VALESKA DESSANGE ► Bensu Soral

1. Un père français, une mère espagno-turque. Tu nais le sang bouillonnant, tranchant avec le froid qui s’abattait sur Deauville ce soir-là. Ton père ne voulait pas te nommer Valeska, ta mère a insisté. C’est le seul dilemme dont ta mère ressortira gagnante. Tu t’appelles Valeska. Mais ton père t’appelle Emmanuelle. 2. Tu grandis avec un père exigeant, autoritaire et contrôlant. Grande figure protectrice quand tu étais petite, figure étouffante aujourd’hui. Mais il est présent. Ta mère elle, d’abord solaire et énergique, devient une simple forme errante. Ton père a brisé la poupée fragile qu’elle était, l’orage qui a gâché les rayons du soleil. 3. Pour ton père, la femme de sa vie est bien sa mère. Ta grand-mère bien aimée qui t’initiera à la plus belle chose que tu puisses produire. Le piano. Ton âme se lie aux touches et tu produis une musique parfaite, émotive et passionnée, mélancolique. Ton père considère cela comme un passe-temps. Ta grand-mère voit ton talent. Tu es une pianiste née et ce dès le plus jeune âge, enfant précoce. 4. Mais les touches de piano sonneront faux pendant tellement d’années. Quand cet homme passe la porte. Une vingtaine d’années, charmant et charismatique. Fils de cœur de ton père, le fils qu’il a réellement choisi. Le fils en qui il place tous ses espoirs. Un fils qui détruira ta vie pendant si longtemps. Tu as onze ans, val’. Onze ans quand la porte de ta chambre s’ouvre une première fois. Quand sa voiture t’attend en face de ton école. Chantage, menace, douceur perverse. Tu ne parles pas, tu restes muette. Seules tes fausses notes au piano te trahissent. 5. Deux ans de calvaire. Durant 730 jours environ, tu vas te fracturer pour finir par éclater en mille morceaux. Tu t’en sors alors que tu craques soudainement devant ton piano. Tu parles tel un bébé, soudainement. Tu ne t’arrêtes plus. Une explosion d’émotions, d’épuisement qui s’abat sur toi sans que tu ne puisses l’expliquer. Ta mère est là. Ta mère t’observe. Une femme brisée sait en reconnaitre une autre, surtout lorsqu’elle est sa propre fille. Ta mère voit. Ta mère cherche qui est cet homme durant quelques semaines. Et rapidement elle le trouve. Le fils de cœur, l’homme tant aimé par ton père. 6. Ta mère te prend dans ses bras, t’assure que tout ira mieux, qu’il s’arrêtera. Il le fait. Ta grand-mère t’emmène au commissariat pour déposer plainte contre lui. En parallèle tu vois des policiers sortir à toute allure. Ce que tu ne sais pas encore c’est qu’ils viennent dans ta demeure. Le protégé de ton père est soudainement tombé dans les escaliers, chute mortelle. Tragique accident. Et la lueur dans tes yeux n’a jamais pétillé aussi fort que ce jour-là. Au fil des mois, les notes de piano se font à nouveau de plus en plus cristallines. Jusqu’à retrouver leur vibration d’antan. 7. Ce que tu as subi est reconnu par la justice. Cet homme a abusé et usé de toi, telle une poupée. Ton père ne niera jamais. Il te croit. Mais il reste “son fils” au fond. Une rancœur qui s’installe entre vous malgré ton admiration. Parce qu’il n’était qu’un homme parmi d’autres dans l’entreprise paternelle. Toi tu étais sa fille. La vraie. 8. Un père dans le déni et maladroit avec toi, essayant de faire comme si rien n’était. Une mère qui, en te sauvant, a voulu plus. Trop. Forcée à te lever, forcée à en parler encore et encore. A ressasser les abus, les violations. Poussée, poussée, tu trébuches, tu supplies qu’on arrête. Encore poussée. Et c’est les premières violences qui arrivent. Tu cries, tu hurles, tu brises, tu malmènes celle qui a pourtant commis l’irréparable pour toi. La tranquillité qu’est-ce ? Tu ne sais plus. Et sous le volcan que tu deviens, les objets que tu brises, les mots qui empoisonnent et blessent, tes parents prennent la pire décision. A quatorze ans tu es envoyée en internat, qu’on te discipline. Qu’on te dresse en pensant que la guérison commencera après cela. 9. L’internat tu y resteras trois ans. Abus verbaux, physiques, punitions exagérées, négligence et maltraitance. C’est dans cet environnement que tu évolues Valeska. C’est dans cet environnement qu’on te demande de guérir. Les blessures internes sont infectées, nécrosées. Mais tu te forges malgré elles. De la pire des manières. Le volcan en constante éruption, passant ses journées à regarder un mur des heures durant, à nettoyer, à faire à manger sans pouvoir y goûter. Tout ce qui te restait, c'était le piano. Bel instrument qu’on ne t’a jamais retiré là-bas à ton plus grand bonheur, profitant des chorales pour faire aller ton talent. Mais le reste… cauchemardesque. Après plusieurs mois, le volcan s’endort. Le contrôle prend le dessus. Un contrôle démesuré. Mais tu n’es plus punie. Même si les femmes de l’internat ont en face d’elle, une bombe prête à exploser au visage du premier qui dépassait la limite. Une limite vague, pas assez tracée, qui change au gré des saisons et des humeurs. Tu peux imploser à n’importe quel moment, Val’. 10. Tu rentres à Deauville et habite majoritairement chez ta grand-mère. Incapable de regarder tes parents dans les yeux. Et pourtant tu veux que ça se passe mieux. Tu veux une bonne famille, une bonne école, une bonne vie. Alors toi aussi, tu joues le jeu, le rôle accordé. Tu écoutes ton père, tu réponds un peu à ta mère. La rancœur est là, elle gronde. Et alors que ta mère s’enfonce dans la dépression, ton père met toute sa fierté pour “son fils” sur toi. La musique ? Ça ne donne rien. Le droit c’est mieux. Alors tu feras du droit. Pour avoir une belle famille. Ton rêve pourtant c’est l’orchestre et les représentations malgré ton appréciation pour les études de droit. 11. Tu as posé tes valises à Boston quand tu avais vingt ans après ton transfert pour Harvard. Besoin de t’éloigner de ta famille, de souffler. Ton père aime le prestige et te l’accorde volontiers, t’offre un triplex que tu n’aimes guère. Et c’est ici que ta personnalité va enfin pleinement fleurir. Pour le meilleur comme pour le pire. 12. A Boston tu rencontres Theodora Pasquier. Premier amour, unique, vibrant, qui vient à ton secours. Oui elle est difficile à gérer parfois mais toi aussi. Tu as tes plaies, elle a son sale caractère. Tu l'aimes, peut-être pas toujours de la meilleure manière. Mais tu te sens aimée et revivre à ses côtés. Jusqu'à l'éloignement. Puis la rupture brutale, sans aucune réelle raison. Elle abat une nouvelle blessure sur ton coeur et tu deviens terrifiée par l'amour, Valeska. 13. Tendances autodestructrices qui se sont révélées. L’envie de te mettre dans des situations où tu pourrais ne pas en sortir vivante. Tu testes ton karma, ta chance, ta bonne étoile. Tu attends qu’elle brille moins, qu’elle perde de sa force au mesure des sauvetages. Éviter une chute mortelle, un accident, une agression. Il semblerait que ton étoile brille plus fort que prévu. 14. La personne ravagée par ses émotions est désormais cachée sous une carapace pleine de contrôle. Tu n’aimes pas le perdre. Alors tu compliques tes relations, notamment amoureuses. Tu donnes le rythme sinon tu fuis. Tu forces la personne à se dévoiler en premier sinon tu fuis. Tu ne fais pas toute une histoire d’évènements qui comptent pour tes partenaires, les “je t’aime” sinon tu cours. Et malgré tout ça si la personne ne fuit pas, tu finiras par le faire. Tu te complais dans la lâcheté pour pas qu’on voit le bordel qu’autrui devrait gérer. Merci à ton bourreau, tes parents et Theodora pour cela. T'es devenue une plaie.