TW • Every Breath You Take • Riper

 Il y a parfois des jours où je regrette de m’être évadé, où je me dis que j’aurais mieux fait d’y rester et de moisir entre les murs derrière ces rideaux de barbelés. Cela lui aurait évité ce qu’elle est en train de traverser, cette balle qui vraisemblablement m’était destinée, à moi ou à Lyra. Plus qu’à elle dans tous les cas. Je n’étais pas présent ce soir-là mais à l’autre bout de la ville sur les docks à dénombrer une cargaison fraichement réceptionnée une fois la nuit tombée. J’ai ce point en commun avec Burns : une addiction aux caisses qui peuvent contenir tout et n’importe quoi, et cette profonde satisfaction à les éventrer pour en admirer le précieux contenu.  

 Quelques heures plus tôt, la réception d’un message avait un peu assombri cette journée qui pourtant avait tout l’air de bien commencer et de fil en aiguille, la discussion numériquement amorcée, elle m’avait informé des grandes lignes en n’omettant pas de me glisser le numéro de sa chambre pour aller la retrouver. De mon côté, j’avais attendu que Joey soit occupé pour disparaitre, négligeant volontairement de lui préciser de quoi il retournait. Inutile de déchainer les enfers avant d’aller errer dans l’antichambre d’un autre, ce qu’elle ignore ne peut pas lui faire de mal et j’ai pour prétexte d’aller récupérer mon traitement si d’aventure elle était amenée à connaitre mes déplacements. Alors j’y suis allé, sans m’arrêter en chemin puisque Haiwee se fout bien des attentions que d’autres pourraient apprécier, quoique pour la forme je me suis tout de même attardé dans un magasin de jouets ainsi qu'aux abords des parterres du bâtiment, avant de me retrouver face à cet accueil en possession de ces quelques fleurs à l'étrange odeur. Visage familier, je me suis permis d’attendre que la secrétaire ait le dos tourné pour passer et pénétrer dans la cage d’escaliers menant à l’étage désiré. La chambre n’aura pas été difficile à trouver, porte fermée sur laquelle mes phalanges repliées se sont heurtées pour l’entendre gémir depuis l’autre côté, « Entrez. ».

Alitée, contrainte au repos parce qu’elle a été mutilée, Haiwee toujours aussi indocile tente de gesticuler dès que je me rapproche du lit sur lequel elle est installée. Et comme imaginé ils l’ont perfusée le temps de son rétablissement, un tube translucide émergeant d’un pansement sur son bras et rattaché à une poche presque vide de surcroit. « Le cimetière, c’était à La Nouvelle Orléans. » Certes, je le savais que les fleurs ne feraient pas sur elle de leur petit effet. Alors malaxant la peluche entre mes doigts, je me suis posé, prenant mon temps, sur le fauteuil destiné aux visiteurs pour lui présenter la chose sur les plis de ses draps. «  J’l’ai piqué à un gamin dans le couloir. » A l’un de ces petits brulés qu’on ne visite jamais, qui n'aura que ses yeux pour pleurer l'absence de cet ami pelucheux. Un mensonge pour rendre moindre cette mélancolie qui la ronge. Ce n'est qu'après un silence pesant, à observer pensivement cette perfusion que je me suis décidé, craignant déjà ce qu'elle me répondra, une pointe de culpabilité que j'essaye de balayer dans le monocorde de ma voix. « Qu'est-ce que tu faisais là. » A qui la faute, à qui dois-je en vouloir pour çà. 

 « Piètre menteur. » Elle n’a besoin d’aucun grigris, d’aucune décoction à la composition douteuse pour voir au travers des gens qui lui sont proches. Bien évidemment que je n’ai pas pris cet ourson des mains frêles d’un petit écorché de la vie. Je préfèrerais de loin, malgré mes airs bourrus lorsque je galvaude dans les couloirs de cet hôpital, les voir apaisés dans leurs lits une fois les examens terminés, entre eux la plupart du temps pour se raconter ce qu’ils ont su surmonter.

  « Je te cherchais. » Un tic nerveux anime mes phalanges sur le drapé, se refermant en un poing qui se crispe à mesure des secondes passées. J’aurais pu être présent ce soir-là au Sidh, j’aurais dû mais pour une fois les affaires m’en avaient éloigné, me réclamant sur la jetée. « Commercial, tu avais dit. » Elle a vu cet endroit de ses yeux, s’est rendue là-bas tout du moins en sachant que j’y travaillais. « Tu achètes, puis tu revends. » Mais ce n’était pas ma principale activité au moment où  - dans cette voiture - je lui avais confié juste en une idée généralisée ce que je faisais en ces temps reculés. Commercial… Plutôt vrai, à deux trois détails près. « Tu achètes, puis tu revends. » Autant elle n’a peut-être pas compris ce qui se trame à l’intérieur, qu’elle n’a fait qu’effleurer du regard le pompeux bordel que je suis censé gérer, vitrine alléchante et plutôt élégante comparé à ce qu’il se passe à l’étage supérieur.
Mon attention délaissant le goutte à goutte de la perfusion qui n’a plus tant d’attrait alors qu’elle se complait dans un silence en observant le gadget qu’elle détient entre les mains, j’arrive à la conclusion qu’elle ne sait encore rien. « Tu es rentrée dedans ? »   Est-ce qu’elle a parlé à certaines filles présentes, est-ce qu’elles auraient pu remarquer quelque chose en prenant leur pose cigarette à coté de l’entrée…

« Oui. » Alors elle a vu le décor de ce salon baroque où on entre que sur bonne figure. Le plus amusant aurait été de la voir en découvrir les moulures, se heurtant aux tenues légères de ses hôtesses, faussement offensée par ce qu’elle y découvrait, le dégout et l'admiration s’imprimant sur son regard innocent. « Je sais. Pour les prostitués. Je sais. » Femmes de petite vertu qu’il est plus élégant de prononcer mais j’imagine qu’elle a toutes les raisons de ne pas y penser. « C’est ça que tu vends ? On ne m’a pas donné tous les détails, tu comprends. » Faire l’étalage des services proposés à peine un nouveau visage débarqué n’est pas dans les habitudes de la maison, les filles sachant pertinemment ce qui leur arriverait si d’aventure leurs langues trop rapidement se déliaient. Elles ont appris, fortes de leurs mauvaises expériences, à se méfier. « J’ai dit que t’étais ma famille, mais je te connais pas. »  

 La fin est plutôt déplaisante même si je devais m’y attendre parce qu’à trop m’entériner dans un mensonge pourtant bien ficelé, il fallait bien qu’un jour elle découvre la vérité. Mais pas à ses frais. « Je vends… » Elle ne sait toujours pas et d’aucuns diraient que c’est mieux comme çà, en lui épargnant les détails quant à mes premiers choix.  « Les putes sont venues après. » Comme une ramification mutante d’une vie parasitée. « Je n’ai pas quitté le Swat de mon plein gré » puisqu’on y est, n’ai jamais souhaité ce qui m’est arrivé. Alors pendant qu’elle triture la bestiole au regard débonnaire, je cherche les mots qui pourraient le moins lui déplaire. « J’ai été chopé, pour une connerie que je n’ai pas faite et j’ai tout perdu. » Un passé maintenant presque révolu puisque j’ai su me relever même si ce n’a pas été au gout des autorités, au dépend de ma liberté. « Puis j’ai mis mes compétences au service de personnes qui m’ont donné une chance de m’en sortir »  et je me tairais sur le coté carcéral qui n’a pas besoin d’être détaillé. Rester évasif est un choix délibéré parce qu’on ne sait jamais qui peut nous écouter.

Elle me jugera et peu importe la gravité de ce qu’elle pourrait être amenée à entendre parce qu’elle en a pleinement le droit, alitée pour avoir été foutue à l’écart de cette double vie que je mène une fois la nuit tombée. Dans son état, il est normal qu’elle ait quelqu’un à blâmer.  « Cette chance, c’est quoi ? » Et si je détourne le regard vers la porte d’entrée restée légèrement entrouverte, ce n’est pas pour fuir mes responsabilités mais pour mesurer le danger puisqu’elle me semble fin prête à écouter. « Parce que là, je ne la vois pas. » Avec un peu d’efforts elle le pourrait pourtant mais peut-être qu’elle craint encore de se faire une raison sur celui avec qui elle a passé une nuit - en toute amitié – et qui n’a rien du bon samaritain, de chasser l'image du grand-frère à la réputation sans tâche.

  « Joey sait ? » Mes traits laissent alors suggérer un sourire gêné à la réminiscence de ces houleux moments passés, lorsque la rousse n’était qu’un papillon à attraper histoire d’agrémenter la collection exotique du Sidh déjà bien étoffée. Mais attiré par la flamme d’un briquet, par la promesse d’une cigarette échangée, je suis celui des deux qui s’y est brulé.  «  Elle a très vite deviné. » Et si Haiwee peut se sentir lésée par ce manque de lucidité, qu’elle en soit rassurée, elle n’est pas à condamner. Ce n’est que parce que la rouquine a très vite partagé mon quotidien qu’elle a pu en voir les travers et les sombres cotés. Ils sont peu maintenant à se rappeler ma présence au sein des Soul Stealers, tous majoritairement en fuite dans d’autres États ou souhaitant eux aussi tirer un trait sur le passé. Seule Lyra subsiste ici, celle qui a fondé des espoirs en moi alors que je n’étais à ce moment là qu’un expatrié. « Que je suis passé de l’autre côté,» chasseur devenu gibier, «  que tout ce qu’on m’a appris à l’académie, maintenant je m’en sers pour mon propre profit, le mien et celui de ceux que je traquais autrefois. » Je ne peux pas être plus clair que çà.

Si elle n’a pas compris après toutes ces belles paroles prêchées… Parce que déjà sa poigne se relâche sur la peluche que je lui ai donnée, preuve que sa confiance a été écorchée. Au silence vient s’ajouter les lourds remords de ce que je viens de lui confier, de ces larmes qui montent en elle et la poussent à s’essuyer. « T’es un criminel ? » Je crois que je me passerais de commentaire cette fois-ci, à l’écoute des pas qui vont et viennent et qui emplissent le couloir, font échos à sa respiration saccadée. « On ne choisit pas toujours ce qu’on devient, » mais on fait au mieux avec les cartes que nous laisse en main le destin. « Mais tu m’as connu avant et pendant. Et j’ai toujours été envers toi le même. » Je pensais que ce que je pouvais faire en dehors de nos entrevues ne regardait que moi mais j’ai dû me relâcher ces derniers temps et voilà pourquoi aujourd’hui elle se retrouve dans cet état.

Mais où ai-je pu merder, à quel moment me suis-je dispersé... Tout était parfait jusqu’à maintenant, planifié au millimètre près pour éviter ce genre de désagréments. Peut-être depuis que Monsieur Ross fait bonne figure parmi les autres… « Puis ça change quoi ? J’ai juste une vie un peu plus palpitante. » Mieux vaut minimiser la situation qui aurait put être bien pire et en rire.  
Mais dès lors nous sommes coupés par l'arrivée d'une infirmière qui visiblement ne s'attendait pas à me trouver là et qui silencieusement se dirige vers le matériel médical auquel elle est rattachée afin de s'instruire sur la quantité du liquide qu'il reste à passer. D'une moue à peine perceptible la chose semble lui convenir puisqu'elle n'y touchera pas plus avant de nous dire: " Les visites ne sont autorisées que pour la famille." C'est à Haiwee de choisir.