Tex Douglas ► Corey Baptiste

Rex Douglas, un danseur encore inconnu qui se produit dans une petite troupe de Broadway, amène son fils à l’école pour la première fois. L’instituteur est amusé par son manque d’imagination : l’enfant s’appelle Tex. A moins que le père, un émigré, ait délibérément cherché à lui donner le prénom le plus américain possible ? Difficile à savoir, l’homme est particulièrement taciturne et secret.
Tex a souvent demandé à son père de lui dire ce qui était arrivé à sa mère et au reste de sa famille, sans résultat. Il vient seulement d’apprendre en regardant une carte que le « port d’Espagne » dont le danseur a parlé évasivement était une ville, la capitale de Trinidad. Bon élève, isolé en classe, silencieux à la maison, Tex se construit une famille de substitution à travers les jeux vidéo. La création d’univers alternatifs, c’est ce qu’il admire le plus.
Tex refuse ses cadeaux d’anniversaire. Ce qu’il veut, c’est en savoir davantage sur sa famille. Il a cru comprendre à certaines allusions que sa mère était morte. Cette fois, il veut la vérité. Son père le regarde droit dans les yeux et dit : Je l’ai tuée. Plus jamais l’adolescent ne lui posera de questions. Ils mangent chacun une part de gâteau et se séparent sans un mot. Est-ce que c’était vrai ? Rex Douglas commence à avoir un certain succès, et son aura mystérieuse en fait partie. Personne ne sait vraiment ce qu’il pense.
C’est le moment de gloire pour Rex Douglas, qui devient une tête d’affiche en interprétant le premier rôle dans Saint-Georges, une comédie musicale historique aux décors grandioses et à l’intrigue bouleversante. Pour la première fois en assistant au spectacle, Tex entend son père chanter. Il le voit s’illuminer de bonheur, pleurer avec son personnage, et vivre toutes sortes d’émotions dont il semble incapable à la maison. Sa carrière, c’est toute sa vie. Tex espère juste en trouver une qui lui inspirera la même passion.
C’est décidé, ce sera le jeu vidéo. Tex arrive à entrer dans une école de formation où il peut mettre en valeur sa culture de la programmation, des effets de lumière, de l’écriture de scénarios et surtout, de la création de mondes. Il remporte vite un prix d’originalité et s’engage dans un énorme projet, une version vidéo-ludique de la comédie musicale qui a rendu son père célèbre. Infiltration, enquête, combat, passages didactiques réalisés en discutant avec les consultants historiques de la troupe, et bien sûr de magnifiques histoires d’amour. Son père semble touché de ce qu’il fait.
Avec une année d’avance, Tex entre à Harvard. Il étudie le game design auprès de génies perchés, de critiques impitoyables et de visionnaires du marketing. C’est une vie de rêve pour lui, d’autant que cette fois, il vit les histoires d’amour en temps réel, dans le monde physique. L’une d’elles remet tout en question. Il lui arrive plusieurs fois de tomber amoureux d’un camarade ou d’un professeur hétéro sans jamais le lui avouer, ni que l’autre s’en aperçoive ; mais Monsieur Serick s’en aperçoit et c’est une idylle interdite qui s’installe.
« Je suis amoureux. Depuis des années maintenant. C’est sérieux. Je vais me marier, je vais peut-être avoir des enfants. Il faut que je sache qui est ma famille, donne-moi juste un indice, de quoi me renseigner, et je me débrouillerai tout seul. Tu ne peux pas m’interdire de vivre ma vie juste parce que tu t’es amputé de la tienne. »
Voilà ce que Tex a dit à son père, au téléphone, après avoir vécu seul la remise des diplômes. La star n’avait pas pu, pas voulu se libérer. L’étudiant n’avait jamais osé lui parler de Monsieur Serick, parce qu’il avait toutes les raisons de le fréquenter sans cesse, mais maintenant, il n’était plus étudiant, leur relation allait devenir plus officielle.
« Un instant, » a dit Rex Douglas.
Il s’est déplacé, et Tex a attendu. Curieux, en alerte, fiévreux, certain qu’il allait chercher des documents, qu’il allait lui communiquer quelque chose de crucial.
« Cherche Regina Douglas, » a dit Rex. Puis il y a eu un son horrible. Le sifflement de l’air, interminable, et soudain plus rien. Le téléphone avait explosé sur la chaussée à côté du corps de Rex Douglas. Fragments mêlés, et le vide. Deux heures plus tard, on rappelait Tex pour lui annoncer l’impensable.
Regina Douglas l'avait tué. Un simple nom, prononcé à voix haute, l'avait tué.
De retour à Boston après les funérailles et les formalités administratives, Tex ne sait plus qui il est ni où il habite, littéralement. Il a quitté son logement étudiant. Passer des entretiens d’embauche lui paraît insurmontable. Il demande à son professeur s’il peut l’héberger, au moins le temps que le choc passe. C’est alors qu’il apprend la nouvelle : Serick est marié. Jamais il n’a eu l’intention de construire quelque chose avec lui. Et ce nouveau Tex dépressif et lunaire n’a plus d’intérêt pour lui. Il peut l’héberger, en effet. Mais ce sera tout. Et uniquement pour les vacances scolaires.
Tex n’a pas cherché comment il allait vivre à la fin de cet été. Il a cherché qui était Regina Douglas. Il a trouvé de maigres traces à Port d’Espagne, quelqu’un qui a disparu en 1990 après avoir tenté de déposer une plainte l’année précédente, en vain. Sa famille l’empêchait, brutalement, de vivre sa vie. Une brutalité qui s’est terminée par la conception d’un enfant. Regina a pris la fuite, juste après l’accouchement. Que s’est-il passé ensuite ? Aucune trace.
Tex se retrouve à la rue, avec cette maigre somme d’informations, et commence à fréquenter la pègre. Il rend de petits services. Il transporte de la drogue pour un ancien camarade de classe qui a mal tourné ; en échange, on lui passe les contacts des faussaires en carte d’identité que l’on connaît à New York. Il remonte les pistes, reconstitue les déplacements. Regina a mis pied sur le port de New York à la fin de 1990. En janvier 91, ils sont nés, tous les deux. Lui, et Rex Douglas, le nom inscrit sur les faux papiers qui l’aideraient à trouver du travail.  Le nom qu’il n’admettrait plus de perdre, désormais. Et la peur de le perdre l’a fait sauter du building. Une vie pour une vie : si Tex reprenait contact avec la famille Douglas à Port d’Espagne, si la rumeur se répandait que Rex Douglas cachait ce genre de secrets, alors mieux valait disparaître.
Jamais Tex ne reprit contact avec ses grands-parents à Port d’Espagne. Jamais il n’avait eu l’intention de faire un tel échange. Mais à présent, il avait du sang sur les mains, le sang de la seule personne sur laquelle il ait jamais pu compter.
Départ pour Nantucket. L’une de ses mauvaises fréquentations avait pris Tex sous son aile. Taban « Tabby » Cax était un ancien camarade de classe, cinéaste raté, qui rêvait d’adapter Moby Dick et s’était acheté une maison grandiose là-bas. Il avait découvert qu’il était atteint d’une maladie incurable qui ne lui laissait plus que quelques années au mieux. Le rêve s’écroulait, celui de s’acheter une carrière de cinéma avec l’argent des courses illégales, du deal et de quelques mises en relation entre demoiselles conciliantes et messieurs demandeurs. Tabby décida que sa priorité était de vivre agréablement. Et fuck les préjugés de la mafia, il avait bien envie de se taper son vieux pote et Tex n’avait rien de mieux à faire que de jouer les gigolos à domicile.
Un braquage a eu lieu à Cape Cod, un coup incroyable, bien préparé. Comme si les assaillants avaient pu répéter leur attaque dans un jeu vidéo en VR. C’est exactement ce qui s’était passé. Il était temps pour Tabby et Tex de revenir se perdre dans la foule de Boston. Le gangster était en mauvais état, mais assez vivace pour se réserver une villa sur la côte, non loin du Sidh. Aucune dépense n’était trop belle pour eux. Mais il savait ce que désirait vraiment Tex. Et il se débrouilla pour le lui offrir. Un retour dans le passé. Au temps de l’insouciance, le temps où ils s’étaient connus : à Harvard.
Coaché par son ami, motivé et remis sur pied émotionnellement, décidé à suivre sa volonté en le voyant décliner de plus en plus, Tex obtient enfin l’opportunité de sa vie. Il signe un petit contrat de remplacement pour six mois, de janvier à juin. Les étudiants de game design ont été avertis du changement de professeur, et quant à ceux qui suivent d'autres spécialités mais seraient intéressés de découvrir cette option, il les attendra avec plaisir lors d'une permanence en salle informatique.
La suite, il l'écrira avec vous.