PRIAM SAINTE-AGATHE ► iwan rheon

Il ne se rappelle pas beaucoup Lyon, sa ville natale. Ce nom lui évoque seulement une grande maison, une odeur d’herbe fraîchement coupée, et une immense bibliothèque où il se cachait pour éviter son grand frère qui était toujours trop bruyant. S’il se concentre, il se rappelle aussi ces parties de cache-cache qu’il faisait avec sa sœur dans l’immense jardin. Il se cachait toujours derrière le cerisier. Il lui semble qu’en France, il était heureux. Puis, il y a eu le déchirement, l’adieu larmoyant à ses amis de classe et le déménagement de l’autre côté de l’Atlantique. Les affaires des parents devaient s’internationaliser en Californie. Là-bas, c’est moins drôle. Il n’a plus ses copains, son frère est toujours aussi méchant et sa sœur ne joue plus avec lui. Le grand loft n’a pas de jardin, en plus. Ni de balançoire. Il s’ennuie, tout seul dans son immense chambre vide. Tout est flou dans sa mémoire mais un souvenir reste net, tout de même. Quand il a retrouvé son père, le pantalon sur les chevilles avec une dame qui n'était pas sa mère. Il n’a que dix ans, mais il comprend, les oreilles brûlantes. Il n’en a jamais parlé mais plus tard, il apprit que tout le monde était au courant. Ça explique peut-être les cernes de sa mère, tous ses cachets dans lequel elle a noyé son amour. De toute façon, chez les Sainte-Agathe personne ne discute. Ou alors des sujets qui n’intéresse pas un gamin de dix ans. Il s’ennuie, alors il fait beaucoup de bêtises. Il veut qu’on le remarque. Mais bon, tout le monde s’en fiche. Sa sœur ne veut plus d’un petit frère « capricieux et immature » - selon ses propres termes et son frère est trop grand et déjà trop accaparé par une ambition malsaine. Quant à ses parents, ils ne sont sûrement pas au courant qu’ils ont des enfants.

L’adolescence est toute aussi brouillée dans sa mémoire. Pas parce qu’il était petit mais parce qu’il l’a passée embrumée dans la drogue et l’alcool. Il ne sait plus vraiment comment ça a commencé. Seulement de son ennui profond dès qu’il mettait le pied dans une salle de classe, de ces profs idiots qui n’ont jamais su l’intéresser un minimum. De cette brûlure à la poitrine, de cette envie de hurler qui ne veut pas partir. Il aurait juste aimé ne rien ressentir. Alors, il se met à fumer. Puis, petit à petit, il commence les drogues les plus dures. Son regard s’éteint et bientôt, il ne ressent plus rien. Et c’est bien, cette indifférence. Il oublie qu’il est le fils d’un des plus gros magnats de la presse internationale. Que ce n’est qu’un petit fils à papa, délaissé et abandonné. Il oublie qu’il est terriblement triste. A cette période, il fréquente des personnes peu recommandables mais il s’en tape. Au pire des cas, papa signera un chèque. Il se sent bien au milieu des rues, défoncé jusqu’à oublier son nom. Au milieu d’une bouteille et d’un bout de shit, il se dit qu’il est à sa place. Parfois, il est violent. Juste parce qu’il le peut et qu’il trouve ça jouissif de faire pleurer des mômes. Il est inatteignable. Il se sent le roi du monde.

Puis, Ludo. Une fille discrète qui n’est pas du tout son genre mais qui allume quelque chose au fond de sa poitrine. Qui rallume un petit quelque chose. Il la rencontre juste avant de quitter définitivement le lycée. Il ne sait pas ce que c’est l’amour, mais s’il devait l’imaginer, il dirait que c’est ce qu’il éprouve quand il est avec elle. Pourtant, il n’est pas à même de l’aimer correctement, trop défoncé la plupart du temps. Il est méchant. Surtout parce qu’il a peur de ce qu’il ressent. Il préférait l’indifférence à cette terreur lancinante. Alors, il boit encore plus pour oublier que cette fille peut le briser en mille morceaux. Ludo éclipse tout le reste, il ne pense plus qu’à elle, il la veut toute entière et exclusivement pour lui. L’idée qu’elle puisse aimer quelqu’un d’autre le rend complètement malade. Il déteste qu’elle lui résiste, qu’elle s’oppose à lui, il veut sentir qu’il est en contrôle. Il ne veut pas lui montrer son pouvoir alors il est encore plus méchant. Dans son esprit torturé, il se convainc qu’il l’aime vraiment et que ça suffit pour qu’elle reste.

Puis la prison. Ça, il en garde un souvenir précis, qui continue de hanter ses nuits et le réveille en sursaut. La violence, le sol froid contre sa joue, les menottes brûlantes autour de ses poignets. Le procès qui a précédé aussi, il ne l’oubliera jamais. Le regard déçu de son père, les larmes de sa mère. Sa sœur lui a fait un sermon et son frère n’est même pas venu, trop occupé qu’il était à réussir ses études. Il n’a rien écouté, les sirènes de police tintent encore à ses oreilles. Il se dit que c’est nul de plonger pour un braquage. Il aurait aimé quelque chose de plus… sensationnel. Curieusement, il ne ressent aucune culpabilité pour Ludo, qui plonge avec lui. Il est presque rassuré de se dire qu’elle ne pourra pas passer à autre chose tandis qu’il croupit en prison. Non, ils pourront avancer ensemble à leur sortie. Pourtant les jours passent et le souvenir de la jeune fille finit par disparaître dans le tourbillon de violence de la prison. Elle devient un rêve, un mirage et s’il passe à autre chose, il sait tout de même qu’un jour, ils se retrouveront. Quand il sort deux ans plus tard, une lueur dangereuse brille dans ses yeux. Le petit garçon triste semble mort.

Les années qui suivent, il se fait discret. Il décide de quitter le loft familial et personne n’y redit rien. Ses parents ont déjà deux enfants prêts à perpétuer la dynastie familiale, ils n’ont pas besoin d’un mouton noir. Il déménage quelque temps en France, pour renouer avec son pays natal. Là-bas, il attend sagement de se faire oublier, tout en profitant de la vie parisienne. Toujours avec discrétion, il rentre en Amérique et fait une école de cinéma. Doucement, il tisse sa toile et alimente son carnet d’adresse, il essaye de faire oublier d’où il vient et ça fonctionne. Il plaît et finalement, il réussit à devenir producteur. Sans se hâter, il se limite d’abord à des petits projets sans grande envergure. Puis il déménage vers la côte est et se lance dans la musique. Tout de suite, il sent qu’il est à sa place. Il est doué, prisé, loué. Pour la première fois, il se sent lui-même. Il abandonne son nom de famille pour se faire appeler simplement Priam. Il travaille avec les plus grands. Cette fois-ci, il ne veut rien endormir dans la drogue. Il veut ressentir sa jouissance pleinement et entièrement. Pourtant, il ne peut pas abandonner comme ça sa plus grande amie. Il se glisse de l’autre côté et découvre tout de suite que c’est le bon côté. C’est facile de se protéger, presque trop simple. Il suffit de trouver les bonnes personnes, de s’entourer des grands de ce monde. Ça ne lui prend que deux ans pour s’asseoir à la table des noms intouchables.

Au sommet de son art, il reste figé un instant quand la voix de sa sœur, qu’il n’avait pas entendu depuis dix ans, lui annonce que sa mère est morte. Il raccroche sans même dire un mot. Plus tard, il fixe le dos de sa famille, loin derrière eux, dans le cimetière. Il les observe en silence, une clope au bec, pensif. Il est un peu surpris de son indifférence. Il part sans se montrer, délaissant une famille qui l’avait délaissé. Alors, il se dit qu’il ne doit plus rien ressentir, anesthésié. Mort. Mais ça, c’est avant. Avant qu’il n’aperçoive Ludo, dans une lourde tenue de pompier. Elle ne le voit pas mais il reste figé. La même petite flamme se rallume dans sa poitrine. Son assistant, en le voyant immobile, lui dit qu’elle est trop bonne et qu’il se la taperait bien, sûrement dans le pathétique espoir de créer un lien. Quelques minutes plus tard, il est occupé à compter ses dents sur le trottoir. Et lui, quand il s’allonge dans son lit, il ne peut s’empêcher de penser à elle. Réminiscence du passé. Il comprend qu’il a mal fait les choses. Qu’il n’a pas été bon pour elle. Et il se promet que désormais, ce serait différent. Parce que maintenant qu’il l’a vue, il en est convaincu. Ludo est la femme de sa vie.