Elle est arrivée. Cette lettre que j’attends depuis des semaines, des mois même. Je la tiens fébrilement dans ma main droite, parcourant le message de mon regard bleu. Honneur, accepté, félicitations. Je reste abasourdi. « Maman. » Je me plante devant ma mère, la lettre serrée entre mes doigts. J’ai du mal à digérer la nouvelle, aussi je relis les quelques lignes imprimées encore une fois, juste pour être certain. « Oui chéri ? » « Je … je crois j’ai eu ma bourse pour Harvard. » Je lève les yeux vers ma mère qui a délaissé sa tasse de café brûlante. Elle pose ses deux mains sur mes joues, l’air tout excité. « Oh, mon dieu mais c’est extraordinaire ! Il faut fêter ça ! Je vais aller t’acheter un gâteau, un beau gâteau. » Elle se décolle pour chercher son sac des yeux, souriante, avec cet empressement qui la caractérise. « C’est pas la peine maman, de toute façon j’pourrais pas y aller … » Je soupire en posant le morceau de papier sur la cuisinière, me grattant la mâchoire. « Comment ça tu ne pourras pas y aller, tu crois que j’ai acheté ce truc roulant pour rien ? » Et par truc roulant elle entend le vieux mobile home dans lequel on vit depuis que mon beau-père nous a jeté dehors. J’avais douze ans à l’époque, et ma mère nous a fait traverser l’Atlantique pour rejoindre sa sœur à Los Angeles. « Parce que tu crois qu’on va aller jusqu’au Massachusetts avec ça ? » Je l’interroge en haussant un sourcil, convaincu qu’elle hallucine complètement. Elle a encore fumé sa merde avec son copain de la semaine, pour sûr. Et pourtant, j’avais tort de douter de sa détermination à nous offrir le meilleur malgré ses faibles moyens. Parce qu’on a roulé jusqu’à Harvard, et on s’est installé dans ce nouvel Etat pour moi. C’était ma chance de briller, ma chance de montrer qu’ils avaient eu raison de me faire confiance.
« Pourquoi tu ne veux pas me faire une fausse carte alors que t’en as filé à toutes mes copines ! » Ma petite sœur me sert ses yeux larmoyants et sa bouille d’enfant vexée, et je réalise qu’en vérité, elle n’en est plus une depuis longtemps. Déjà dix-neuf ans, et elle envisage de suivre ses déchets de potes en boîte de nuit. De toute façon elle n’en a pas besoin, sa maison organise déjà les fêtes les plus délurées du campus, alcool coulant à flot garanti. « C’est même pas la peine d’en discuter. » Je lui tourne le dos, continuant la cuisson de mon steak. « Je te paierai. » Je lève les yeux au ciel et je me demande si je ne suis pas dans un cauchemar. Ma frangine vient de suggérer de payer pour mes services de faussaire, c’est grave comme situation. « T’es sérieuse ? Tu fais déjà assez de conneries comme ça, je vais pas cautionner tes beuveries estudiantines. Après je me sentirai obligé de te suivre pour te tenir les cheveux quand tu gerberas sur la piste de danse. » J’évoque là un souvenir passé d’une soirée dans laquelle j’avais fait l’erreur de l’emmener. Elle avait tellement bu qu’elle n’en avait gardé aucun souvenir, mais ma mémoire elle, était restée intacte … Et ce n’était pas le premier dérapage. Elle a déjà un avertissement de l’administration dans son dossier et ses notes chutent à vitesse grand V. Si elle ne se ressaisit pas, elle va perdre sa bourse et va devoir emprunter, s’endetter. On s'entendait pourtant si bien avant, quand elle n'était encore qu'une gamine innocente. Elle l'est toujours, naïve et insouciante, c'est bien ce qui m'inquiète. « Parce que t’es un exemple peut-être ? Tu crois que je sais pas que tu triches aux cartes pour te faire du blé ? » Elle marque une pause, pour bien enfoncer le couteau dans la plaie, et mon silence témoigne de sa réussite dans sa tentative de me clouer le bec. Elle a touché une corde sensible comme elle sait si bien le faire. « Entuber ses amis, c’est très honorable. » Je rêve ou ma petite sœur vient de me donner une leçon de morale ? Le pire c’est que la peste a raison, mais en même temps, elle devrait me remercier. Si on arrive à survivre, c’est bien grâce au petit trafic que me rapporte la revente des téléphones que je pique et mes combines au jeu. Elle n’a pas l’air de comprendre que si je fais ça c’est pour elle et pour notre mère, que je risque gros. Si je me fais choper pour les portables, plus aucune équipe de hockey ne me voudra dans ses rangs. Je suis censé incarner un modèle, la perfection. Des notes exemplaires, un comportement exemplaire, des matchs exemplaires, une vie exemplaire. Et honnêtement, c’est pesant. Je marche sur un fil, je joue au funambule avec ces conneries, et ça ne me fait pas franchement marrer de défier la loi en priant pour que personne ne me grille et me dénonce.
J’ai raté le but. Encore. De quelques centimètres seulement, mais c’est suffisant pour tout faire foirer. Le palet heurte le poteau dans un bruit sec qui résonne dans ma tête, tournoyant quelques instants avant de retomber sur la glace. Mes doigts tremblent et je perds le contrôle une nouvelle fois. Mon propre corps me fait défaut. Je souffle en serrant le poing, attrapant la crosse de ma main gauche pour éviter de trahir mon état. L’entraînement se termine sur ma médiocre prestation et je rejoins le bord de la patinoire pendant qu’un autre joueur me tape l’épaule en signe de soutien, me murmurant quelques mots d’encouragement. L’incident de la bombe me couvre pour le moment, ils s’imaginent que je suis encore ailleurs, pas complètement rétabli, que j’ai besoin de reprendre un entraînement intensif pour retrouver mon meilleur niveau. Mais bientôt, cette excuse sera dépassée et ils commenceront à se poser des questions. Et si quelqu’un découvre que je maîtrise ma main aussi bien qu’un parkinsonien, je serai définitivement rayé des listes de hockey du monde entier. Je pourrais à peine prétendre à un boulot de recruteur, et ça, il n’en est pas question. Cette foutue main va bien finir par m’obéir comme avant. Elle le doit, parce que je n’ai pas le choix. « Si tu n’es pas prêt à reprendre l’entraînement Ryann … » Je lève les yeux vers mon entraîneur, retirant mon casque en jetant la crosse sur un banc. « Tout va bien coach, j’ai juste besoin de me remettre dans le jeu. » Mes doigts ont retrouvé leur calme, aussi j’enlève mes gants en soutenant son regard. L’assurance, c’est ce que je dois lui montrer pour l’instant, pour le convaincre qu’il n’a pas fait le mauvais choix en me réintégrant. Si j’arrête trop longtemps, je suis foutu. « Tu es suivi par quelqu’un n’est-ce pas ? Tu sais que c’est une condition à ton retour ici et je vais le vérifier auprès de l’administration. » Je ne prends pas la peine de lui préciser que je trouve cette exigence particulièrement stupide, parce que je sais moi, que ce n’est pas un problème psychologique. Ouais ouais, toute cette histoire m’affecte encore et cette jambe sectionnée s’incruste allègrement dans mes songes, mais je suis capable de le gérer seul. J’ai l’habitude de me démerder avec les galères qui me tombent dessus, ce n’est pas la première et sûrement pas la dernière. « Vous pouvez vérifier. » Je crois qu’il gobe mon mensonge, ce que j’espère parce que j’ai grillé la dernière séance du psy, et s’il l’apprend il va encore me faire la morale.
Je me concentre à peine sur les lèvres que je goûte distraitement, les yeux rivés sur le sac dans lequel s’introduisent mes doigts. Doucement, délicatement, se refermant sur le portable à l’intérieur. Bingo. La pauvre est tellement bourrée qu’elle ne se rendra compte de rien, d’autant plus qu’elle est occupée à m’embrasser. La distraction, c’est essentiel, et ça m’offre une récompense bien méritée. Une Eliot avec qui je ne suis pas censée fricoter, mais en même temps c’est surtout pour lui piquer son téléphone. Le reste n’est qu’un ‘dommage collatéral’, une partie du plan. Autant le rendre agréable. Sauf que cela ne se déroule pas exactement comme je l’avais espéré, puisqu’elle me repousse soudain en croisant les bras tandis que j’ai ma main toujours plongée dans ses affaires. Merde. « Beau sac, belle qualité. Gucci, Dior ? » Je soulève son bien dans les airs comme pour l’étudier sous toutes les coutures, genre j’étais en train de l’admirer. Sauf que je n’ai pas l’impression que mon issue de secours fonctionne. Je vais avoir un peu de mal à l’embobiner maintenant qu’elle m’a pris la main dans le sac, au sens propre du terme. Putain, j’avais jamais pensé que j’emploierais cette expression de façon littérale. « Tu fouilles dans le sac des filles que t’emballes ? Très chic. » Oh ça va, pas la peine de me lancer ce regard réprobateur. Je m’écarte de sa silhouette, fronçant les sourcils en plissant les yeux. Tout d’un coup elle me paraît bien lucide pour une nana au bord du coma éthylique. « T’étais pas ivre toi ? » « Et toi alors ? Je faisais semblant. » Sérieusement ? Je laisse échapper un rire bref, secouant la tête. Elle m’a bien eu la peste. « Je peux savoir pourquoi ? » Non parce que ce n’est pas franchement courant pour une gonzesse de simuler un état alcoolique, à moins d’avoir quelques cases manquantes. Remarque, c’est bien ce que j’ai fait moi aussi. « J’avais l’intention de te taser pour te piquer ton portefeuille et accessoirement ta belle moto. » Elle se fout de ma gueule là, n’est-ce pas ? Je sonde son regard de mes yeux bleus, mais elle ne cille pas, même pas une fraction de seconde. Son air sérieux achève de me convaincre : cette fille est complètement barge. Ça serait quand même un sacré coup du destin, de réunir deux voleurs qui tentent mutuellement de se dérober quelque chose. « T’avises pas de toucher à ma belle moto. De toute façon je suis atteint d’insensibilité congénitale à la douleur, ton truc me fera le même effet qu’une piqûre de fourmi. » Je l’informe en usant de l’un de mes éternels gros bobards, poursuivant notre affrontement verbal. « Les fourmis ne piquent pas. » « Les rouges, si. » « N’importe quoi. » « Si je t’assure, elles ont un dard au niveau de l’abdomen. » C’est à son tour de secouer la tête, égalité. Je me demande comment je sais ce genre de trucs, en fait c’est plutôt flippant comme connaissances. Mais je n’ai pas franchement le temps de plonger dans mes souvenirs pour remonter aux origines de ma recherches sur les insectes, parce qu’un caillou de la taille de mon pouce s’écrase sur ma mâchoire. La garce vient de me balancer une pierre en plein tête, et ça lui a pris comme une envie de pisser. Irrésistible, imprévisible. Ben voyons, faut pas se gêner. Je me frotte la peau, lui lançant un regard noir. « Ça va pas la tête putain ? » « Je croyais que t’étais insensible à la douleur. » La connasse, il lui manque vraiment une case. Deux à un pour elle. « J’ai menti. » « T’es pas riche non plus alors ? » « Pas un rond. » C’est ce que je lui ai dit pour l’attirer dans mes filets. Elle s’approche de moi en avançant son buste, me détaillant comme un animal bizarre enfermé dans une cage. Flippante la gonzesse. « C’est bien ma veine, de tomber sur un mythomane. » « C’est pas maladif, c’est plutôt un moyen d’arriver à mes fins. » « Si tu veux te raconter ça … » Elle sourit, presque imperceptiblement, et je me demande si elle avait vraiment l’intention de me taser. « Salope. » « Menteur. » Finalement elle préfère me coller une baffe avant de se lever et de disparaître dans l’obscurité. Je vérifie que mes clés sont toujours dans la poche de ma veste, au cas où, et soupire en silence. Merde, d’habitude cette technique bien huilée fonctionne à merveille. Un petit tour en moto, une bouteille de Whisky, la plage artificielle et hop, c’est dans le sac. Je suis rouillé depuis cette foutue bombe, il va falloir que je me remette d’aplomb. Enfin, j'ai quand même réussi à lui choper une paire de clés avant qu'elle ne m'arrache son sac des mains, pourquoi vous croyez que je lui ai parlé de maladie congénitale et de fourmis ... C'es un truc de magicien. Je ne suis pas certain que ça va me servir à quelque chose, mais sait-on jamais, elle planque peut-être des objets de valeur chez elle. Prochaine étape : dégoter son nom et son lieu de résidence. Ouais, finalement ce n'était pas une soirée si ratée que ça.