AISLING ✩ douze ans Aisling a douze ans, se tient droite et fière dans ses habits de marque, aux côtés de sa famille. Boucles brunes rebelles domptées en un chignon sage, le visage inexpressif, elle regarde d'un oeil endormi le défilé militaire. À sa droite, son frère, puis son père - à sa gauche, sa soeur et sa mère. Elle, comme d'habitude, au milieu, entre l'aîné déjà adolescent et prétentieux et la cadette puérile et pourrie gâtée. Aisling se retient de ne pas soupirer en se laissant tomber sur son fauteuil - son père la tuerait. Elle doit faire honneur à son rang, à sa classe sociale, à toutes ces choses auxquelles elle n'accorde pas vraiment d'importance. Papa est Premier Ministre et maman est duchesse, mais entre nous, Aisling ne comprend pas pourquoi elle devrait s'efforcer de... comment disent-ils? Ah oui. De
prendre la relève. Elle ne peut pas faire ce qu'il lui plaît, elle doit seulement faire ce qu'ils veulent. Aisling n'a pas le droit d'avoir des amis normaux de son âge, elle doit perpétuellement rester avec les enfants des collègues de son père qui parlent d'argent, de prestige, de futilités.
Aisling aimerait pouvoir grimper dans les arbres, faire des gâteaux, dessiner sur les murs, se bagarrer quelques fois, jouer aux jeux vidéos, se maquiller comme une grande, se promener au marché, acheter des bijoux de pacotille, manger du chocolat et faire du théâtre.
Au lieu de ça, elle doit porter des vêtements luxueux qui ne tolèrent pas le moindre dégât, ne pas mettre les coudes sur les tables, apprendre la danse classique, l'équitation et la harpe et le piano. Ne jamais se maquiller, sortir accompagnée de gardes du corps, porter des diamants et autres pierres précieuses et surtout, ne pas parler en public.
Ce n'est pas qu'elle n'aime pas sa vie. Elle est consciente de sa chance - elle appartient à l'une des familles les plus gradées dans l'élite sociale irlandaise. Mais sérieusement, ce n'est pas ce qu'elle veut. Aisling a toujours été une grande rêveuse, s'évadant dans les livres et les histoires. Elle est très intelligente pour son âge, et son désintérêt croissant pour les parades sociales la pousse à se renfermer un peu plus sur elle-même. Elle a bien compris les règles de ce monde, de ces hautes sphères où l'on ne rentre jamais, à moins d'en faire partie depuis sa naissance, et desquelles on ne sort pas sans s'attirer honte et discrédit. Si tu n'as pas d'argent, tu n'existes pas. Si tu ne corresponds pas exactement à ce que l'on attend de toi, tu n'as aucune valeur.
Aisling ne correspond pas à ce que l'on attend d'elle. Et elle en souffre.
Sa fratrie trouve grâce aux yeux de leurs parents car ils sont snobs, hautains et élitistes. Pas trop, car les Murray-O'Hara sont discrets et distingués, mais suffisamment pour que le prestige se lise sur les visage de tous leurs membres. Leurs avenirs sont tout tracés: Adehan reprendra l'entreprise de son grand-père - la distillerie. Quant à Caitríona, elle sera mariée et devra tenir le rôle de l'épouse parfaite. Aisling, elle, est supposée rejoindre son frère dans la gestion de la distillerie, et hériter, comme lui, du prestige de la maison. Comme si elle allait se contenter de faire la potiche - connaissant son frère, il voudra tout diriger et elle n'aura jamais son mot à dire.
Aisling en a marre des conventions. Elle voudrait faire quelque chose de sa vie, pour se démarquer. Elle sait que ses parents l'aiment mais ce n'est pas suffisant - elle aussi, elle veut être quelqu'un, mais elle dédaigne la facilité. Aisling sera méritante et forte.
Les applaudissements de la foule la tirent de sa torpeur, et, sans réfléchir, elle se met aussi à battre des mains. La fête nationale vient juste d'être lancée, et Aisling secoue son drapeau avec vigueur. Elle prouvera sa valeur, et sera meilleure qu'eux. Quoi qu'il en coûte.
AISLING ✩ quinze ans Aisling court, court, dévale la côte aussi vite qu'elle peut, cheveux dans le vent, souffle court, yeux brillants. Un large sourire sur son visage, ses jambes touchent à peine le sol - en Doc Martens et en jean troué, un simple t-shirt sur le dos, elle a vraiment l'air d'une sauvageonne. Ou d'une fugitive, ça dépend du point de vue. Ni une ni deux, elle prend de l'élan et se lance jusqu'à atteindre les premières branches de l'arbre. Grimace quand l'alarme se met à sonner, mais se hisse presque à la cime. Elle prend ses précautions pour marcher sur la grosse branche, manque de déraper mais se rattrape de justesse. Elle entend déjà l'agitation au manoir, et espère simplement que la presse ne sera pas en bas. Les paparazzis adorent prendre des clichés de la jeune Brynwenn Murray O'Hara, la rebelle, d'ailleurs au grand désespoir de sa mère (parce-que ça ne fait pas une bonne réputation à la famille) et de Caitríona (parce-que ce n'est pas elle qui fait la couverture des magasines.). Coup de bol, l'allée est vide. Ash respire un grand coup, bande ses muscles et saute de l'arbre - trois mètres plus bas, elle atterrit dans les massifs de fleurs. La chute pourrait être douloureuse, mais Ash a l'habitude - depuis deux ans qu'elle fait le mur, elle a eu le temps de se remettre rapidement. Elle se relève, prend quelques secondes pour se détendre. S'échapper de la propriété du Premier Ministre n'est pas chose facile. Surtout quand on est sa fille. Mais enfin, la voilà libre. De son sac à dos, elle sort des lunettes de soleil, une perruque blonde et une veste en cuir, histoire de passer incognito dans les rues de la ville. Puis elle descend tranquillement l'allée et marche quelques minutes, pour s'éloigner le plus possible. Les gardes ne vont pas tarder à se lancer à sa recherche, autant ne pas perdre de temps. Plus loin, elle hèle un taxi et paie sa course pour le centre ville. Ce soir, elle a des plans de prévu.
Elle sort son téléphone de son sac, envoie un texto - elle aura peut-être quelques minutes de retard, mais de toute façon, peu importe. Ce n'est pas une soirée chic et bourgeoise - à la limite, plus on a de retard, mieux c'est. Elle n'aura pas à sortir de petit carton doré pour prouver qu'elle est bien invitée, ni à poser pour la photographie réglementaire avec un cavalier qu'elle déteste. Elle ne sera pas obligée de bien se tenir, et n'aura de comptes à rendre à personne. Ce soir, elle se laisse aller.
[...]
Le taxi la dépose à l'entrée de la boîte. Musique assourdissante, flashs de lumière colorée, une marée de jeunes. Ash a ôté ses artifices, maintenant, elle peut juste être elle-même. Retrouver ses amies, celles de son monde, pas celles de sa classe sociale. C'est vrai qu'à la voir, Aisling n'a rien d'une bourgeoise snobinarde. Plutôt décontractée, elle se fraye un chemin parmi la foule sans difficultés.
Personne, ici, ne la juge sur son apparence et ça, ça fait du bien. Et puis, de toute façon, ce n'est pas comme si elle était une marginale non plus, hein. L'émancipation, c'est important, mais quitte à bien le faire, autant tirer tous les bénéfices du milieu. Alors Aisling a la classe, cette élégance naturelle et ce port de tête remarquable. Son éducation, sa culture, sont celles d'une véritable
lady. Elle a toujours été la plus intelligente et la plus réceptive de sa famille à la culture. Elle est celle a avoir fait des efforts pour s'en sortir dans la vie. Jusqu'à travailler un été par elle-même, pour gagner son propre argent - et pour cet affront, elle a été privée de sortie pendant deux mois. Pareil quand elle a bataillé pour être inscrite dans un lycée privé, et non recevoir des cours particuliers à la maison.
Alors, elle a bien le droit de se lâcher un peu. Tant pis pour sa fortune, tant pis pour son prestige, mais Aisling s'accroche à sa liberté individuelle. Elle entend bien mener sa vie à sa façon, et complote déjà son évasion.
AISLING ✩ dix-neuf ans Lorsque Aisling présente son passeport à la douane, elle ne peut s'empêcher de sourire. Là voilà ENFIN sur le sol américain. Aéroport de Boston. Prenant finalement sa vie en main.
Le départ a été... musclé. Grosse engueulade avec la famille -
comment ça, partir? Et comment ça, Harvard? Mais Aisling, voyons, tu ne peux pas t'en aller comme ça! Pour faire des études en plus? Ça te sert à quoi de partir à l'autre bout du monde? Tu serais très bien si tu restais ici, et tu as déjà un emploi que des millions de personnes tueraient pour avoir! Co-gestionnaire de la distillerie! Ça ne te sert à rien de t'engager dans un cursus universitaire alors que tu as déjà reçu la formation adéquate! Tu réalises l'impact pour nous? En plus ce serait pour une carrière d'avocat ou de politicienne, d'accord, mais Relations Internationales et Théâtre! Aisling, tu nous déçois vraiment. On pensait t'avoir mieux éduqué! Les principes, les valeurs de notre maison, de notre famille, ça ne t'évoque rien? Non, ça ne lui évoque rien. Les valeurs de sa famille? L'argent, le prestige social, le nombre de voitures, le prix de la dernière robe, médire sur les voisins. Aisling a d'autres priorités dans la vie.
Relations Internationales, elle s'y est inscrite car avec son bagage culturel et ses quatre langues (anglais, français, allemand, italien) apprises au cours de son enfance, elle assure. Et puis, Aisling a passé une grande partie de sa vie en conflit avec ses parents, et elle a appris l'art de la diplomatie un peu à ses dépends: comment justifier ses sorties en douce, comment dédramatiser la gifle qu'elle a collé au fils du Président, comment arbitrer les disputes entre Aedhan et Caitriona lorsque l'un a rayé la Ferrari de l'autre. Et puis, c'est une section qui demande du travail assidu, et Aisling est une excellente académicienne. Ça paraissait évident - faire de la politique comme papa? Certainement pas. Et être avocate, pour quoi faire? Défendre des magnats du pétrole pourris? Elle qui méprise la corruption, ce n'est pas un milieu dans lequel elle s'épanouirait.
Et puis, Théâtre, c'est une histoire de coeur. Se glisser dans la peau d'une autre, juste pour une représentation, oublier ses soucis personnels et faire vivre son personnage, s'effacer derrière un nom, un caractère créé par Molière ou Shakespeare, elle ne connaît rien de plus enivrant. Capturer tous les regards et exprimer des émotions voisines des siennes, extérioriser ses démons -
catharsis - définitivement, elle ne connaît rien de mieux.
Et Harvard, pour le prestige, l'environnement intellectuel et l'excellence. Harvard, car elle peut se permettre de se payer cette école à l'autre bout du monde, carrefour de culture et de nationalités. Harvard, car elle ne rêve que du meilleur, et elle voit difficilement comment elle pourrait ne pas s'illustrer dans cette incroyable université, et réaliser son
American Dream.
Aisling a claqué la porte de chez elle, pour rouvrir celle de son studio à Harvard Square.
Elle a pleuré de joie en recevant les clés.
AISLING ✩ vingt-deux ans Le réveil sonne, et Aisling se réveille en sursaut, lunettes encore sur le nez. Tous ses livres sont tombés par terre et son ordi est déchargé. Elle laisse échapper un grognement. Déjà l'heure d'aller en cours? Elle se lève avec peine, ses cheveux électriques et sa robe toute froissée. Toujours à moitié endormie, elle fait chauffer le café en espérant ne pas réveiller ses colocs. Le soleil brille, et elle sourit doucement.
Voilà la vie dont elle a toujours rêvé. Liberté et indépendance, sous l'égide du « Veritas », inscrit au marqueur sur sa porte. Ici, elle fait ce qu'elle aime, ce qu'elle veut. Elle n'est plus la fille du ministre, elle est Ash la déjantée. Adorable, malgré un sale caractère - vestige de son éducation, comment se débarrasser de l'orgueil ? Ash est l'une des étudiantes les plus brillantes de l'Université, toujours un livre sous le bras, mais également toujours prête à s'éclater. Elle est d'un naturel désarmant, mais... manque cruellement de tact, à son grand désarroi. Elle évolue dans l'univers estudiantin avec facilité, mais ne se laisse JAMAIS marcher sur les pieds - on lui a dicté sa conduite pendant dix-neuf ans, ça n'est pas près de se reproduire. Ash s'investit à fond dans ce qu'elle fait mais par principe, n'aime pas trop montrer qu'elle est sympa. Elle passe plutôt pour une fille bizarre, décalée et très, très tenace. Elle sait qu'elle a, en général, toujours ce qu'elle veut et ne s'en prive pas.
Et puis, ce n'est pas comme si on pouvait lui refuser quelque chose.
Après tout, c'est une Murray O'Hara.