No limits [Ruben]

Quelque chose, dans les derniers événements, avait donné envie à Mark de changer d’air. Un mélange de plusieurs petits points de pression qui auraient presque fini par former un stress, à la longue, même chez quelqu’un comme lui qui y opposait une farouche résistance. Il avait donc résolu, tout simplement, de lancer une petite annonce sur un réseau auquel il était inscrit, les Aventuriers, un groupe dont il avait entendu parler à la salle de sport. Les gens donnaient leurs projets d’expéditions (du trekking en pleine nature, de la plongée sous-marine, etc) pour peu que ça ait une dimension de défi sportif à un moment ou à un autre. Ils disaient combien de participants ils recherchaient, et un petit groupe se formait pour éviter que quelqu’un parte seul.

Il n’emmènerait pas son chien. Le petit bouledogue resterait bien en sécurité dans la maison climatisée de ses parents. Une virée au soleil avec toutes sortes d’activités sportives épuisantes n’était pas du tout ce qu’il lui fallait, surtout qu’ils passeraient le plus clair de leur temps en voiture, à aller d’un point A à un point B. Donc ce serait juste lui et… au moins une personne, sur le temps d’un week-end, parce qu’il ne pouvait pas se libérer plus que ça.

Nonobstant le chien, il avait cité ses autres petites particularités, qui ne changeaient rien pour lui mais souvent beaucoup de choses pour d’autres ; pas envie que quelqu’un réponde à son annonce et se désiste avec une petite grimace en découvrant quelle tête il avait. Enfin, la tête n’était pas toujours le plus gros problème. (Quoique il n’avait aucune envie d’aller risquer sa vie dans l’arrière-pays en compagnie d’une personne raciste. Il voulait bien les aider dans le cadre de son boulot, ou même en-dehors, mais là, il lui fallait des partenaires fiables.)

Il n’avait eu qu’une réponse pour le moment, mais parfois les gens arrivaient à motiver quelqu’un de leur entourage au dernier moment, et d’autres se rajoutaient. D’ailleurs, son annonce précisait que ça ne le dérangeait pas de se balader en compagnie d’un couple. Certains étaient très ennuyés par ce genre de chose, lui avec son métier y était imperturbable. Le gars qui avait répondu avait coché basiquement toutes les mêmes cases que lui, notamment en ce qui concernait les activités à pratiquer en chemin ; son plan était de rouler à travers l’État, jusqu’au mont Everett (un nom qui le faisait rire, ayant lui-même une connexion personnelle avec l’ascension du mont Everest) en campant sur le trajet. Ils auraient largement le temps de s’arrêter en chemin pour prendre part aux événements sportifs qui capteraient leur attention ; et une fois arrivés, il faudrait grimper la montagne, dont l’écosystème était réputé intéressant en soi, et faire la descente en deltaplane.

Le psychologue avait déjà appelé une compagnie sur place, qui avait assuré que le jour visé serait parfait, sauf complication météorologique imprévue de dernière minute. Il avait pour ainsi dire appris la carte par coeur, à force de la parcourir avec enthousiasme ; et il y avait vu quelques noms de rivières qui lui donnaient envie d’écrire une chanson, ou même tout un album. Même ses bagages étaient déjà faits à l'avance. Bref, il était à fond, et il espérait vraiment que la sortie aurait lieu. Il arborait donc un immense sourire quand il se présenta au rendez-vous où il allait rencontrer son contact ; une première impression nécessaire pour vérifier s’ils matchaient bien. Sourire qui laissa place à une impression de perplexité, quand il arriva en face de lui :

« Attends, je crois qu’on se connaît, en fait. Juste de tête mais… Tu n’as pas pris des cours de médecine à Harvard ? »

Généralement, lui, les gens le reconnaissaient assez facilement. Allez savoir pourquoi. C'était parfois assez pratique.

Quitter la blouse de dentiste pour enfiler le cuir est une transition à laquelle tu n'as eu aucun mal à te faire. C'est même devenue une routine plutôt agréable. Tu avais mis entre parenthèse ta carrière dans le dentaire après la mort de ton petit frère privilégiant ainsi ta carrière de pilote dans la formule un. Cette dernière t'avait permis de prendre le large d'une part et mettre quelques perspectives en parallèles d'autre part. À l'époque, tu avais eu besoin de te perdre dans d'autres horizons que celui que tu as toujours connu. La disparition de Pablo a été le déclic comme un moyen de s'échapper pour faire le deuil de ton lien fraternel. Bien évidement, il y a toujours un retour de médaille à chaque choix que l'on peut prendre – que celui ci soit bon ou mauvais. Néanmoins, aujourd'hui tu ne regrettes aucunement tes prises de décisions. Tu es de ceux qui ne vivent aucunement dans le regret, on en retire jamais rien de bon de toute manière. Tu aurais pu prendre ta moto pour te rendre au Paint Bar mais tu préférais profiter du temps clément du jour. Tu devais rencontrer quelqu'un qui avait posté une annonce qui t'avait interpellé à la salle de sport. L'idée de faire des activités sportives en groupe était un projet fort intéressant. Tu te demandais même si ta petite amie ne serait pas intéressé à cette idée ? Tu lui en parlerais lorsque tu la verrais ce soir. Une fois sur place, tu reconnais assez vite le jeune homme avoisinant sans aucun doute l'âge de ton frère aîné. Cela te rappelle que cela fait un sacré bout de temps que tu n'as pas eu de ces nouvelles. Visage souriant, son expression faciale laisse présager qu'il semble un peu indécis, comme s'il t'avait déjà rencontré. Après tout, ta notoriété dans le monde des courses de vitesse pouvait certainement te précédé. Tu t'assois en face de lui, l'esquisse d'un fin sourire se dessinant sur tes lèvres. Tu fronces les sourcils tentant de rappeler si tu avais déjà croisé le jeune homme, à croire que ta mémoire te fait défaut. « Ouais, c'est vrai, j'ai fait mes études de chirurgie dentaire à Harvard ... ». Lui confirmes-tu tout en continuant de chercher dans tes souvenirs. « Au fait, moi c'est Ruben.… Tu étais également en médecine alors ? »
@Markantony Rainer

Mark avait calé confortablement son fauteuil entre deux chaises, et s'était accoudé à la table pour regarder l'autre homme avec attention. Il avait complètement oublié l'existence du menu posé entre eux. Son regard perçant, habitué à lire dans les âmes, recueillait pour le moment tous les indices sur le physique de son interlocuteur.

"Markantony, abrévie ça comme tu veux. Ouais, médecine et ensuite psycho, et j'ai animé les ateliers de découverte handisport, si t'y as fait un saut pendant les journées d'intégration, on a pu se croiser là-bas. J'étais aux conférences de Jasper Wright aussi, y a deux ou trois ans, sur l'histoire de l'anesthésie, t'as dû suivre ça : j'ai l'impression de remettre ta tête, ou ta voix... C'est pas toi qui avais posé une question sur l'hypnose ou les psychotropes ?"

Les souvenirs de Mark étaient flous, à cette distance dans le temps. Il était concentré sur le programme de la balade en arrivant, et maintenant il avait du mal à se remettre dans l'état d'esprit des cours. C'était si loin derrière lui, tout ça ! Et ça avait quelque chose de comique, à l'époque ils étaient deux étudiants, maintenant, c'était Monsieur le Docteur et chacun avait sa spécialité bien précise, sa patientèle, sa petite situation...

C'était pas mal de se souvenir qu'ils étaient aussi deux jeunes hommes qui n'aimaient pas forcément se prendre la tête ou mettre une cravate le matin. Il se voyait encore comme un étudiant, personnellement. Il continuait à lire des articles et à se demander comment il les résumerait pour un professeur, quelle note il aurait... Ce n'était pas facile de se voir autrement, après avoir passé autant d'années sur les bancs de l'école. Et ça évitait de trop se prendre au sérieux. Cette intention-là était placardée sur toute son attitude.

"Alors Ruben, dis-moi tout ce que tu prévois, qu'on se mette sur la même longueur d'ondes ! Tu ramènes quelqu'un ? Tu as du matos ou tu auras besoin que j'en trouve ? C'est ta première virée dans l'arrière-pays ? Dis-moi tout !"

Il voulait surtout mettre l'autre sportif à l'aise. C'était une sorte de test : soit son énergie était communicative, soit elle faisait fuir les gens. Pour un voyage comme celui-là, il valait mieux que ce nouveau pote appartienne à la première catégorie. Sinon, il pouvait toujours y aller plus doucement, c'était dans ses cordes... Mais quelque chose lui disait qu'aujourd'hui, ça ne serait pas nécessaire.

Il en avait vraiment besoin, surtout depuis cette visite surprise que lui avait faite le producteur de son frère, pour parler musique en se faisant passer pour un patient - quand il y repensait, il en avait encore un désagréable frisson. Oublier ce moment malsain... Si c'était possible. Sortir de cette foutue ville et des histoires de patients, de son rôle de soutien parfait, et juste se lâcher. La nature sauvage serait tout juste assez grande pour lui.

Tu apprécies la simplicité du jeune homme dont tu apprends le prénom avait t'être présenté quelques minutes auparavant. Au fur et à mesure de sa tirade, le flot des souvenirs couplé à ses renseignements te permet de rassembler quelques pièces du puzzle. Il avait donc étudié la psychologie et la médecine, comme quoi le monde est petit.  Tu esquisses un rire amusé lorsqu'il évoque une interrogation que tu aurais pu posé lors de cette fameuse conférence. « Disons que j'ai surtout rattrapé l'une des question de mon petit frère ... ». Un mince sourire évasif se dessine sur tes lèvres lorsque tu repenses à ce souvenir. Pablo était quelqu'un d'audacieux et de spontané de nature donc tu n'avais pas été surpris le moins du monde par sa question ce jour là. Rapidement, vous en venez à discuter du projet de voyage et une fois de pus sa générosité communicative s'exprime au travers de nombreuses interrogations, une manière sans doute de bien cerner quel genre de personne tu es. « Je prévois pas mal d'adrénaline pour être franc avec toi bien que je suis quelqu'un de prudent. Je vais voir pour tenter de convaincre ma petite amie mais rien définit encore. Pour le matériel je peux assuré sans problème et si jamais tu en as besoin pour d'autres participants on peut s'arranger également. ». Tu avais pas mal de contact dans ton répertoire donc tu pouvais t'arranger à tout moment pour le prêt du matériel. « Non, ce n'est pas la première loin de là. Et toi, tu fais ça depuis longtemps ? »
@Markantony Rainer

Le sourire immense du psy se reporte sur la serveuse qui vient leur demander s'ils ont choisi leurs boissons. Il répond juste, au hasard : quelque chose de bleu. Ici, c'est des artistes, ça vaut le coup de se faire surprendre. Et puis c'est une allusion à une chanson qu'il adore, comme ça il verra si elle a capté, elle placera peut-être une allusion sur le plateau... Il faut se lancer des petits défis comme ça, dans la vie !

Puis le sourire retombe un instant. Mark, lui, n'invitera personne. C'est un peu le bazar, ces temps-ci, c'est justement pour ça qu'il décolle pour quelques jours. En fait, si c'était son genre de tout plaquer et tourner le dos à ses engagements, c'est peut-être ce qu'il ferait, en chemin, sur un coup de tête... mais les engagements font partie de ses défis à lui, il ne les lâcherait pour rien au monde. Ils sont le tissu de son être. S'ils se déchirent, ce ne sera pas de son côté.

"Je ne ramène personne, mes potes sont des gens très occupés. C'est cool si t'as du monde, plus on est de fous, plus on rit !"

Ses bras tatoués se croisent sur la table, muscles bien calés, prêts à se rendre utiles, un rare moment de repos. Il pointe un index accusateur sur l'autre Harvardien en face de lui.

"Je suis un petit frère moi aussi, donc fais gaffe ce que tu dis sur le tien..."

Et le sourire revient, assorti d'un petit rire, ça n'aura pas duré longtemps. Mark ne fait que taquiner son nouvel ami. Son frère est à la fois la réponse à la question - les habitudes de sorties et de sport, c'est avec lui qu'il les a acquises - et la raison de cette envie de changer d'air.

"On a dix ans d'écart, donc quand j'avais dix ans, je traînais avec une bande de gars de vingt ans. J'étais un peu la mascotte tu vois ! Ils m'emmenaient partout, et un truc qu'on faisait souvent, c'est camper et jouer de la musique. Et se lancer des défis stupides."

Petite mine coupable, là aussi, pour de faux. En réalité, Mark ne regrette rien. Non, vraiment, quand il dresse le bilan, chaque pierre de l'édifice a parfaitement sa place. Même celles où il s'est un peu pincé les doigts sur le moment.

"T'en fais pas, je me suis assagi avec l'âge. Les études de médecine à Harvard, ça te calme un homme, pas vrai ?"

Et un clin d'oeil pour signifier qu'ils savaient tous les deux ce qu'il en était : ça emprisonnait juste le tigre dans une boîte pour quelques années... et le jour où il en sortait, il était d'autant plus avide d'efforts et de grands espaces.

La jeune serveuse s'avance vers vous pour prendre votre commande et la réponse de ton camarade t'arrache un discret sourire. Tu commandes un simple jus de pomme puis reporte ton attention sur Markantony. Ce dernier te confie alors qu'il ne ramènera personne de son coté car ses proches amis sont tous très pris. Tu comprends tout à fait que cela soit possible, après tout les membres du cabinet dentaire avec qui tu bosses sont tous très occupés même si vos priorités sont bien divergentes voir à l'opposé des tiennes. Enfin, tu poserais tout de même la question à Megara, on ne sait jamais car tu sais qu'elle adore les nouveaux défis de temps en temps. Sa deuxième réplique étire tes lippes et tu comprends ce qu'il veut dire. « Mh … ça devait être génial bien que je l'ai vécu aussi avec mon petit frangin. A l'époque, il était toujours désireux de m’accompagner, encore plus lorsque j'ai commencé à partir sur les routes. Un tas de souvenirs que je conserve précieusement ... ». Depuis la disparition de Pablo, nombreuses sont les interrogations et les ressentis intérieurs qui ce sont dressés dans ton esprit et sur ton chemin. La famille a beaucoup souffert de son décès, encore aujourd'hui même si cela fera bientôt deux années. On oublie jamais rien, on vit avec tout simplement. « Oh cela je n'en doute pas car pour faire ce genre d'activité, il faut certes un brin d'adrénaline mais aussi une vague de prudence si on peut le dire ainsi. On peut également le voir sous cet angle, oui. Disons que l'approche de la vision des choses chamboulent bien des opinions, des croyances ... ».
@Markantony Rainer