« Mlle Leïa Inaya Dounia Albaz El-Khiari, c'est bien ça ? » « oui. » « vous êtes sûre de ne pas avoir oublié un ou deux autres prénoms ? » Petit rire de la part du doyen. La jeune fille blonde, assise face à lui, derrière le bureau, le regarda d'un air froid : il se croyait drôle, peut-être ? Peu importe, il fallait qu'elle maintienne son calme, aujourd'hui étant l'un des jours qu'elle attendait le plus depuis un long moment. Son entretien avec le doyen de la prestigieuse université américaine Harvard. Eh oui, le doyen d'Harvard ! Et plus important encore, il fallait absolument qu'elle soit admise, si elle souhaitait enfin avoir la vie qu'elle désirait. Surtout après tous les efforts qu'elle avait engagé pour convaincre ses parents de faire ses études universitaires aux États-Unis, il n'y avait pas intérêt qu'elle se loupe. Par ailleurs, elle était encore relativement sous le choc qu'ils avaient finalement accepté de l'envoyer ici, connaissant sa nature assez extravertie, mais elle n'allait pas s'en plaindre, sûrement pas. La jeune femme reporta à nouveau son regard sur l'homme aux cheveux grisonnants, qui inspectait son dossier plus en profondeur, tandis que la question suivante fusait : « Donc, vous êtes originaires du Qatar ? » Émirat du Moyen-Orient, le Qatar était situé sur une petite péninsule s'avançant dans le golfe Persique et reliée à la péninsule Arabique au sud. Née le douze février mille neuf cent quatre-vingt-treize, dans la capitale Doha, dans un hôpital privé, Inaya y a vécue toute son enfance et son adolescence. Elle avait bien conscience que ce n'était probablement pas un endroit d'où il avait l'habitude que les étudiants proviennent, et justement, ça lui faisait plutôt peur au niveau de l'intégration. Enfin, elle aviserait en temps et en heure, mais fallait-il encore que son dossier soit admis. Cambridge changeait totalement de Doha. Le climat, premièrement. Dans sa ville d'origine, la température avoisinait facilement les 40 degrés, voire plus, alors qu'ici, malgré la chaleur, elle aurait presque froid. Mais également, la vie, les gens... Chez elle, les relations étaient plus simples, on s'entendait généralement avec tout le monde, alors qu'ici, il fallait se démarquer pour se faire remarquer. Et puis évidemment, la façon de se vêtir. Inaya n'avait encore jamais eu l'occasion de porter un short court jusqu'à deux jours auparavant, chose qui n'était pas déplaisante du tout. Chez elle, les femmes optaient surtout pour des jupes au-dessous des genoux, et des hauts où les épaules n'étaient pas dénudées, d'autres se voilaient également ; s'habiller exactement comme elle le souhaitait était une liberté non-négligeable. A en constater le mode de vie des américains, la blonde comprenait mieux les réticences de ses parents au début. « Oui, de la capitale de Doha. Je viens d'arriver à Cambridge il y a trois semaines. » « Hm, très bien... Votre père, Hamad ben Khalifa El-Khiari est donc l'émir du Qatar. Qu'est ce que cela fait d'être fille d'un émir ? Je pose cette question uniquement dans le but d'en connaître un peu plus sur vous, ne vous méprenez pas. » Leïa esquissa un léger sourire. A croire que cela importait qu'elle se méprenne où non ; cependant, elle était habituée à cette question. En réalité, elle avait eu une enfance heureuse. Sa mère, une marocaine blonde aux yeux bleus, de par ses origines à elle-même, était une femme politique d'influence au Qatar, au côté de son mari. Intelligente, vive et déterminée, elle avait étudié à Oxford, en Angleterre, là où ses parents avaient accepté de l'envoyer, avant de se marier avec Hamad. Ne reculant devant rien, c'est d'elle que sa fille avait puisé une grande partie de son caractère, mais aussi de son physique. Son père, Hamad, après avoir renversé son propre père du pouvoir, s'était mis à diriger, apportant une modernisation certaine au pays. Homme à l'allure remarquable, il avait contribué à la croissance économique du Qatar, et était, malgré les apparences, quelqu'un à l'esprit assez ouvert, et généreux. Inaya avait grandi dans un palais, où le luxe coulait de tous les murs, où une bande de personnes était à sa disposition vingt-quatre sur vingt-quatre, quasiment, et qu'elle avait à portée de main, tout ce qu'elle désirait. Son père était très peu présent, et sa mère lui rappelait sans cesse qu'il avait des tas d'obligations. Mais lorsqu'elle n'était qu'une gamine, le fait que son père ne soit pas présent était le cadet de ses soucis. Elle était bien plus préoccupée par la dernière robe que maman avait acheté, qu'elle allait pouvoir porter lors du prochain bal, de ses cheveux qu'elle aimait bouclés, des nouveaux jolis bracelets en or, cadeau de papa, de comment échapper à ses deux frères qui, chaque fois qu'ils la croisaient, lui tiraient les cheveux. En effet, Inaya était la petite dernière d'une famille composée de six enfants, dont quatre garçons et deux filles. Enfin, elle pensait que c'était ses uniques frères et sœurs, à cet âge-là. Une enfance heureuse, en somme. Là où elle se trouvait, l'école maternelle n'était pas de rigueur, et elle n'en fréquenta aucune, ce qui la déstabilisa lors de son entrée au primaire, à la vue de tous ses camarades. Cependant, étant donné son statut, très rapidement, elle se fondit parfaitement dans la masse. Relevant son regard bleuté sur le doyen, l'étudiante commença sa réponse : « Et bien, hum, disons que je ne sais pas vraiment quel regard porter sur ma situation... On peut dire, et je ne m'en cache pas, que j'ai eu d'énormes privilèges grâce à ma famille. J'ai été ultra-gâtée durant toute ma vie, jusqu'à aujourd'hui. J'ai une famille assez... conséquente, et étant donné que j'étais la cadette, on m'a toujours choyée un peu plus que les autres... Avoir un père reconnu par toute la planète est une chose que je ne réalise pas tellement, étant donné que j'ai vécu avec cette idée tous les jours depuis ma naissance... Mais, c'est vrai qu'en grandissant, les choses changeaient de mon point de vue. » Une école privée pour filles, qu'elle avait fréquenté, naturellement, en tant que fille du dirigeant du Qatar. Leïa avait toujours beaucoup aimé les études, ayant soif de connaissances, et elle vouait un intérêt énorme aux sciences, à la littérature ainsi qu'aux mathématiques, récoltant les meilleures notes de sa classe, voire de toute l'école même. Élève assidue et appliquée, et après avoir entendu une discussion entre deux professeurs, l'adolescente à la sublime beauté s'était mis à rêver de l'Amérique. Comme ce devait être grand, et beau. Et les universités étaient, parait-il, gigantesques. Impressionnant, sûrement. Sa vie étudiante mis de côté, la blonde avait déjà, à cette époque-là, un tempérament volcanique. Sociable et ouverte aux autres, elle avait très vite formé son groupe d'amies, qu'elle connaissait depuis la primaire déjà, et avec qui, elle avait fait les 400 coups. Ce n'était pas forcément évident d'être la fille de l'émir du pays, et ainsi, elle octroyait difficilement sa confiance. Cependant, dès très jeune, l'adolescente ne perdait pas une seconde pour s'amuser, quand la situation se présentait. « Vous savez j'ai vingt-deux frères et sœurs... » Elle crut que les yeux du doyen allaient sortir de ses orbites. « Euh, pardon ?! » Se retenant de rire, Inaya répondit : « Mon père a trois femmes, ma mère incluse. C'est le cas de la plupart des émirs dans ce monde. Et c'est donc logique que j'ai autant de frères et sœurs. » Mais ça, elle ne l'a pas su tout de suite. Quand elle eut douze ans, alors qu'elle en âge de mieux comprendre les choses, sa mère lui avait expliqué la réalité. En effet, chacune des femmes vivaient dans un palais, qui lui était propre, et elles s'évitaient autant que possible. Pas parce qu'elles se détestaient -quoique- mais parce que c'était ainsi qu'il était supposé d'être. Leïa n'avait pas réagi, au départ, à cette annonce. Ça lui importait peu, tant qu'elle côtoyait les autres seulement lors des grandes cérémonies. Elle ne les connaissait que de vue pour la plupart, et de toute manière, n'avait aucune envie de les connaître plus en profondeur. Elle avait déjà bien à faire avec ses vrais cinq frères et sœurs à elle, et encore qu'elle ne se souciait même pas d'eux. Ce qui l'intéressait elle, c'était de se retrouver avec ses amies, autour d'une shisha, ou d'un verre dans un bar, d'aller faire du shopping, les trucs de filles quoi. Adolescente, elle avait attiré beaucoup d'ennuis à ses parents. Impulsive et irréfléchie, Inaya était toujours prête à passer outre les règles et les traditions pour son plaisir personnel. Par exemple, alors que les sorties en boîte de nuit lui étaient formellement interdites, la jeune fille patientait jusque tard la nuit que ses ' bonnes ' soient endormies pour s'enfuir incognito du palais, et rejoindre la boîte de la ville. Au collège et au lycée, elle séchait ses heures de cours de religion, car elle détestait, alors que pourtant, elles étaient obligatoires. Elle avait réussi à trouver quelqu'un qui lui vendait des cigarettes, et de la marijuana à l'occasion. Elle retroussait ses robes lorsqu'elle passait par l'école réservée aux garçons, lui valant toutes les insultes du monde de la part des filles qui se trouvaient dans le coin. Et malgré ses vingt-deux enfants, le nom de celle qui revenait le plus à l'oreille de l'émir était celui d'Inaya. Il l'avait maintes et maintes fois remise à sa place, mais rien à faire, elle était toujours au milieu d'un bordel. La vérité était qu'elle n'avait aucune envie de vivre comme sa mère, et les autres. Elle s'était rendue compte qu'elle ne souhaitait pas rester au Qatar, d'abord ; certes, c'était joli mais ce n'était pas suffisant, pour elle. Ensuite, si elle continuait dans cette voie, on allait sûrement finir par la marier avec quelqu'un qu'elle ne connaissait ni d'Adam ni d'Ève, exactement comme ça c'était passé avec sa grande sœur, et ça c'était hors de question. Le mariage, oui, mais pas maintenant et certainement pas avec un inconnu. Et encore moins d'avoir un mari qui pourrait posséder d'autres femmes qu'elle. La polygamie la révulsa très rapidement, et elle ne s'empêchait jamais de lancer des piques à ce sujet envers sa mère. Et ses conceptions de la vie l'amenait souvent à se disputer avec les membres de sa famille. Nombre de fois que la troisième guerre mondiale avait failli éclater dans sa demeure. Mais ça ne l'avait jamais détourné de la façon dont elle voulait conduire sa vie. « Euh, bien. J'ai lu dans votre dossier que vous aviez causé quelques troubles auparavant. Pouvez-vous y revenir dessus ? » Leïa eut un sourire en coin. Ne pas faire comme les autres se révélaient être des troubles donc ? Comme cette fois, où à sept ans, elle avait poussé son frère de l'escalier car il n'arrêtait pas de l'embêter. A quatorze ans, quand elle s'était faite surprendre par son chauffeur en pleine utilisation de cannabis et que cette même année, avait dessiné un pénis sur le coran de son professeur de religion. A quinze ans, pour se rendre à une soirée, qu'elle avait emprunté une voiture, et que n'ayant pas le permis, avait causé un accident, où elle s'en était sorti sans trop de graves séquelles. Alors, des troubles ? « Non, je vous assure qu'il n'y a rien de grave. Des trucs d'adolescente, c'est tout. » Elle espérait que son expression soit suffisamment rassurante pour le convaincre. Le doyen se racla la gorge, ôta ses lunettes, puis continua : « Et pourquoi Harvard ? » Son choix n'avait pas été aussi simple. Lors de sa dernière année au lycée, Leïa avait enfin eu une discussion avec ses parents, leur annonçant qu'elle désirait aller étudier aux États-Unis. Comme elle se doutait, ils avaient d'abord exprimé leur total désaccord, l'informant qu'ils lui avaient déjà trouvé une autre université, dans un pays qu'elle ne se rappelait même plus, et que de ce fait, aller en Amérique était impossible. Mais à force d'insister, de leur montrer que c'était vraiment ce qu'elle souhaitait, ils avaient finalement décidé de la laisser faire ce qu'elle voulait, tout en la faisant surveiller de près. Les préparations faites, les valises bouclées, elle s'était envolée pour Cambridge, où parmi la panoplie d'universités, Inaya avait opté pour Harvard, qui avait un excellent cursus en politique, la raison majeure donc. « Pour son cursus en politique, tout simplement. » La réponse parut lui satisfaire, un sourire se dessina sur ses lèvres. Tendant sa main en direction de la jeune femme, le doyen lança : « Et bien, bienvenue à Harvard mademoiselle El-Khiari. »