waffles are just pancakes with abs (ji-hun)

Elle ne se souvient pas de la dernière fois où elle a mangé une gaufre. Une vraie gaufre, du fait maison inégalé et inégalable tant par le goût comme la présentation. Et Dea, elle doit bien l'avouer que même après tout ce temps passé à Boston, elle ne connaît toujours pas les must do de la ville. Ce n'est pas faute de noter les lieux sympas sur un carnet mais... ça ne l'aide pas, pas cette fois. Alors après avoir promis à Ji-hun de l'emmener goûter les meilleures gaufres du coin, c'est sur internet qu'elle s'est posée pour faire ses recherches jusqu'à le meilleur vendeur de gaufres de Boston. Ou du moins, elle l'espère. Lorsqu'elle arrive devant le lieu du rendez-vous, elle remarque assez vite que l'endroit n'est pas très grand. En réalité, il est même assez petit. Presque artisanal. Ne voyant pas trace du jeune homme à l'extérieur, elle décide d'entrer à l'intérieur de la boutique, une douceur odeur sucrée lui chatouillant immédiatement les narines. Ne pas juger un livre à son apparence, peut-être en est-il de même avec les vendeurs de gaufres ? Assise à une table pour deux située au centre de la pièce, son sourire s'illumine lorsqu'elle voit le garçon apparaître enfin. Secouant sa main vers le haut comme une enfant, elle lui fait signe de la même façon qu'elle le ferait avec un ami de longue date. Du Dea tout craché, à ne jamais traiter les gens d'une manière différente. "Salut !" Tu as trouvé facilement ? J'avais peur que tu te sois perdu, je ne savais pas que c'était si petit !" Se perdre, définitivement quelque chose qui aurait pu lui arriver lors de ses premières années à Boston. En fait, ça pourrait même encore lui arriver de nos jours considérant tous les quartiers dans lesquels elle n'a jamais mis les pieds.

Dea et Ji-hun étaient collègues à la Luna Caffe depuis moins de trois semaines, pourtant ils s’étaient très vite contactés sur les réseaux sociaux. D’abord parce que la jeune coréenne avait été sa formatrice lors de sa semaine d’intégration, et que meetsenger avait facilité les échanges de questions/réponses les jours qui avaient suivi, mais surtout parce qu’ils venaient de la même péninsule et avaient vécu d’un côté et de l’autre de la ligne de démarcation. Se complétant alors, et ayant gagné rapidement en complicité, ils en étaient venus à espérer pouvoir parler coréen ensemble. Cela manquait à Dea, et Ji-hun était curieux d’entendre l’accent du sud de sa comparse. Accent dont son père lui parlait parfois. Le réfugié avait donc convié sa collègue à goûter une gaufre, après ses heures de cours.

L’adresse enregistrée dans son téléphone, il s’était dépêché à suivre les indications qu’hurlait la voix de l’application. Il avait rejoint la Red Line vers Ashmont, et s’était arrêté après vingt-huit minutes de trajet à Fields Corner. De là, il parcourut les dernières centaines de mètres à grandes enjambées, jusqu’à l’enseigne de laquelle il poussa les portes. Portable encore en main, il balança son regard sur l’ensemble de la pièce principale avant de remarquer un bras s'activer à une table. Attention focalisée sur la propriétaire de ce membre agité, il reconnut la jeune femme avec qui il avait rendez-vous. Il répondit tout d’abord à son sourire enjoué, puis baissa sa tête pour la saluer en retour avant de zigzaguer entre les tables pour la rejoindre. Bonjour, lâcha-t-il, en se délestant de son sac, mobile éteint et rangé dans le fond de sa poche.

Il était prêt à reculer une chaise et s’asseoir, mais la phrase qui suivit le laissa admiratif. Il stoppa net son geste. Waaaah, tu m’as surpris. C’est beaucoup trop mignon, s’exclama-t-il, complimentant l’accent de sa vis-à-vis. Sa façon de parler était plus raffinée, sa tonalité plus douce, plus aiguë, et elle articulait chaque syllabe, tout le contraire de lui. Son paternel avait raison de dire que les sud coréens portaient tout leur charme dans leur voix. Ça va, Google m’a aidé , la rassura-t-il en prenant place, j’avais surtout peur que le train mette du temps à arriver à la gare. Peut-être que la prochaine fois, il tentera d'héler un taxi pour gagner une dizaine de minutes. T’as pas encore commandé , s’inquiéta-t-il qu’elle n’aie ni assiette, ni boisson devant elle, j’espère que t’as pas attendu trop longtemps, du coup…

Il s’en voulait de ne pas être arrivé en premier, de ce fait il se dépêcha de lever la main pour appeler un serveur à leur table.

"Quoi ?" Qu'elle demande en le regardant avec de grands yeux, perdue. Qu'est-ce qui est beaucoup trop mignon ? Elle a loupé un truc ? Ou fait quelque chose sans s'en rendre compte ? Ou bien parle-t-il de la boutique, peu extravagante mais qui possède malgré tout, un certain charme ? Hum, tant pis. Souriant de plus belle, elle le laisse s'installer, contente d'entendre qu'il n'a pas eu trop de mal à trouver son chemin jusque ici. "Non non non, je t'attendais !" Question de politesse déjà et puis, si Dea a changé cet endroit, c'est avant tout pour qu'ils puissent le découvrir ensemble et non chacun de leur côté. "Je suis arrivée il y a deux minutes, t'inquiète pas." Peut-être aurait-elle dû l'attendre dehors devant la porte ? Mais puisqu'ils ne sont pas donnés plus d'informations que ça, elle s'est permise d'entrer, bien trop curieuse de découvrir le lieu et surtout la carte. Commandant un jus de fraise au serveuse, elle remercie ce dernier après avoir laissé Ji-Hun choisir à son tour sa boisson. De nouveaux tous les deux, elle jette un coup d'oeil à la carte des desserts, reportant bien vite son attention sur le jeune homme. "Alors, comment tu aimes tes gaufres ? Sucrées ? Salées ? Avec des fruits ? De la crème fouettée ? Je veux tout savoir." Son côté gourmand et sa curiosité répondant toujours à l'appel, le coréen peut compter sur elle pour ne jamais manquer de sujet de conversation.

Quoi ? Cette voix raffinée qu’elle avait prise lorsqu’elle s’était adressée à lui en coréen, semblable à la différence que connaissaient les accents anglais et américain. À vingt-et-un ans, elle venait de faire tomber un nord-coréen pour les tonalités du Sud, il avait presque envie de lui dire « bien joué ! ». Il s’était installé, avait pris la chaise qui se trouvait juste en face. Il s'était inquiété qu’elle n’ait rien eu pour se désaltérer. Bien qu’arrivée il y avait peu de temps, Ji-hun avait regretté ne pas être rendu plus vite. Il avait alors levé la main pour appeler un serveur afin de remédier à ça. Désolé. Pour commander, ce serait, articula-t-il dans un anglais déstructuré qui lui était propre, qu’est-ce que tu veux boire ? Il s’était tourné vers Dea, et s’était adressé à elle dans leur langue maternelle, switchant avec moins de difficultés que lorsqu’il était arrivé sur le sol américain.

Un coca s’il vous plaît, demanda-t-il à son tour, une fois le jus de fraise annoncé par sa vis-à-vis. Produit qu’il avait connu aux États-Unis, puisqu’interdit en Corée du Nord, c’était devenu l’un de ses sodas favoris. Rien à voir avec le « kokoa » fabriqué dans son pays natal, il en était presque devenu accro. La sud-coréenne l’interpella ensuite quant à ses préférences gustatives et il n’attendit pas pour lui répondre : vu l’heure, je pencherais plus pour une gaufre sucrée. Ce n’était pas commun de manger des « sweets » au nord de la péninsule, alors Ji-hun y allait bon train, surtout pour le goûter. Je vais me laisser tenter par la «  pommes caramélisées, glace vanille et chantilly », dit-il à sa collègue de travail. Celle qui se trouve juste derrière, posa-t-il la pulpe de son index sur la carte que tenait la plus jeune, là sur la photo d’une délicieuse pâtisserie, et Dea ? Pour laquelle son estomac balançait ?

Tu m’as dit que tu étais partie en weekend, c’était bien, posa-t-il, sans vouloir trop entrer dans les détails. Il avait appris que la demoiselle avait un petit-copain et ne voulait pas trop interférer dans sa vie privée. Ce qu’il voulait était surtout de partager la joie de sa coéquipière, et voir des étoiles s’installer probablement dans ses yeux. C’était important de s’assurer que les personnes autour de soi étaient heureuses. T’as réussi à trouver du temps pour réviser un peu, enchérit-il. S’amuser était une chose, mais il ne fallait pas lésiner sur le travail qu’ils avaient à accomplir en tant qu’étudiant universitaire de la prestigieuse Harvard. Entre les cours et le travail à la Luna Caffe, il n’y avait forcément que très peu de moments de répits – sauf peut-être pour les Einstein des diverses facultés.

Dea ne pouvait pas être plus contente de ce changement au Luna Caffe. Non seulement elle venait de gagner un collègue mais aussi et surtout, un nouvel ami. Et voir Ji-hun se montrer si adorable avec elle ne fait que renforcer son avis sur le sujet un peu plus à chaque fois. "Un jus de fraise s'il vous plaît." Rien de très extravagant mais qui fera largement l'affaire avec une gaufre en accompagnement. Le sourire ne la quittant pas des lèvres, elle l'écoute faire son choix et lui détailler quels toppings viendront s'ajouter par dessus. "Moi ? Je n'ai pas encore choisi !" Les yeux ronds, elle baisse la tête vers la carte, inspectant en vitesse chaque proposition comme si sa vie en dépendait. C'est qu'elle a toujours du mal à choisir lorsqu'il s'agit de nourriture. Ou de films. Ou de tenues. Tous les choix de manière générale à vrai dire. Un défi quotidien avec lequel elle se bat depuis toujours. "Oui... c'était parfait ! C'était son anniversaire alors nous sommes allés dans un hôtel pas très loin d'ici. Il m'a montré plein d'endroits vraiment cools, même un bar à chats comme en Corée !" Elle a des étoiles plein les yeux rien que d'y repenser. Avec Leon, elle se sent toujours comme une princesse Dea. Ce week-end, elle aurait aimé qu'il dure une éternité. "Je pense que c'était le meilleur week-end de toute ma vie." Son sourire est sûrement un peu trop niais au goût de certains mais elle ne pourrait pas cacher son bonheur même si elle le voulait. "J'étudie chez moi le soir quand je rentre des cours. C'est ce que tout le monde fait." Ce n'est pas comme si elle sortait tous les jours, loin de là. Elle ne s'inquiète pas pour les examens en approche, pas maintenant du moins.

Les yeux ronds de sa vis-à-vis avaient continué de le faire sourire, et ajouté à ça cet accent qui caressait ses oreilles, il ne pouvait que la trouver agréable comme compagnie. Gourmande, avait-il alors demandé, puisqu’elle semblait peiner à faire un choix, tu peux toujours en prendre plusieurs, si t’as un gros appétit. Ça lui fera plaisir, à Ji-hun, d’entièrement contenter l’estomac de sa collègue, elle n’avait pas besoin de se torturer. Il avait alors posé son visage dans l’une de ses paumes et l’avait observée scruter en long, en large et en travers la liste des menus proposés par l’établissement de gaufres. Il avait profité de ce moment pour lui demander un retour sur son weekend, tout en restant vague pour ne pas paraître impoli par sa curiosité. Il lui avait semblé être un sujet comme un autre, après tout.

Comme il l’avait deviné, Dea avait apprécié son escapade, à tel point qu’elle se montrait encore enthousiaste, comme si une partie d’elle y était encore. C’était beau à voir, mais le nord-coréen n’était pas le genre d’hommes à être attiré par l’amour et tout ce qui s’y rapportait. Ce n’était pas ce qui lui importait aujourd’hui. Eh bien, s’il met la barre aussi haute à chaque fois, je comprends mieux pourquoi tu l’as choisi, rit-il. Ji-hun avait beau aimé faire plaisir à ses semblables, il n’en était pas moins trop concentré sur ses études pour ravir à ce point une femme. Je vois, t’as l’air plutôt sereine, c’est une bonne chose, conclut-il au moment où les boissons arrivèrent à leur table. Jus de fraise pour la demoiselle, et coca cola pour le jeune homme. Le serveur fut gratifié d’une esquisse chaleureuse en plus des remerciements et repartit vers une autre table.

Dis-moi d’où tu viens, de la République de Corée , questionna-t-il la sud-coréenne. Il n’avait jamais eu pour habitude d’utiliser les appellations du « nord » et du « sud ». Dans les bouquins scolaires, il n’y avait toujours eu qu’une véritable Corée – la sienne. Jusqu’à sa fuite, il n’avait jamais mentionné l’autre partie de la péninsule, comme si elle n’avait jamais existé. Aujourd’hui, il se défaisait de cette image, et se trouvait moins ridicule à mentionner le pays qui se trouvait de l’autre côté de la ligne militarisée. Mon père se trouve à Daegu, je ne sais pas si tu connais, haussa t’il les épaules, car venir de Corée du Sud ne voulait pas forcément dire avoir vu/connu toutes les villes qui composaient le pays. Il s’occupe de l’arborétum, en plus d’effectuer des recherches , présenta-t-il le seul autre membre de sa famille qui était assurément en vie.

Et ta famille, tu la vois souvent, s’intéressa-t-il à son interlocutrice avant de porter le verre à ses lèvres.

"Noooon, si j'en prends plusieurs je ne saurais plus manger après !" Qu'elle s'exclame, imaginant déjà montagne de gaufres se dresser devant ses yeux. Qu'il ne la tente pas trop, parce qu'elle en serait bien capable Dea, de commander toutes les spécialités de la carte juste pour le fun et le plaisir de son estomac. Tout comme elle serait capable de forcer son collègue à finir ce que son ventre ne voudra plus engloutir. Souriant à la remarque faite sur Leon, elle ne peut s'empêcher d'ajouter : "Il est si bienveillant... C'est vraiment le meilleur." Et elle n'exagère même pas la belle, se remémorant quelques paroles de son prince charmant faisant battre son coeur. "Hm, tu devrais me voir le jour des exams, tu ne dirais pas ça !" Dea stressée ? C'est une toute autre personne. Le genre auquel on ne veut pas avoir à faire à moins d'en être contraint. Trop énergique, trop déterminée, trop... intense. Souriant de plus belle à l'arrivée des boissons, elle regarde son jus de fraise avec des étoiles dans les yeux, son attention se reportant rapidement sur le jeune homme. "Je viens de Séoul, la capitale !" Une ville formidable et qui lui manque énormément, malgré la vie de rêve qu'elle mène ici. Séoul c'est sa maison, des souvenirs d'enfance gravés à jamais dans sa mémoire et son coeur. "Je ne suis jamais allée à Daegu mais oui, j'en ai déjà entendu parler. Donc c'est un scientifique ?" Elle ne connait pas grand chose aux sciences, si ce n'est ce que l'on apprend au lycée mais ça ne fait aucun doute que ce doit être fascinant. Posant son menton contre son poing après avoir bu une gorgée de sa boisson, elle est soudain curieuse. "Je ne suis pas très proche de mes parents mais je les vois régulièrement. Et j'ai un frère jumeau avec qui je vivais encore récemment ! Il s'appelle Eli." Sa moitié, celui pour qui elle serait prête à tout sacrifier, même sa propre vie. "Je peux te demander quelque chose ?" Elle n'ose pas trop s'avancer pour une fois au vu de la délicatesse du sujet qu'elle s'apprête à aborder.

Séoul, c’était la première ville où son père avait été envoyé du Japon, mais il n’avait eu que très peu d’informations sur la capitale. En effet, Monsieur Hwang avait été évalué et très vite conduit dans un endroit où il pourrait faire bon usage de ses connaissances ; pas de répits pour les réfugiés. Daegu, c’était tout ce dont connaissait le nord-coréen de la Corée du Sud. Ça et les quelques anecdotes que son père voulait bien lui conter les quelques fois où ils trouvaient le moment de se joindre. Il fallait avouer que les fuseaux horaires différents n’aidaient en rien à maintenir une communication journalière. Hm, acquiesça-t-il en signant également d’un hochement de tête affirmatif, il a toujours été botaniste, il travaillait en lien direct avec le ministère de l’agriculture. Pour assurer une bonne récolte et éviter de nouvelles famines. Il faisait communier les plantes afin qu’elles se protègent au mieux les unes les autres, et repensait le territoire, aussi.

Un jumeau, sourit-il à l’annonce, il paraît qu’il y a beaucoup de multi-naissances en République de Corée. Son père lui avait raconté que cela s’expliquait par la prise de boost fertilisant par les couples sud-coréens. Mariés plus tard, ils devenaient parents après trente ans, et par peur de ne pouvoir avoir de descendants utilisaient des traitements contre la stérilité sans réelle raison. Ceci favorisait la naissance de jumeaux ; Ji-hun trouvait ça très intéressant à étudier. Ça fait quoi, d’avoir un frère du même âge que toi, interrogea-t-il Dea. Il avait été grand-frère, mais les années de différence entre lui et ses deux sœurs étaient nombreuses ; respectivement sept ans et dix-huit ans. Il avait joué le rôle de papa de substitution à la perfection, et en matière de paternité, plus rien n'avait de secret pour lui. Vous n’avez pas de prénom coréen , remarqua-t-il. La seule syllabe « Dea » et « Eli » lui semblaient étrangers.

Il but une gorgée de son Coca-Cola avant que sa collègue de la Luna Caffe vienne à l'interpeler à nouveau pour une question. Quelque chose, c’est plutôt vague, plissa-t-il les yeux. Parlait-elle d’un service, d’un point de vue ? Ou était-ce sa manière d’avancer qu’elle allait se montrer curieuse ? Vas-y, je t’écoute, se risqua-t-il. Il tourna la paille dans son verre, comme s’il s’agissait d’un café, avant de l’entourer de ses lèvres pour s'abreuver de nouveau.

@Ji-hun Hwang  Et à mesure qu'elle l'écoute - avec attention toujours - elle se rend compte que Ji-hun, il sait beaucoup de choses. Genre vraiment vraiment beaucoup. Le genre de choses qu'on apprend pas en cours et dont sa grand-mère ne lui a jamais parlé. Ça l'impressionne dans un sens, parce qu'elle apprend chaque jour en présence de son collègue. Et parfois, elle se demande comment il fait pour en caser autant dans son crâne sans avoir mal à la tête. Des questions qu'elle garde pour elle... ou pas. "Vraiment ? Comment tu sais ça ?" Est-ce qu'il l'a lu dans un magazine, entendu quelque part à la télé ou à la radio peut-être ? Ou bien l'a-t-il toujours su ? Hum, c'est pas tous les jours facile d'être aussi curieuse. L'impression de passer pour un pot de colle ou une folle parce qu'elle ne peut pas s'arrêter de parler. Un défaut plein de charme, diront certains. Baissant le regard vers sa boisson, elle gonfle ses joues et hausse les sourcils à la question du jeune homme. Un frère du même âge hein ? "J'aimerais pouvoir te le dire mais le mien ressemble plutôt à un grand frère..." Autoritaire, trop autoritaire et possessif, du genre sur-protecteur à empêcher le moindre garçon de s'approcher d'elle à moins de trois mètres. Et pourtant, elle ne l'échangerait pour rien au monde. "C'est plutôt cool malgré tout... Je ne me sens jamais vraiment seule, parce qu'il est là." Toujours, même lorsqu'elle ne veut pas de lui. Eli, c'est une partie d'elle-même, tout simplement. "C'est vrai... Je suppose que nos parents voulaient faire dans l'original." Qu'elle rétorque en haussant les épaules. Encore une question qui restera sans réponse jusqu'à la fin des temps. "Dis-moi si c'est trop indiscret..." Grimace aux lèvres, elle le regarde avec hésitation avant de se risquer : "Tu as dit que ton père travaille à Daegu... comment ça se fait que tu ne sois pas là-bas avec lui ? Vous n'avez pas pu quitter le pays en même temps ? " Quid du reste de sa famille ? Sont-ils restés là-bas ou bien ont-ils eu l'opportunité de rejoindre le sud, eux aussi ? Oui, elle est définitivement beaucoup trop curieuse.

Ji-hun avait des parents qui avaient suivi des instructions scientifiques, eux aussi. Ils trouvaient des problématiques, cherchaient des solutions et tombaient sur de bons résultats. Le nord-coréen avait hérité de leur curiosité, aimait lire sur des sujets divers et variés. Il était tombé sur un article qui traitait de la natalité en Europe, en Amérique et en Asie, et ça s’était transformé en un sujet banal au téléphone, entre son père et lui. Ils avaient constaté que le premier enfant s'accueillait bien plus tard, pour des raisons qu’ils s’étaient amusés à énumérer. Les traitements médicamenteux étaient venus sur le tapis comme on pouvait annoncer les prochaines vacances organisées ; leurs discussions avaient toujours tourné autour de leur domaine de prédilection. La naissance de jumeaux n’était plus si originale pour les couples qui utilisaient des fertilisants. Avoir un grand-frère, tu trouves que c’est cool, demanda-t-il, un peu pour être rassuré. Il était lui-même l’aîné d’une fratrie de trois enfant, s’était questionné sur ce qu’avaient pu penser ses sœurs de lui.

Paille en bouche, il attendit la question indiscrète de Dea. Il affirma vraie la remarque sur le lieu de résidence de son père, confirmant que Monsieur Hwang vivait bien à Daegu comme il le lui avait dit plus tôt. La suite lui demandait de se livrer davantage sur sa fuite, et il fit vibrer ses cordes vocales dans un : uhm. Il dévia son regard dans sa réflexion, sur une table complète d’abord, puis sur le personnel qui continuait à s’affairer. De toute évidence, les personnes présentes ici ne comprenaient pas un mot de leur conversation. Nous sommes partis en même temps…, commença-t-il, nous avons pris la mer jusqu’au Japon. Parce qu’il était trop dangereux de tenter directement les frontières. La Chine renvoyait automatiquement les nord-coréens dans leur pays, et la trente-huitième parallèle était bien trop gardée pour s’y risquer. Il le savait, parce qu’il avait lui-même patrouillé aux abords, vêtu de son uniforme militaire, arme à la main. C’est là-bas qu’on a été séparés , ajouta-t-il, pas si sûr de pouvoir continuer.

Il ne voulait pas blesser sa collègue, lui sourit alors avant de l’informer : je ne veux pas te mettre mal à l’aise. Il ne fallait pas qu’elle prenne personnellement ce qu’il allait lui dire, et pour ça allait faire succinct. Mon père ne voulait pas s’éloigner de notre terre, alors quand on a refusé de lui donner son visa de réfugié au Japon, il a accepté d'être envoyé en République de Corée , expliqua-t-il. Malgré qu’il était au courant de l’animosité qui régnait entre les deux parties de la péninsule, il ne pouvait se résoudre à quitter sa femme et ses filles, persuadé qu’elles étaient encore en vie, quelque part, et qu’elles auraient plus de chances de le retrouver au Sud qu’ailleurs. On sait la haine qui règne entre nos deux pays, pas vrai, la questionna-t-il rhétoriquement sans pour autant perdre son esquisse chaleureuse, je ne pouvais pas imaginer être freiné dans mes projets sous prétexte que j’étais né « du mauvais côté de la ligne ». Il avait alors passé son temps à chercher un moyen d’être accepté sur un autre continent ; l’Europe ou l’Amérique.

Je suis heureux…, fit-il en dévisageant la jeune et douce demoiselle qui se tenait face à lui, de voir que les préjugés de nos nations sont complètement infondés. Compliment dissimulé dans cette simple phrase. Dea était la première sud-coréenne avec laquelle il avait interagi, et s’il avait été d’abord réticent à en faire une alliée, il savait aujourd’hui qu’il aurait regretté. Il plongea ses rétines foncées dans celles tout aussi noires de la plus jeune ; ils étaient identiques – d’une même souche, celle de Joseon. Il ne resta pas ainsi que la fixer bien longtemps, baissa ses billes marrons sur le menu, pour éviter de lui paraître impoli,  et lui proposa : si on commandait maintenant ? Boire, c’était bien, manger c’était mieux.