JOYCE MILLETT ► Kirsten Zellers

Le bleu, le bleu, le bleu. Ou que son regard porte, c'est le bleu qui l'emporte.

Joyce garde très peu de souvenir de sa vie sur Terre. Une maison dans la banlieu de San Fransisco, l'odeur des fleurs et une école avec une place de jeux. Quelques autres enfants également, des visage devenus flous avec le temps. Et déjà le sentiment qu'elle n'appartient pas à cet endroit.
Alors à huit ans, lorsque ses parents - tous les deux biologistes marins - lui annoncent qu'ils vont partir un an vivre sur un bateau, l'aventure lui apparaît comme une histoire fantastique. Et puis l'année se prolonge et devient double. Puis triple, puis huit ans passent sur les flots. La terre, elle la voit de temps en temps, un moment ancré dans les ports alors que le vent lui hurle de quitter tout ça au plus vite. Elle se rend bien compte, que sa vie n'est pas exactement comme celle de tous les autres jeunes de son âge. Dans les romans qu'elle dévore, elle les voit tomber amoureux, vibrer d'amitié, vivre une vie à cent noeuds de la sienne. Mais ça ne la dérange pas. Sur son bateau, elle est capitaine de son âme, à tour de rôle piratesse puis sirène. Le goût du sel jusqu'à la moelle, l'océan pour maison.
Forcément, elle est très proche de ses parents. Il le faut quand on vit dans un espace aussi petit à trois, sans aucune possibilité de claquer une porte pour aller voir ailleurs le temps de souffler. Elle partage tout avec eux ; ses peines, ses joies, toutes les réflexions que lui offre ce monde qu'elle explore. La vie pourrait bien continuer ainsi pour toujours, elle ne peux pas imaginer mieux.
Mais la vie ne l'attend pas et se brise un peu, à peine quelques jours après son anniversaire. L'odeur de la cire des bougies flottent encore dans l'air lorsque sa mère reçoit un appel ; la grand-mère de Joyce est atteinte de la maladie d'Alzheimer. Il faut que quelqu'un soit présent pour elle ou la mettre dans un établissement spécialisé. Le choix est vite fait ; c'est la fin de l'aventure, sa mère ne veut pas abandonner sa grand-mère toute seule dans des lieux qu'elle ne connaît pas. Il faut rentrer à San Fransisco.

Le retour sur terre n'est pas évident. Il faut se faire à cette nouvelle vie, à tous ces codes que l'océan lui ne connaît pas. Le lycée est une tempête terrible dont les lames la dépasse parfois ; elle ne comprend pas tout. Mais l'expérience ne lui déplaît pas pour autant ; c'est la première fois qu'elle peut poser ce mot sur des gens : amis. Et ça lui plaît.
À la maison, en revanche, c'est plus compliqué. L'état de sa grand-mère se détériore et elle perd tout ; les objets, les mots, les noms de ceux qui l'entourent. Joyce essaie de prendre soin d'elle autant qu'elle peut, bénissant les moments de lucidité qui la rapprochent de son aïeule autour de gâteaux au chocolat et de parties de cartes. Lorsqu'un sourire décore les lèvres de sa grand-mère, c'est une lumière qui s'allume dans son coeur. Tout le monde le dit ; elles ont le même sourire.

Et puis une autre découverte débarque un jour dans sa vie. Joyce a 18 ans, une fausse carte d'identité au fond de la poche et du doré sur les yeux. Dans quelques semaines à peine, elle rentrera à l'université, à San Fransisco, évidemment, pour rester proche de sa famille. Beaucoup de ses amis, eux, ont décidé de partir plus loin, mais ce moment n'est pas encore arrivé et ils préfèrent s'amuser, dansant jusqu'au bout de la nuit et découvrant les premières joies de l'ivresse.
Il y a quelque chose qui la frappe quand elle croise son regard. Peut-être parce que ses yeux ont la même couleur que la mer lorsqu'elle est calme. Peu importe, elle n'a qu'une certitude, cet homme avec un uniforme de militaire, elle veut en découvrir plus sur lui. Et, peut-être que ça vient de l'océan qui souffle dans son passé, elle n'a pas peur de l'approcher pour l'aborder. De fil en aiguille la discussion se noue jusqu'au premier baiser. Puis tout s'enchaîne trop vite pour qu'elle comprenne quelque chose.

Avec Denzel, c'est sa première fois. Ce n'était pas ainsi qu'elle l'avait imaginée, mais pour être honnête, elle ne l'avait jamais vraiment imaginée. Elle s'était simplement dit que ça viendrait, un jour, et c'était venu. C'était à la fois un peu douloureux et pourtant merveilleux de se retrouver noyée dans ces yeux-là. Des yeux pour une nuit, elle en a bien conscience. Ce n'est pas parce qu'elle a grandi à l'écart du monde qu'elle est totalement naïve.
Pourtant, le soir revient. C'est comme une marée qui remonte sur la plage et Denzel et Joyce se voient deux fois, puis trois, puis vingt, puis l'évidence pointe le bout de son nez. Il y a quelque chose en plus entre eux. Quelque chose qu'ils n'expliquent pas et qui pourtant à un nom ; des sentiments.
Elle a la tête dans les étoiles, Joyce. C'est le premier amour et c'est si fort que ça la dévore entièrement. Elle raconte ces histoires à sa grand-mère, même si cette dernière ne saisit pas tout. Ca déborde dans son coeur et dans ses projets. Elle l'aime.
Elle l'aime tellement que, lorsqu'il doit partir en mission à l'étranger pour l'armée, elle lui promet de l'attendre. Elle a peur, Joyce, bien plus peur que dans les plus terribles tempêtes qu'elle a affronté gamine, bien plus peur que face à ce requin tigre qu'elle a un jour croisé alors qu'elle se baignait. Ca la terrifie, de le savoir à l'autre bout du monde, une arme mortelle entre les mains à tirer sur d'autres êtres humains. À risquer sa vie à chaque pas, à chaque respiration.

Dès qu'il revient, l'insouciance et l'amour reviennent. Mais à chaque nouveau départ, ça devient de plus en plus difficile et douloureux. De plus en plus destructeur.
Un jour, elle parle de Denzel à sa grand-mère. Elle lui raconte à quel point il est merveilleux, mais comme il lui manque aussi, tout en faisant la vaisselle. Elle n'attend pas vraiment de réponse alors, forcément, lorsqu'elle entend une voix âgée percer derrière elle, elle se retourne un peu surprise.

- Pourquoi tu restes avec ce garçon ?

D'abord Joyce se dit que ces mots n'ont aucun sens, qu'ils sont à mettre sur le compte de la maladie. Mais quand elle regarde les yeux de son aïeule, elle ne voit aucune trace de démence. Qu'une lumière sage et diffuse, appaisante comme l'océan.

- Parce que... parce que je l'aime.
- Oh, ma petite-fille... parfois l'amour ne suffit pas toujours, et cet homme te rend plus malheureuse qu'autre chose.

Joyce cligne les yeux, une soudaine envie de pleurer emplissant ses poumons. Elle la contient et relève le menton à la recherche d'une brèche pour se rattraper à ses rêves.

- Tu le penses vraiment, grand-mère ?

Mais la lueur a déjà disparu.

- Evelyn ? Tu ne devrais pas jouer avec les couteaux, ma chérie, c'est dangereux.

Evelyn c'est le prénom de sa mère ; la maladie les a rattrapées.

Les mots sont lourds comme des cailloux dans sa tête. Elle repense au discours de sa grand-mère et Joyce a de plus en plus de peine à trouver de la joie dans les moments du quotidien. En façade, elle sourit, mais son coeur lui a oublié depuis longtemps comment être heureux. Surtout que l'état de sa grand-mère s'empire, si bien qu'elle finit par être hospitalisée et, à peine quelques semaines après cette conversation entre les deux femmes, elle finit par s'en aller pour toujours.

L'enterrement est une terrible tempête. Sa mère ne lui a jamais parue aussi fragile, aussi chétive, et tout est dévasté à l'intérieur de Joyce. Pourtant aucune larmes ne coulent sur ses joues ; à quoi cela servirait, ça ne ferait pas revenir les morts.
Ni ceux à l'autre bout du monde, apparemment.
Denzel n'est pas venu à l'enterrement. Comment aurait-il pu, de toute façon ? Il n'est même pas au courant pour ce décès, encore une fois de l'autre côté du globe. Alors, pendant que le cercueil glisse dans sa dernière demeure, Joyce prendre une décision définitive. Celle de suivre le conseil donné par son aïeule.
Il est temps de retrouver goût au bonheur.
Elle a les clés de chez lui alors elle lui laisse une lettre d'adieux sur l'oreiller. Parce qu'elle n'aurait pas le courage de le faire en face, pas la patience d'attendre une fois de plus qu'il revienne. Ce même jour, elle se rend dans un salon de taoutage et se fait deux dessins aux chevilles ; une ancre pour toujours retrouver la réalité ; et une fleur que sa grand-mère lui avait un jour dessinée sur une carte d'anniversaire. La terre et la mer. Le passé et le présent.

Quelques temps plus tard, elle achève sa quatrième année à l'université de San Fransisco et décide alors de quitter la ville. Elle a besoin de nouveaux horizons. Un horizon qui ne soit pas marqué par les souvenirs avec Denzel. Et puis ses parents ont décidé de retourner en mer, de toute façon, elle n'aura plus grand monde dans cette ville.
Alors elle suit son rêve de faire de la biologie marine et, après s'être renseignée, postule à Harvard. Les frais de scolarité sont élevés, mais ses parents sont prêts à payer ; ils ont un salaire plutôt confortable avec leur métier et sa grand-mère leur a légué une petite fortune à son décès. Comme un dernier cadeau à sa petite-fille.
Joyce a la boule au ventre lorsqu'elle reçoit la lettre d'admission de Harvard. Elle a déjà reçu plusieurs réponses d'autres universités, mais soit elles étaient négatives, soit elles ne l'intéressait pas autant. Ses doigts s'agitent si rapidement qu'elle se coupe sur le rebord de l'enveloppe. Mais rapidement, la douleur disparaît en arrière-plan ; elle a été accepté.

Ca fait désormais un peu plus de deux ans que Joyce a rejoint Harvard. Là-bas, elle a rapidement trouvé une conférie, de nouveaux amis et surtout un autre bout de l'océan. Ses études la passionne, la vie la passionne et tout semble avoir repris du sens dans son nouveau chez elle.
Pourtant Joyce est mieux placée que quiconque pour savoir que la vie n'est pas un long fleuve tranquille et qu'il suffit d'un rien pour que tout bascule...