Shania Griffin ► Kathryn Newton

Je suis née en Alaska, à Anchorage plus précisément. Mon père, Alexander Grimes, tient une entreprise d’aviation. Ma génitrice, Julia Miller, avait accepté de déménager dans un pays glacial pour vivre une histoire d’amour fabuleuse. Je sais ce que vous vous dites. On dirait le début d’une romance de Noël. Bref, mes parents vécurent heureux pendant quelques années. Mon père rapatriait du matériel depuis les États-Unis en avion, tandis que ma mère s’occupait d’une petite boutique de vêtements. Au bout de trois années de vie commune, j’ai donné mon premier signe de vie : un coup de pied dans le ventre de maman. Pendant toute la grossesse, ma mère fit tout ce qui était en son pouvoir pour qu’ils soient prêts à accueillir le nourrisson que j’étais alors.

Cependant, nous étions alors en 1998, au beau milieu d’un pays coupé du monde. À cette époque, il n’y avait pas internet et notre maison était isolée à quelques kilomètres d’Anchorage, dans une bourgade répondant au doux nom de Girdwood. Une seule tombée de neige un peu trop forte suffisait à rendre notre téléphone inutilisable. Mon père travaillait dur, si bien que ma mère pensait souvent qu’il aimait plus ses avions que sa femme et sa fille. Au printemps de l’année 2000, n’en pouvant plus de l’isolement, du blizzard et de parler exclusivement en langage de bébé, elle s’évanouit dans la nature, décrétant que la vie de couple, en Alaska par dessus le marché, n’était pas faite pour elle. Avec du recul, je me rends compte qu’elle n’avait pas totalement tord. Papa m’a raconté qu’à cette période, lorsqu’il rentrait le soir, il la retrouvait souvent avec une bouteille de vodka à la main. Il arrivait qu’elle se mette à boire des quantités démesurées d’alcool. Le froid, le mal des montagnes et la solitude avaient eu apparemment raison d’elle.

Mon père vécu très mal son départ. Je ne m’en souviens pas, j’étais beaucoup trop petite pour cela. Mais j’ai eu des anecdotes de la part de ses collègues de travail, qui pour moi étaient comme une seconde famille. Il arrêta de travailler pendant trois ans, offrant le poste de directeur à son meilleur ami Parker Lewis, pour s’occuper de moi à temps complet. Ce fut en allant me chercher à la maternelle, un beau jour, qu’il fit la connaissance de celle qui allait être sa nouvelle petite amie — Sydney Williams. Elle avait un fils de mon âge, Jacob. Mon père avait amassé énormément d’argent et Sydney était doctoresse. Nous ne manquions de rien. Malgré tout, ils refusèrent que nous déménagions dans la capitale, préférant l’air frais des montagnes et la vie sauvageonne. Je n’ai que des souvenirs joyeux de mon enfance, malgré le manque cruel lié à l’absence de ma mère biologique, pour que nous vivions heureux. Ne supportant plus d’être seule avec moi, cette dernière avait sombré dans l’alcool. Aujourd’hui, certains diraient qu’elle souffrait d’une dépression post-partum sévère.

Même si Jacob était parfois très con, lui et moi étions les meilleurs amis du monde. Il faut dire que je n’avais pas vraiment le choix. Girdwood était assez proche d’Anchorage pour que nous y aillions les week-end mais suffisamment loin pour que nous ne puissions pas nous permettre de nous y rendre tous les jours. Ainsi, j’ai passé une moitié de mon enfance à vagabonder dans la montagne avec mon demi-frère et l’autre moitié à potasser mes cours. Je jouais du violon avec acharnement. L’un d’eux suggéras d’entrer à l’université d’Anchorage, une fois mon bac en poche, pour faire un cursus musical. Je n’en avais guerre envie. Je m’ennuyais ferme, dans mes montagnes, rêvant du jour où je me rendrais aux États-Unis pour y habiter une fois adulte.

Pendant des années, j’essayais de convaincre mon père de m’envoyer dans un internat quelconque. J’étais épuisée de parler avec les mêmes personnes depuis ma plus tendre enfance.

À l’époque où nous étions des gamins boutonneux de quatorze ans, certains garçons n’hésitaient pas à s’en prendre à moi parce que je n’entrais pas dans les standards de beauté. Je me mis à m’entraîner au violon au moins deux heures par jour, afin de combler le vide qui menaçait de m’étouffer — ce vide qui aurait dû être comblé par ma mère, absente. Vers l’âge de seize ans, je dépassais même mes professeurs. La même année, l’un de mes anciens harceleurs se rendit compte de sa bêtise et su se faire pardonner. Je sortis ainsi un an et demi avec un certain Luke, mais cela ne me suffisait pas. J’avais besoin de sortir et de voir du monde. Les soirées au bord de la crique, à boire de la vodka et à fumer de l’herbe ne m’amusaient plus. Cela me ramenait à ma mère, celle qui m’avait abandonnée. Rouler des pelles à Luke ne me disait plus rien.

Me disputer avec Jacob pour savoir qui aurait ma meilleure endurance à un marathon n’avait guère plus d’utilité. Les virées à Anchorage, que nous attendions avec autant d’impatience que si attendions les résultats du loto, me parurent futiles. L’année de ma terminale, je postulais donc à l’université de Harvard.

Je pouvais le faire. J’avais les meilleures notes de mon lycée, malgré quelques problèmes de comportement, parfois, je le reconnais. Il faut dire qu’étudier était la seule chose que j’appréciais vraiment faire. Je voulais me lancer dans la vie active, faire de ma passion un travail. Je me souviendrais toujours de l’après-midi où j’ai reçu un courrier positif. J’ai aussitôt sauté dans le premier avion pour me rendre à Cambridge. J’en avais assez de ma vie en Alaska. Lors de mon départ, je compris soudain ce qui avait poussé ma mère à nous quitter. Je me mis en tête de la retrouver, pour lui dire que je lui pardonnais, mais elle avait changé de nom, apparemment. Mon père m’avait affirmé qu’il ne vivrait pas mal mon départ, mais pourtant je m’inquiétais que cela refasse surgir des souvenirs douloureux en lui. Il avait Jacob et Sydney, certes. Mais sa propre fille l’avait quitté, après que sa propre femme l’ait abandonné. Il y avait de quoi être secoué.

Je mis du temps avant de trouver mes marques — tout était différent, les distractions, les gens, l’environnement — mais ce fut le meilleur choix que je puisse faire pour moi-même. Je trouvais un emploi à mi-temps au Macdonald’s pour me payer mon loyer. J’avais une colocataire ainsi qu’un nouveau petit ami. Et à la rentrée, je serais prête à embrasser ma nouvelle vie.