Je me suis toujours demandée si notre vie n'était pas contrôlée par un quelconque malade mental. Si nous étions vraiment les seuls à décider de nos faits et gestes. Si nous n'étions pas de simples pions dans un jeu d'échecs foireux. Je me suis toujours demandée si nous étions vraiment réels ou si, à l'inverse, nous n'étions que des pensées dans un corps fade. Si nous n'étions que des âmes destinées à errer une fois la mort affrontée. Une fois la mort vaincue. La mort... Elle vous attend. Vous terrorise. Elle vous pousse vers un avenir incertain. Vers un avenir lointain. La mort, elle vous manipule. Quand vous la rencontrez. Quand vous la frôlez du bout des doigts. Quand vous pensez la tenir fermement dans vos mains, elle vous échappe. Vous perdez le contrôle. Et alors, vous sombrez dans un monde bien plus noir. L'obscurité, je la caresse du revers de la main. Je l'embrasse du regard et l'entoure de mes bras chaque seconde depuis mon face à face avec la mort. L'obscurité, je la chéris. Je la brse, l'admire et la détruis. L'obscurité, je la désire.i'm bleeding out for you.
La neige. Je l'ai toujours détestée. Sa longue descente. Toujours trop lente. Toujours trop faible. Toujours imprévue. Elle force les hommes à s'adapter à elle. Elle force les hommes à subir ses contraintes. Elle les force à regretter la douce chaleur de l'été. Je n'ai jamais aimé l'hiver. Je n'ai jamais aimé le froid. Je n'ai jamais aimé les choses qui se rapportaient aux mois hivernaux. Je déteste la glace. Et je déteste le vent. L'hiver m'a toujours donné des frissons. Des sueurs froides. J'ai toujours su que je mourais en hiver. Peut-être un jour de décembre, ou un jour de février. J'étais persuadée que je rendrais mon dernier souffle, ensevelie sous des millions de flocons de neige. Mes parents me disaient que ce n'était qu'une phobie que je devais vaincre. Alors chaque hiver, ils m'emmenaient en France et me forçaient à côtoyer la grêle. Ils me poussaient à agir comme les autres enfants, mais moi je n'en avais pas envie. Je regardais mon frère se rouler dans la poudre blanche. Je le regardais lancer des boules de neige qu'il formait soigneusement dans ses mains. Je le regardais jeter ces bombes à retardement sur mes parents. Ils riaient aux éclats. Et moi je pleurais.
J'ai toujours su que je mourais en hiver. Un jour de décembre, c'était certain. Je voyais la neige tomber. Je la voyais se moquer de nous tandis qu'elle recouvrait la route. Je la voyais nous forcer à ralentir quand elle tombait plus vite. Toujours plus vite. Et puis, je n'ai plus rien vu. Je n'ai plus rien senti. Je ne pouvais qu'entendre des gémissements. Ceux de mon frère qui mourait sur le siège passager à côté du mien. J'aurais aimé lui prendre la main, mais je n'avais pas la sensation d'en posséder une. J'aurais aimé le réconforter, lui dire que tout irait bien. Mais je n'étais capable d'émettre que des soupires. Alors j'ai attendu. J'ai attendu le silence. J'ai attendu sa mort. Les minutes devenaient des heures et les heures devenaient des jours. Mais dans les moments les plus sombres, quand notre vie ne tient plus qu'à un fil, il y a toujours quelque chose. Quelque chose qui nous pousse à avancer.
C'est le froid. Le froid qui m'a tétanisée. Il m'a saisi et m'a poussé. J'ai hurlé. J'ai hurlé jusqu'à que quelqu'un vienne pour nous sauver. Mais il n'y avait plus personne à sauver. Quand on m'a sortie de la voiture, j'avais l'air aussi morte que ma famille. Mon coeur battait pourtant. Il était parfaitement audible, à cogner sans cesse contre ma poitrine. J'aurais aimé qu'il s'arrête brusquement. J'aurais aimé qu'il me fasse crier de douleur et qu'il me tue. Mais j'ai survécu. J'ai survécu et c'était bien ça le problème. J'étais forcée de vivre sans ceux qui me maintenaient jusqu'à maintenant en vie. J'étais forcée de devenir l'enfant de quelqu'un d'autre le temps d'aller mieux. Mais j'étais intelligente et ça, ils le savaient. J'avais tout prévu. J'avais tout prévu, du début à la fin. Rester sage. Rester patiente. Rester avec eux. Rester avec mon propre reflet que je ne connaissais plus. Et puis partir. Ils me donneraient leur confiance, ils me donneraient un peu d'argent. Et ils me laisseraient m'en aller loin d'eux pour débuter une nouvelle vie. Loin de la Grèce. Loin de la France. Loin de tout.
i'm the colorless sunrise.
Mais j'avais eu tort. Je n'avais pas tout prévu. Je n'avais pas songé une seule seconde qu'ils m'emmèneraient à Harvard pour que j'étudie l'histoire, un domaine dans lequel j'excédais. L'Histoire. Elle me passionnait tout simplement parce que je n'en avais pas moi-même. Elle me passionnait parce que je l'enviais. J'enviais ce passé. Pire, je le regrettais. Je le regrettais parce que peu importe ce qu'il arrivait, il ne pouvait pas changer. Et moi, j'étais forcée chaque jour d'assister à ma transformation. À mon effacement efficace et rapide. J'étais une fissure sur la grande muraille de Chine.
Aujourd'hui, je me surprends à aimer être seule. Je me surprends à apprécier les moments passés à pleurer sur mon sort. Je me surprends à devenir une autre. Je ne me reconnais plus. J'étais, je suis et je resterais à jamais différente de la fille que j'étais quand ma famille était en vie. Quand j'étais en vie. Quand le sourire qui se dessinait sur mes lèvres était vrai. Quand l'éclat de rire qui s'échappait de ma bouche ne sonnait pas faux. Quand j'étais une personne heureuse. Une personne vivante. Je ne suis plus que l'ombre de moi-même. Je ne suis plus qu'une ombre qui poursuit sa descente macabre, presque comparable à celle de la neige. Toujours trop lente. Toujours trop faible. Mais qui aurait pu me destiner un jour à être aussi proche de l'assassin de ma famille ? Qui aurait pu deviner que je serais aussi froide et frêle qu'un flocon de neige ?