Charles Richard McAllister ► Gaspard Ulliel

La balançoire n’est plus là. Un immeuble austère interdit d’accès l’a remplacé. Le temps a passé, j’aurais dû m’en douter. Pourtant ça me fend le cœur. Plus rien ne sera jamais comme avant. Debout devant ce mur gris, je me mets à penser. Je me souviens…
Je me souviens de cette petite maison que nous avions dans le Wisconsin. Nous étions heureux, papa, maman, et puis moi. Ce n’était pas le grand luxe, mais c’était ma petite maison du bonheur. Et puis un jour les rires se sont tût. Papa est parti avec une femme qui n’était pas ma maman.
Je me souviens de la première fois que j’ai pris l’avion, quelques jours après le divorce. J’étais très angoissé, je pleurais, mais maman était là. Elle a toujours été là. Elle me disait qu’à huit ans j’étais un grand garçon et que je ne devais pas pleurer. Alors je n’ai plus pleuré.
Je me souviens du ciel gris de New York et de l’appartement austère de mes grands-parents. Ce n’était pas ma maison du bonheur. Je ne voulais pas vivre ici, mais je n’avais pas le choix.
Je me souviens de la balançoire. Maman travaillait beaucoup pour que nous puissions vivre heureux, mais elle se débrouillait pour se libérer tous les mercredis après-midi afin que nous puissions nous balader. Il y avait un petit parc dans notre quartier, il ne payait pas de mine mais pour moi c’était une véritable bulle d’oxygène. Avec ma maman, sur la balançoire, les rires retentissaient de nouveau. Papa a rappelé maman en lui disant qu’il savait à présent qu’elle était la femme de sa vie. Elle ne sait pas si elle doit lui pardonner.
Je me souviens d’elle. Elle était assise sur ma balançoire. Elle était entrée dans mon univers. J’ai voulu l’en chassé, et puis j’ai remarqué qu’elle était au bord des larmes. Pourquoi tu pleures ? Tu es une grande fille, tu ne dois pas pleurer. J’aurais tout fait pour lui redonner le sourire ce jour-là. J’ai poussé la balançoire. Elle a ri. Quelque chose en moi a changé à ce moment-là. Pendant tout l’après-midi nous sommes restés là, à nous balancer et rigoler. Je ne pouvais plus me séparer d’elle. Maman a décidé de donner une chance à papa.
Je me souviens quand elle m’a dit qu’elle ne vivrait pas pour toujours. J’ai alors décidé de faire en sorte qu’elle garde le sourire pour tout le temps qui lui serait accordé. Je la protégerais de tout ce qui pourrait lui faire du mal.
Je me souviens que je n’ai pas compris tout de suite ce qui me liait à elle. On grandissait, on se rapprochait, on se disputait, on se réconciliait. Je la taquinais sur ses manies, elle me reprochait la couver, on rigolait. Je lui disais de sortir un peu de ses bouquins pour profiter de la vraie vie, elle me conseillait d’être plus sérieux en classe, on riait encore. Je prenais ça pour l’affection, je ne comprenais pas que c’était beaucoup plus que cela. Dans le même temps je découvrais les femmes, je les accumulais, mais je sentais que quelque chose n’allait pas. C’est en la voyant sourire à un autre que moi que j’ai compris. Mais je me disais que je n’avais pas le droit, que je ne la méritais pas. Papa et Maman se téléphonent et se voient souvent. Je crois que ça va de mieux en mieux entre eux, cela me rend heureux.
Je me souviens quand elle m’a avoué qu’il n’y avait jamais eu que moi dans son cœur. Le bonheur à l’état pur dans ses yeux et dans les miens. Nous n’étions qu’un. Et pourtant je ne pouvais m’empêcher de me dire que je ne faisais la rendre plus malheureuse encore.
Je me souviens de son regard quand elle nous a surpris, l’autre fille et moi. Je ne pourrais jamais oublier à quel point ses beaux yeux bleus se sont ternis. Je ne pourrais jamais me pardonner ma bêtise, mais elle l’a fait. Encore une fois, je jurais de la protéger du mal. Mais le mal, c’était moi. Elle me parlait de Harvard, elle voulait s’en aller, me quitter. Je ne pouvais pas m’y résoudre. Je commençais à l’étouffer, je la voulais à mes côtés pour toujours. Maman a décidé de retourner vivre dans le Wisconsin avec papa. Moi j’ai décidé de rester ici avec mes grands-parents, car je ne veux pas les laisser seuls eux non plus. Ils sont pris soin de moi quand maman travaillait.
Je me souviens de l’appel de mon père. L’avion de ma mère avait eu un accident à l’atterrissage. Les médecins ne savaient pas si elle allait s’en sortir. Je me souviens de l’appel de ses amis à elle. Son foutu cœur l’a obligé à retourner dans cet hôpital lugubre. Je ne sais pas si elle en sortira. J’ai décidé d’arrêter de faire le mal autour de moi. Je ne l’avais jamais protégée, bien au contraire. Elle ne vivrait pas toujours et je refusais qu’elle perde son temps avec moi. J’ai tout de même voulu lui dire au revoir. « Je t’aime Leo. Adieu. » Elle dormait, elle n’a sans doute jamais entendu. Je suis parti en lâche.
Je me souviens de l’enterrement de ma mère. Je voulais pleurer, mais je savais qu’elle m’en aurait voulu, ma brave mère. Mon père était sans doute le plus anéanti. Il avait fait l’erreur de ne pas croire en l’amour qu’il portait à ma mère et s’était rendu compte bien trop tard du mal qu’il avait fait. Comme moi. Et moi je pouvais encore changer les choses.
Aujourd’hui je suis là où jadis la balançoire fit éclater tant de rires heureux. Un train m’attend pour Cambridge. Elle est à Harvard à présent. Je ne sais pas encore ce que je vais lui dire quand je la verrais. Mais je ne veux plus jamais la voir pleurer.