MONTRÉAL, 8 ANS. ∆ « Aujourd'hui, à l'école, la maîtresse nous a demandé ce qu'on voulait faire plus tard » annonça fièrement le petit garçon. Orléane, qui touchait du bout de sa fourchette son morceau de viande d'un air dépité, porta son attention sur le morveux qui lui servait de frère. Son visage affichait une expression pleine de mépris. « Je suppose que tu lui as répondu que maman t"avait un jour dit que le bonheur est la clé de la vie ; donc que tu voulais être heureux, puis ils ont répondu que tu n'avais pas compris et tu leur a rétorqué que c'était eux qui n'avaient pas compris... » soupira-t-elle. Mrs Hudson lança un regard noir à sa fille aîné. Yellow fronça les sourcils. Il ne voyait pas de quoi sa soeur voulait parler. Ça ne voulait rien dire ; jusqu'à présent, être heureux n'était pas un métier. Sinon, le taux de chômage serait drôlement plus bas. Enfin, le petit garçon ne voulait pas trop chercher : son père lui avait bien expliqué que Orléane rentrait dans une période compliquée, durant laquelle il fallait éviter de mettre son nez pour rendre les choses encore plus énervantes pour tout le monde. Alors, comme d'habitude, Yellow prit sa fourchette et commença à mastiquer un bout de viande. Viande qui était horriblement sèche et dégoûtante. Mrs Hudson n'avait jamais été douée pour la cuisine.
Elena Hudson, puisque l'on parle d'elle, est une femme approchant au moment du récit la quarantaine. Malheureusement pour elle, et pour son mari, qui, contrairement à elle, avait des allures de fringuant jeune homme, Elena avait toujours paru plus vieille. Elle était stricte et avare de sentiments. Elle donnait souvent des coups de coudes dans les côtes de sa fille pour la remettre à sa place ; souvent, elle peignait avec amour les cheveux de son petit garçon avec un peigne. Des manies que personnes ne comprenaient. Personne ne LA comprenait elle, de toute manière, sauf peut-être son mari, Edgar. Edgar était plus vieux mais avait l'air beaucoup plus jeune. Calme, détendu, d'un naturel gai et jovial, il était beaucoup moins prise de tête qu'Elena. Et pourtant, malgré les différences, les deux s'aimaient énormément et aucune personne ici bas n'aurait pu dire le contraire.
Comme d'habitude, Elena donna un coup de coude à sa fille qui ronchonna quelques instants avant de se servir un verre d'eau ; c'était, à cette table, la seule chose comestible. « Et qu'as-tu répondu ? » demanda Edgar. Yellow, content que quelqu'un s'intéresse un peu à son histoire, releva vivement la tête, un sourire aux lèvres. « Quasiment tous les copains ont répondu qu'ils voulaient être pompiers ou aventuriers, sauf Jordan qui veut être danseur. Enfin Jordan... Vous voyez » argumenta le petit garçon en levant les yeux aux ciels. Ce geste amusant réussit à tirer un semblant de sourire à Orléane. « Moi, j'ai dit que je ne savais pas. La maîtresse m'a dit que je devais bien avoir une idée, mais pas trop en fait. Je dois encore réfléchir, on prend pas ces décisions hâtivement » conclus-t-il en attrapant son verre d'eau. Edgar pouffa de rire. L'homme se demandait souvent où son garçon allait chercher de telles expressions.
« Mange tes haricots » précisa Elena en désignant son fils du menton. Ce dernier hocha la tête et entreprit d'avaler ces fameux haricots. Non sans difficulté ; Mrs Hudson était VRAIMENT une mauvaise cuisinière. Personne ne le savait, mais dans le quartier, toutes les voisines trouvaient que Yellow était bien maigrichon pour un garçon de huit ans, sensé être bien en chair. Orléane, elle, avait toujours été un peu bouboule, même si ces derniers-mois, elle avait réussi à perdre trois kilos. Une grande victoire dont elle avait été très fière, car, avouons-le, nous détestons tous ces rondeurs-disgrasieuses aux hanches et aux poignets d'amour.
« Tu n'as vraiment aucune idée de ce que tu veux faire plus tard ? » redemanda Edgar pendant qu'Elena était partie chercher des yaourts dans la cuisine. « Pas vraiment. Pompier, c'est un peu dangereux ; les flammes tout ça. Médecin, pourquoi pas, mais Tom nous a dit que son oncle était médecin et qu'il dormait pas la nuit parce qu'il voyait des gens morts tout le monde » « Tom, c'est pas celui-ci qu'à un oncle en taule ? Une sale affaire de cannibalisme ? » commenta Orléane en se mâchonnant un ongle. Elena, qui venait de se rasseoir, redonna un coup de coude à son aînée. « Ah oui, c'est vrai. Tom ment toujours un peu à son sujet » finit Yellow en attrapant un dessert au chocolat.
MONTRÉAL, 13 ANS. ∆ « Samedi prochain ? Non, surtout pas samedi ! » s'exclama Yellow au combiné. L'adolescent passa une main dans ses cheveux bruns. « Samedi, maman ! Mon anniversaire ! » Silence à l'autre bout du fil. Silence à peine interrompu par quelques bruits étouffés. Elle pleurait. Elena, elle pleurait. Depuis quelques jours déjà, sa mère n'arrêtait pas de pleurer. Même si ça pouvait paraître anodin, pour une femme qui approchait de la cinquantaine, d'avoir des crises de larmes (une merveilleuse période que l'on appelle ici bas la crise de la "ménopause"). Pourtant, tout laissait à penser que ce n'était vraiment pas normal. Elena Hudson, alias la femme la plus forte et la froide de la planète entière, se montrer faible ? C'était impossible. Impensable. Il devait se passer quelque chose de grave, quelque chose d'assez important pour pouvoir ébranler la force d'Elena.
Yellow le sentait. Il savait que quelque chose de pas net se tramait depuis déjà quelques jours. Depuis que sa mère avait explosé en sanglots au milieu du repas, la semaine dernière. Sans aucune raison apparente. Certes, Orléane s'était fait hospitalisée pour une appendicite, et après ? Ce n'était pas foncièrement grave, une appendicite. Ça fait juste mal, puis ensuite on opère, et tout redevient normal. L'adolescent avait du mal à croire qu'une simple appendicite puisse provoquer de telles ressentiments chez Elena. « Samedi, tu viens à l'hôpital tout l'après-midi, un point c'est tout. Tu ne discutes pas » le réprimanda sa mère d'une voix tremblante. « Mais enfin, qu'est-ce qui se passe ? C'est qu'une appendicite ! J'avais prévu cette fête depuis... des mois ! Je suis passé tout à l'heure, hier aussi, et je passerai demain si tu veux... Mais samedi... » grogna Yellow. Oui, il pouvait paraître un peu égoïste en disant cela, mais il n'allait tout de même pas modifier tous ses projets pour une appendicite. « Yellow... » « Oui, je sais que je m'appelle comme ça, merci » grinça-t-il. « Ta soeur... Elle n'a pas qu'une appendicite. » lâcha Elena d'un voix dure. Aussitôt, un frisson parcourut la nuque de l'adolescent. « Euh... c'est-a-dire ? » Nouveau silence. Sa mère sembla prendre une profonde respiration. « Ils... ils l'ont effectivement opéré, pensant qu'il s'agissait d'une crise d'appendicite, une 'simple' crise comme tu dis... Sauf que c'en était pas une, plus une sorte de grosse tumeur et... ils l'ont enlever. Le problème, c'est qu'ils lui ont fait passer des scanners pour voir si elle en avait d'autres et elle en a plusieurs, dont une au cerveau. Elle doit se faire opérer dimanche, et... ses chances de survie sont maigres... »
Ah ouais. Direct, comme ça, elle venait de lui annoncer que sa soeur allait mourir, dans peu de temps. Le sol flancha et Yellow se retrouva les fesses vissées par terre. Comme si on venait de lui donner un coup de poing dans l'estomac. Il n'était pas spécialement proche d'Orléane, mais c'était sa soeur et il ne pouvait rester indifférent à son sort. Il n'avait pas envie qu'elle meurt. Pas tout de suite, pas si jeune...
« Yellow ? » Ah, oui, il avait oublié qu'il y avait sa mère au bout du fil. « Je... J'irais la voir samedi » conclua-t-il en raccrochant. Il aurait bien voulu aller la voir le dimanche, le lundi, et même le mardi. Mais il n'était plus sûr de pouvoir se projeter si loin dans l'avenir. Comment votre vie peut-elle changer si radicalement en si peu de temps ? Un mot, une phrase, et voilà que plus jamais rien ne sera plus jamais pareil.
MONTRÉAL, 20 ANS. ∆ « Harvard ? T'es sérieux, tu vas à Harvard ? » s'étonna la jeune fille blonde. Yellow porta à ses lèvres sa canette de bière et avala une petite gorgée. Il se retint de grimacer, car il détestait la bière ; il trouvait cette boisson écoeurante au possible. Cependant, cette jolie fille -dont il n'arrivait pas à se rappeler le nom- semblait adorer et le jeune homme n'avait pas envie de passer pour une "tafiole". « Oui, tu as devant toi un authentique Harvardien » sourit-il. Les yeux de la jolie blonde pétillèrent. Elle était belle et craquante, mais ne semblait pas briller par son intelligence. M'enfin... C'est pas comme si Yellow s'apprêtait à passer sa vie avec elle -ce serait plutôt la nuit qu'il passerait avec. « C'est quoi ton nom déjà ? » « Oh, Jessica » « Non, ton nom de famille. Pour te trouver sur Facebook » « Ah oui... Martin ! » Yellow lui fit un clin d'oeil. Cette technique marchait toujours. Elle s'appelait donc Jessica. Bizarre, Yellow n'avait jamais entendu parler d'elle, peut-être était-elle nouvelle à Montréal. « On va danser ? » proposa-t-elle d'un ton enjoué quand le DJ changea la musique. Le jeune homme répondit par l'affirmative et tous deux se levèrent pour rejoindre l'espèce de piste de danse.
Jessica se colla contre Yellow et ils dansèrent, ou plutôt, se trémoussèrent comme tous les autres jeunes présents. Cela ressemblait plutôt à une danse tribale destinée à éloigner les mauvais esprits plutôt qu'à une véritable danse, structurée, pouvant être présentée à un concours international. Très serré, Yellow pouvait sentir ses longs cheveux blonds taper doucement contre son torse quand Jessica bougeait la tête ; il sentait aussi son parfum, sûrement un Chanel qui coûte très, très cher, ainsi qu'un léger arôme d'alcool. Quelques minutes après, elle releva la tête et Yellow posa ses lèvres sur les siennes. Leurs langues dansèrent.
« Chez toi ou chez moi ? » souffla Jessica entre deux baisers. « Chez toi » répondit rapidement le jeune homme. D'accord, c'était pas très galant de ne pas inviter la fille chez soi, mais il ne pouvait pas se le permettre. Si sa mère le voyait ramener une fille le jour des trois ans de la mort d'Orléane, il se prendrait la râclée de sa vie. Et puis, lui aussi trouverait cela irrespectueux de prendre du plaisir sous le même toit que sa mère en larme. Mieux valait le faire chez quelqu'un d'autre.
Oui, on peut aussi très bien dire que ce serait plus simple de ne pas s'envoyer en l'air tout simplement. Mais bon, si Yellow était sorti ce soir-là, c'était juste pour oublier. Les souvenirs étaient si récents dans sa tête... Il revoyait encore la dernière fois qu'il l'avait vu. Elle était si faible, si mal en point, elle faisait si fragile sur ce grand lit d'hôpital... Et pourtant, elle avait encore eu la force de le féliciter pour son diplôme tout récemment acquis. Un diplôme qu'elle n'a jamais pu passé à cause de cette foutue maladie.
UNIVERSITÉ D'HARVARD, FÉVRIER 2013 ∆ L'ambiance était... indescriptible. Depuis que Yellow état revenu à Harvard, quelques jours plus tôt, tout semblait lourd dans l'université. D'habitude, les couloirs étaient pleins de vie : des centaines d'étudiants s'y pressaient à chaque instant, certains fauteurs de trouble s'amusaient à y faire n'importe quoi. C'était toujours un endroit bruyant, où discuter avec son camarade devenait rapidement impossible. On s'y faisait bousculer, on se disputait avec d'autres personnes... Mais là, c'est comme ça ce n'était plus des couloirs. Plus un cimetière. Yellow avait bien remarqué que les étudiants y étaient pour beaucoup là dedans. Il y en avait beaucoup qui pleuraient ou qui semblaient ne pas avoir dormi depuis des années. La surveillance avait redoublée : plus de détecteurs de métaux, et on pouvait même voir des sortes d'agents de sécurité. Énormément d'agents de sécurité.
Cette bombe avait tout changé, en fait. Quand cela est arrivée, Yellow était chez lui. Son grand-père était décédée quelques jours avant que la bombe n'explose et il était retourné à Montréal pour assister à l'enterrement, faire son deuil et aider sa famille. Au final, la mort de Mr Hudson Senior était plutôt bien tombée. Néanmoins, il avait été chamboulé quand on lui avait appris la nouvelle ; il avait bien entendu, eu peur qu'il soit arrivé quelque chose à l'un de ses amis. Certains ont été légèrement blessé par des éclats, mais rien de grave. Cependant, des étudiants qu'il connaissait et même s'il n'avait jamais été proche d'eux, ça lui faisait bizarre de se dire qu'ils n'étaient plus là.
L'ambiance morose commençait à se répercuter son sa propre humeur. D'habitude plutôt enjoué, il se sentait assez triste depuis quelques jours. Voir tous ces gens malheureux... Tandis qu'il marchait vers la sortie, il croisa une Lowell (avec qui il avait couché par le passé) fondre en larmes dans les bras d'une de ses amies. Autour, d'autres personnes pleuraient, toutes confréries confondues. « Je parie que quelqu'un d'autre est mort » marmonna Yellow à Sam, un Quincy avec qui il était "ami". Sam hocha la tête d'un air fataliste. C'était triste à dire, mais c'est ce qui se passait assez régulièrement depuis la bombe. Parfois, on annonçait aux étudiants qu'un camarade était mort suite aux blessures. Les deux jeune homme croisèrent d'autres élèves en pleurs dans le couloir. Pas de doute, quelqu'un venait de mourir. Yellow croisa les doigts pour qu'il ne s'agisse pas de Le... « Merde, c'est Leo » s'étonna Sam en s'arrêtant brusquement au milieu du couloir. Oui, Yellow aussi avant entendu la rumeur autour d'eux. Putain. Yellow et Leo étaient presque amis -du moins, ils étaient ensemble en psychologie et s'entendaient bien. Sam, quant à lui, était son meilleur ami. Le jeune homme, planté au milieu du couloir, semblait hébété. Yellow espérait qu'il n'allait pas fondre en larmes, malgré la situation, car il n'était vraiment pas doué pour réconforter les gens. « Je suis désolé, Sam » fit-il, ne sachant que dire d'autre. « Putain, c'est vraiment injuste. J'étais à deux mètres de lui... Mais c'est lui qu'a été touché... » Silence. C'était vrai, le pauvre Leo n'avait vraiment pas eu de chance.
Mais c'était comme ça partout. Pas seulement à Harvard. Dans le monde entier, tout le temps. Les choses changent, plus vite qu'il n'en faut pour le dire. Des vies sont brisées, tandis que d'autres sont créees. À peine s'est-on remis d'un drame ou d'un bonheur qu'un autre arrive, et ça recommence, encore et encore. Le cycle de la vie.