désastreuses qu’il tentait de rattraper en passant parfois sous la table à l’abri des regards indiscrets, à se plonger dans la frénésie des tournages, il réalisait que le bonheur était là où on ne l’attendait pas. Dans la perfection d’un après-midi passé en famille. Dans le délicat fumet d’un barbecue qui réveillait les appétits et faisait saliver tout le quartier. Dans les ragots racontés sur les camarades de classe d’une lycéenne en prise avec ses hormones. Dans les plaisanteries à l’humour douteux échangés avec un pré-adolescent qui était sur le point de s’ouvrir et de révéler la délicatesse de ses pétales sous des atours ombrageux. Dans le rire joyeux, innocent et libre d’une enfant qui semblait dévorer le monde. Dans le regard émeraude appartenant à l’homme qu’il avait aimé comme il n’avait jamais aimé personne et qui se retrouvait juste à côté de lui sur le canapé.
“J’adore tes frère et soeurs mais ça fait du bien aux oreilles quand même.” plaisanta-t-il alors que le calme était revenu sur la maison Bailey. Nana s’était finalement laissée emportée par les bras de Morphée. Ian avait disparu dans sa chambre sans demander son reste. Et Sophia était sans doute en train de jacasser en pouffant de rire sur les photos de son crush du moment chez son amie. Ne restaient plus que Wade, lui et des bouteilles à entamer.
“Je vote pour le vin. Tu connais mon amour pour la France.” répondit-il avant de poser sa main sur sa cuisse pour se redresser, dans un geste intime qui appartenait à une autre vie et qu’il ne releva pas tant il semblait naturel.
“Mais laisse, tu t’es démené tout l’après-midi. A ton tour de te reposer un peu.” Il marcha jusqu’à la bouteille de vin déposée dans un coin de la cuisine pour la ramener après avoir fait sauter le bouchon de liège et attrapa leurs verres qu’il remplit avant de le tendre au jeune chef de famille. Posant la bouteille sur la table basse, il s’installa aux côtés de ce dernier, gardant une sage distance mais suffisamment proche pour pouvoir l’observer de tout son saoul et le frôler lorsqu’il croisait sa jambe droite sous ses cuisses. Tourné vers lui, il proposa un toast :
"À nos retrouvailles dans cette ville bien trop humide pour ma fabuleuse masse capillaire.” plaisanta-t-il avant de faire tinter leurs verres et de laisser glisser le délicieux alcool dans sa gorge. Il posa sa main sur sa joue, ne dissimulant pas son regard qu’il posait sur le profil de Wade.
"Ça fait du bien de te revoir et de passer du temps avec les enfants. Tu as bien fait avec eux.” Il n’en dit pas plus, son regard parlant pour lui. Ça valait le coup de me briser le cœur pour ça. Il ne lui en voulait plus désormais, moins encore après la journée passée ensemble. Il ne pouvait cependant s’empêcher de frissonner en observant son ancien amant. Il était encore plus beau aujourd’hui que dans son souvenir et avant que toute autre pensée insidieuse ne vienne pervertir le moment, il engloutit le reste de son verre avant de s’en servir à nouveau. Il aurait besoin au moins de ça pour s’occuper et s’empêcher de poser ses lèvres ailleurs que sur le verre.
“Parle moi de toi. Que deviens tu quand tu ne t’occupes pas des enfants et que tu ne travailles pas ?”