FLEUR BENITEZ ► charly jordan

L'enfant, c'est un feu pur dont la chaleur caresse ; c'est de la gaîté sainte et du bonheur sacré.
— Victor Hugo

Douce euphorie partagée par chacun de tes parents lorsque, enfin, tu as décidé de montrer le bout de ton nez. A moins de deux jours du déclenchement de l’accouchement, ta chevelure brune s’est finalement présentée à eux après onze heures de travail pour ta tendre mère. Douleurs oubliées dès l’instant où ses yeux se sont posés sur toi, elle s’est laissé happer par ce bonheur d’enfin rencontrer sa chair. Et, dès cet instant, elle a su que jamais elle n’aimerait autant un autre être que toi.

Neuf mois durant tes ascendants ont attendu ta venue au monde pour égayer ce quotidien qui n’était désormais plus fait que d’une routine certaine. Neuf mois durant tous les regards ont été portés sur ta mère, cette fiévreuse mannequin que tous les créateurs s’arrachaient alors. Mannequin fétiche des catwalks, elle s’est pourtant retirée des podiums deux années après ta naissance pour, disait-elle, se concentrer sur votre nouvelle vie. Ce ne fut pourtant pas facile pour elle, cette éternelle passionnée, cette modèle chevronnée. Malgré tout, quelques mois seulement auront suffi à la projeter au poste de directrice artistique au sein de Vogue US qu’elle occupe toujours aujourd’hui.

Ton père, ce modèle à tes yeux d’enfant émerveillée, s’est toujours passionné lui aussi pour les arts. Différemment de ta génitrice, certes ; son intérêt davantage prononcé pour les tableaux et les sculptures notamment, influent collectionneur qui s’est rapidement et discrètement enfermé dans cette sphère élitiste et privée. Il est aujourd’hui aux collections d’arts ce qu’était et est toujours Karl Lagerfeld au milieu de la mode : une influence reconnue mondialement.

Élevée dans l’excellence dès ton premier cri ce jour d’été à New-York, tes parents n’ont jamais rechigné à t’offrir une éducation digne de ce nom. Rien n’a été laissé au hasard : de ta scolarité à tes fréquentations tout en passant par ton éducation artistique, le moindre millimètre de ta vie a été tracé par leurs soins. Pianiste et violoniste hors pair, tu t’affirmes sans difficulté dans la peinture au cours de ton enfance, faisant ainsi la fierté de ton paternel qui te voit d’ores et déjà bousculer les plus grands monuments de l’histoire de l’art. Ta chère mère quant à elle a vu naître en son sein l’espoir de marcher sur ses pas et, mieux encore, sur ceux de son idole de toujours Coco Chanel. Pourtant, aucun d’eux ne s’est jamais douté que ton amour se porterait sur un tout autre art.

L'Art, c'est quand l'admiration d'une œuvre suscite en vous le désir d'en faire autant.
— Kheira Chakor

Amoureuse de l’Art, de cet Art avec un grand A, de celui qui donne des frissons, qui amène à se sentir flotter dans les airs, qui fait oublier tout l’existant. L’Art comme amour depuis toujours, depuis ton premier coup de pinceau, depuis ta première note, depuis tes premiers mots. Les poils qui glissent si aisément sur la toile, l’archet qui caresse les cordes, l’encre qui colore la feuille. Quelques dessins gribouillés avant de t’abandonner à l’écriture d’une nouvelle enfantine. Dix ans seulement et si bien déjà tu manies l’Art, impressionnant parents et enseignants. Et chacun d’entre eux en mettrait sa main à couper : un avenir prometteur t’attend, certainement plus tôt que tu ne le penserais.

Sans difficulté diplômée du secondaire avec une année d’avance, à dix-sept ans, pour avoir sauté une classe grâce à tes aptitudes durant ton enfance, tu ne désires pourtant pas intégrer la célèbre Juilliard School de New-York comme tes parents l’auraient souhaité. Si le conservatoire est un univers qui t’attire, ce n’est pourtant pas celui dans lequel tu espères réellement évoluer. L’écriture désormais comme passion première, tu t’attèles secrètement à la rédaction d’un tout premier roman au goût de thriller au cours de ta dernière année d’enseignement secondaire. Conservé à la fois en copie sur une clé usb et sur ton ordinateur, une version papier cachée au fond de ton armoire, le récit ne sera présenté à tes parents qu’une fois tes vœux d’études supérieures prononcés.

Et si, dans un premier temps, ceux-ci demeurent perplexes sans pour autant te décourager, ils ne finiront que davantage surpris par ton Art une fois la lecture de l’histoire faite. Aussitôt, le décuplement de leur sentiment de fierté à ton égard balaye d’un revers de main leur déception quant à ton refus d’intégrer le plus prestigieux conservatoire du pays. Ainsi poussée par tes piliers, c’est à Harvard que tu choisiras de poursuivre tes études dès la lettre d’acceptation réceptionnée dans votre habitation de Manhattan.

Le bonheur est un trésor authentique. La moindre seconde perdue est un joyau qui s'échappe. Chaque instant de plaisir se doit d'être vécu sans peur du lendemain au risque de se priver d'avenir.
— Fulber Danteronera

Installée sur la selle de ta bicyclette, tu sillonnes les rues déjà endormies de cette ville que tu aimes tant. La froideur de la nuit te rappelle que le printemps fait tout juste son arrivée sur Boston. Mais elle te rappelle aussi que bientôt tu finaliseras ta troisième année d’études ici, à Harvard ; que dans un an tout juste, tu valideras un bachelor en littérature comparée (majeure) et en histoire de l’art et architecture (mineure) et que ton travail acharné se soldera enfin par un diplôme. Pourtant, tu demeures persuadée que tu poursuivras pour décrocher un master et ajouter une corde supplémentaire à ton arc.

A l’angle de la Commonwealth Avenue, un sourire de fierté se glisse sur tes lèvres à la seule pensée du succès de ton roman publié une année plus tôt. Soutenue par ta mère et par ton père, ceux-ci ont tenu à te trouver une éditrice digne de ce nom pour t’accompagner dans ta carrière de romancière. Œuvre publiée sous le pseudonyme de Lola Rosenthal, mélange de ton troisième prénom et du nom de famille de ton arrière-grand-mère maternelle, tu as ainsi fait le choix de protéger pour l’heure ta vie privée. Pourtant, ta rareté médiatique a eu le don de faire des vagues dans le monde littéraire ; quelques mystérieuses interviews offertes exclusivement par mail après un exigeant tri réalisé par ton éditrice en amont, tu demeures cette écrivaine sans visage qui intrigue tant. Certainement qu’un jour, lorsque tes études se seront terminées, tu révèleras ton identité ; mais, pour l’heure, tu sais que cette nuit encore, dès que tu auras abandonné tes talons dans l’entrée de ton loft au style industriel, tu poursuivras la rédaction de ta deuxième œuvre dans l’espoir de la publier dès cet été.

Mais, en attendant ton arrivée devant l’immeuble dans lequel tu t’es installée l’année passée, tu te perds dans tes pensées, emmitouflée dans cet énorme pull en laine beige que tu aimes tant. L’esprit loin d’ici, dans cet ailleurs qui te met du baume au cœur. Illusion d’une vie parfaite nourrie par l’euphorie de ta jeunesse, tu trouves le bonheur en ces choses simples que bien d’autres ne voient pas, espérant que jamais tout cela ne s’arrêtera.