Ca t'a manqué de flâner ici, dans le coeur de Boston, pendant ta cavale qui n'en était pas une. Ta fuite, ça serait plus approprié. T'as fui, parce que t'as pété un câble, parce que t'es le synonyme même de la lâcheté. Ton portrait pourrait être à côté pour illustrer ce mot dans un dictionnaire. Tu fuis tout ce qui peut être beau parce que t'es du genre à tout fracasser sur ton passage, t'es un tank, une boule de démolition. Sauf que toi, t'en souffres quand même, parce que t'es pas une silhouette métallique. T'es faite de chair, de nerfs, de muscles, et ton muscle cardiaque, c'est celui qui te fait le plus défaut. Parce que t'es un chantier. Les prémices d'un chantier. T'es là, au coeur de Boston, ta guitare entre les mains. Ca faisait des années que t'avais pas fait ça. T'es debout dans l'avenue, et tu joues, tu chantes comme avant. Comme il y a six ans, ton étui ouvert devant toi, quelques pièces se trouvent jetées à tes pieds. T'es réduite à ça maintenant. Faire la manche et vivre sur des canapés qu'on veut bien te laisser pour la nuit. Un dépannage pour ne pas terminer dans un sac mortuaire. T'as pas choisi cet endroit sans raison. Tu sais qu'il y a du monde qui passe, et malgré tout, malgré toi, t'as le regard rivé sur cette porte. Tu chantes assez fort pour qu'on t'entende, de ta voix tiraillée par tes épreuves, par tes erreurs, par tes pensées vagabondes. « 'cuz you played me like a symphony, played me 'til your fingers bleed, I'm your greatest masterpiece, you ruin me. »
J'suis dans ce camion rouge, sur le chemin du retour pour la caserne. J'ai l'impression d'avoir passé ma vie dans ces camions là. Aujourd'hui, je devrais me sentir bien. Je vais être papa, et putain, ça me fout des frissons à chaque fois que j'y pense. J'ai encore du mal à réaliser, sans doute. Et pourtant, malgré cette nouvelle si joyeuse, j'suis déchiré. Décembre, c'est la mauvaise période de l'année; et pour combler le tout, on a encore fait une sale intervention. Un gars s'est fait sauter la tronche alors que j'essayais de le raisonner, il y a quelques minutes. Et j'en tremble encore, ça me quitte pas. J'ai l'impression d'être couvert de sang. Le regard perdu au delà des fenêtres du camion, je l'aperçois finalement, sur cette grande avenue. Je n'entends rien à cause du moteur de l'engin mais je devine à ces lèvres et à sa guitare qu'elle chante. - Arrête toi. Arrête toi maintenant. que j'ordonne au conducteur qui, surpris, finit par obtempérer. Le camion se gare le long du trottoir et je n'attend pas plus pour descendre. Je m'approche doucement d'elle, laissant mes cinq autres collègues en retrait derrière moi. Et punaise, je l'admire cette petite blondinette. Non seulement elle est douée mais sa voix me donne des frissons. J'ignore ce qu'il se passe en moi, peut-être un mélange de toutes ces choses que j'ai récemment vécues. Mais je finis par laisser couler une larme sur ma joue. J'écoute, sans rien dire, simple homme attentif à ce talent sorti de nulle part.
Tu donnes tout ce que t'as dans le ventre, parce qu'il te reste que ça au fond, de ton ancienne vie posée. La vie que tu menais avant de tomber entre les mains de Keith, avant de sombrer dans tes abysses, dans le trou béant que t'as toi-même creusé sous tes pieds. Tu pensais que t'avais tout perdu, ta foi en tes rêves, en ton humanité. Tu t'es raccrochée du mieux que tu pouvais à la vie mais tu craignais d'entraîner les autres dans ta chute. Et c'est ta solitude qui t'as un peu sauvée, ton face à face avec toi-même. Ta douleur qui t'a poussée vers ton instrument, celui que tu ne voulais plus toucher. Ça t'a pris plus d'un mois avant d'y arriver à nouveau. Un mois pour retrouver le côté salvateur de la musique. Ça pansait un peu tes plaies. Alors t'as recommencé à écrire, à griffonner des bribes de mots dans ton carnet. Ça occupait tes nuits d'insomnies. Et c'était ta renaissance. Encore plus bancale qu'au départ. Mais t'étais de nouveau prête à en découdre avec la vie et ses coups de pute. Tu chantais comme si tu jouais ta vie, dans cette avenue. T'en avais rien à faire de l'argent qui tombait ou non dans ton étui. Tu voulais qu'on t'entende, qu'on ressente la même chose que toi. Cette douleur que t'as provoquée en quelques mots. Et lui, il est là, il te regarde, il ne dit rien. Il est dans son uniforme, et tu vois qu'il ressent tes mots, le poids que tu relâches quand tu chantes. Si bien que tu le fais chialer, ce grand gaillard. Tu termines ta chanson, tu poses ta guitare quelques instants et tu allumes une cigarette. T'as les yeux embués par des larmes qui ne coulent presque plus. Quelques unes s'échappent parfois, mais pas avec ton accord. T'es de celles qui pleurent pas en public, trop fière pour te montrer fragile. Tu lui adresses un sourire. « J'pourrais ajouter que j'ai fait pleurer un pompier sur mon CV grâce à vous. »
J'ignore depuis combien de temps j'suis arrivé là. Tout ce que je sais, c'est que je l'écoute. Que chacune de ces paroles, de cette incroyable chanson qu'elle chante ici, me traverse. J'ai pas l'habitude d'être mis à nu émotionnellement parlant aussi vite mais cette petite... Elle a ce pouvoir, rien qu'avec ces mots. Rien qu'avec cette énergie qu'elle met à son oeuvre. Elle me touche, droit au coeur et je retiens pas mes larmes. Je cherche même pas à les sécher, je les laisse simplement couler en profitant de l'instant. Je connais pas cette musique mais là, elle me fait remonter tout un tas de souvenirs et de sensations en moi. De la joie, de la tristesse, de la douleur. C'est étrange et incroyablement fort. C'est l'approche des fêtes de fin d'année, le souvenir de mon ex-femme, l'anniversaire de sa mort dans quelques jours. L'arrivée imprévue d'une grossesse dans la vie de ma copine et tout ce qui ça implique. C'est ce type qui, avant qu'on arrive sur cette avenue et que je la vois chanter, c'est fait péter la tête au fusil. C'est l'ensemble de tout cela. Un cocktail tellement explosif que je résiste pas. C'est bizarre, parce que c'est au moment ou elle s'arrête que c'est le plus dur. Sa voix a un truc, elle dégage un quelque chose qui m'a transporté. Et même si mes collègues applaudissent quelques secondes alors qu'ils sont pourtant restés en retrait, je pense qu'ils ne comprennent pas comme moi ce qu'il se passe ici, entre cette petite blonde et moi. On a partagé une émotion, je le lis dans ces yeux. Je l'approche, alors qu'elle se grille une cigarette, ce qui me fait penser que depuis que je suis en couple avec Aly', j'ai pas touché une seule fois à cette merde. Je souris et je hoche la tête, amusé par sa réflexion. Elle m'a fait pleurer, et pas qu'un peu. - T'as un vrai talent. C'était... Fort. Beau. C'était... Puissant. les mots tombent au compte goutte parce que j'suis pas certain de trouver la meilleure façon d'exprimer tout ça. C'était plus que juste une fille dans la rue qui chante en jouant de la guitare. Et je crois que je l'ai compris dès que je l'ai vue, par la fenêtre du camion. - Merci. Merci pour l'émotion et l'énergie que t'as mis dans ton oeuvre. J'en avais besoin. et je sens que mes yeux se remettent à briller, sans que je puisse le contrôler. J'avais besoin de quelque chose comme ça, d'un p'tit truc éphémère dans la vie, dans la journée, qui me rappelle que le monde ne tourne pas simplement autour d'un mec qui s'est suicidé. Elle me rappelle que je suis bien vivant et que même si ce mec est mort, même s'il pointait son fusil dans ma direction, au final c'est bien mon coeur qui bat. Et il bat suffisamment fort pour capter ce qu'elle ressent, la blondinette.
La musique, c'est toujours ce petit truc qui t'a sauvée. T'as beau l'avoir boudée quelques semaines, tu reviens toujours vers elle, c'est ton exutoire, c'est ton médicament le plus sain, le plus inoffensif. C'est l'unique façon que t'as de laisser sortir tes émotions, parce que t'es pudique sur le sujet. Il n'y a que cette vieille amie et ton whisky qui sont capable de faire sortir tes mots convenablement. Mais t'essaies de te calmer avec l'alcool, t'essaies de faire l'impasse sur tes addictions, mais tu sais que tu vas pas tarder à craquer. T'as jamais été très douée pour résister à tes vieux démons. T'as cette part d'ombre omniprésente en toi, tu te complais dans ce que tu es. Tu n'essaies même plus de laisser la lumière entrer en toi, parce que t'arrives toujours à l'éteindre malgré toi. Tu l'as fait avec Honey, avec Ahri, avec Hayley. T'as conscience que même quand tu veux sauver les gens de toi, tu les détruis. Tu l'as fait il y a moins d'un mois, tu l'as refait aujourd'hui, mais ça te fait plus mal que jamais. Parce que t'es pas compatible avec les belles choses, t'es pas assez bien pour qu'on t'aime, pour aimer. Tu te répètes ces choses tellement souvent que tu préfères souffrir en silence de l'imaginer aux bras d'autres que toi en te disant que c'est mieux pour elle. Tes doigts qui glissent sur tes cordes se serrent par moment, en te disant cette chose. T'as fui, et c'est bien fait pour ta gueule si elle se pavane avec une autre devant ta gueule.
Tu relâches tout en posant ta guitare. T'es applaudie par tout l'escadron de pompiers en retrait derrière l'unique homme qui a osé s'avancer. Tu feins un sourire gêné, t'as pas l'habitude d'être applaudie en solo. T'as toujours marché avec ton groupe, mais la mort de Maverick et ton départ de quelques semaines a marqué la fin de cette belle collaboration. T'es toute seule, avec ta voix, tes fêlures profondes, ta voix et ton style atypique. T'écoutes les compliments du lieutenant des pompiers et tu ris légèrement. « La dernière fois qu'on m'a dit que j'avais du talent, j'ai fini vingt-six jours enfermée. Vous comptez pas m'enfermer dans une cellule, ça va ? » T'essaies d'en plaisanter, mais t'es pas à l'aise avec les compliments. Parce que Keith t'a volé le plaisir d'être quelqu'un de reconnu pour ça. « La musique, c'est fait pour ça. Faire sortir des émotions fortes, elle aide à se sentir mieux. Tout dépend notre état d'esprit. Parfois, ça sauve les gens. » Toi, ça t'a sauvée de nombreuses fois. Ca a failli te tuer qu'une fois, et c'était pas ta faute. Le type était fou, c'est tout. Tu lui offres un sourire sincère, au pompier. Tu tires sur ta clope et t'as une idée derrière la tête, qui sort, comme ça. « Vous chantez, un peu ? »
Je suis loin de prétendre que je m'y connais en musique. Mais je sais encore reconnaitre une personne qui a du talent quand j'en vois une. Et cette petite, elle dégage ce truc particulier. Elle vit son art, littéralement. J'en suis impressionné. Je reste sur le cul d'avoir réussi à pleurer devant elle, après l'avoir écoutée deux minutes chanter. Mais j'ai besoin de ça dans ma vie, de la musique, des gens bien vivants. Je côtoie si souvent la mort qu'il m'est indispensable de pouvoir profiter des petits instants de bonheur. Je suis un homme, avant d'être un pompier. J'ai un coeur, un esprit et même si je suis forcé d'encaisser ce que la vie fait de pire, je dois continuer à avancer, à sourire aux autres. A venir les aider. D'autres vies en dépendent. Et même si c'est compliqué, je sais que quand j'enfile mon uniforme, je dois mettre ma vie de côté. Mes problèmes n'ont pas leur place à la caserne. Ma copine enceinte de mon premier enfant ne représente pas pour autant une excuse pour ne pas risquer ma vie. La décès de mon ex-femme ne me donne pas non plus le droit d'être triste. C'est comme ça. Penser aux autres, c'est mon métier. Je ne m'attendais pas à une telle réponse en retour de compliment. J'en reste sans voix, me demandant presque si je viens de rêver ces paroles. Je mets quelques secondes à faire les liens dans ma tête. Cette petite blonde devait faire partie des disparus. J'ai suivit l'affaire de très loin grâce à mon amie de la police mais j'étais bien trop occupé au feu pour en plus me préoccuper de tout ça. Mais la clairement, je prends une claque dans la gueule. Ca fait tout drôle de dire les choses de manière aussi directe. - Excuse moi, je voulais pas te rappeler de mauvais souvenirs. J'ai juste... Vraiment apprécié. j'essaie de reformuler comme je peux, je me sens très con d'un coup. Faut dire que j'ai jamais pu prendre conscience de l'ampleur de l'histoire. Je l'écoute parler de cet art qu'elle maîtrise parfaitement et elle me fait encore sourire. Et je la rejoins sur l'ensemble de ces mots. Je suis d'accord avec tout ça et j'en hoche la tête. J'me demande si c'est ça qui l'a sauvée, elle aussi. Mais je pose pas la question. Parce que j'suis pas psychologue et donc pas spécialiste pour parler des sujets qui fâchent et parce que j'ai encore une fois, pas envie de lui faire revivre des trucs douloureux. - Peut-être que ça aurait pu sauver ce gars, tout à l'heure.. je pense à voix haute, merde. J'mentirai en disant que ça m'a rien fais. Et les mots sont sortis tout seuls, comme pour le confirmer. - Désolé, j'aurais pas du dire ça. Une sale intervention. j'essaie de conclure le sujet rapidement, parce qu'elle n'a nullement besoin de ça, à l'heure actuelle. Et je prends sa question comme une opportunité pour rebondir. Non, je ne chante pas. Mais le ridicule n'a jamais tué et j'suis prêt à essayer, pour elle. - Pas vraiment. Mais ça coûte rien de tenter. et c'est à mon tour de lui offrir un sourire chaleureux. L'un comme l'autre, on en a besoin de ces expressions joyeuses.
Tu peux sembler égocentrique à pleurer sur ton sort, sur toutes les galères de ton passé. Mais c'est comme ça que t'arrives à sortir la tête de l'eau, lentement. T'as pu avoir cette discussion avec ta mère, après six années de silence, d'absence, de haine nourrie par tes souvenirs négatifs. Parce qu'à tes yeux, c'était elle, la tête pensante de ton endoctrinement dans ce centre de thérapie de conversion, ce centre qui a tout détruit sur son passage. Cette thérapie qui t'a flinguée, toi, l'adolescente qui se cachait pour vivre ses relations jusqu'à te faire surprendre. Tu t'es rendu compte que c'était tellement plus simple pour toi de vivre dans la haine que de t'en dépêtrer du jour au lendemain. Ta mère n'était qu'un pion de plus dans les dérives sectaires de ton paternel. Et le pire, c'est que lui non plus, tu ne lui en veux plus. T'as plus cette force, cette rage qui te tenait debout. T'as simplement cette désolation pour ton petit frère, dont t'as eu aucune nouvelle lors de ta visite. Tu ne sais pas s'il est resté avec lui ou avec elle. T'as même pas posé la question, finalement. T'étais trop occupée à encaisser la nouvelle du divorce de tes parents, les excuses de ta génitrices, le récit de ses pleurs quand elle a vu ton nom dans les journaux, parce que l'information de vos disparitions s'est exportée dans ton Canada natal. T'as fait de ton mieux pour calmer ses émotions, pour contrôler les tiennes. Tu fais toujours de ton mieux, mais t'as toujours merdé en la matière. Tes émotions, c'est ton point faible. Soit tu montres tout, soit rien. Souvent, on te voit imploser, mais les mots ne sortent jamais. Quand tu as un torrent de rage qui coule en toi, tu exploses, tu laisses tout un saccage derrière toi. T'as bien fini par te battre avec des inconnus pour un regard de travers, c'est dire.
Pourtant, tu parles de ton enfermement chez Keith comme si c'était normal. Parce que ça fait partie de toi, maintenant. Et t'as limite tendance à te conforter dans l'idée que c'est tout ce que t'es, maintenant. Numéro quatre sur la liste. Un numéro sans importance, un numéro tiré au hasard sur une liste. C'est tombé sur toi comme ça pouvait tomber sur quelqu'un d'autre. T'aurais pu être la première comme la dernière, les conséquences seraient les mêmes. Tu vois que ça le met pas à l'aise, le pompier, alors tu souris pour calmer son malaise. « Ca va, vous en faites pas. Mais merci. D'apprécier ce que j'fais. » Ils sont compliqués ces mots que t'emploies. Ils devraient pas l'être, mais t'es hésitante sur la marche à suivre. Tu le regardes, t'es intriguée et interloquée par cette phrase, qui pour toi n'a aucun sens, mais qui semble en avoir beaucoup pour lui. T'en demandes pas plus que les informations qu'il t'offre, il doit sans doute être tenu au secret professionnel. « Pas de soucis, j'comprends. Y a des trucs qui marquent. » T'es bien placée pour le savoir, toi qui a découvert ce périmètre de sécurité il y a deux ans, avec le corps de ton pote encerclé de flics, de pompiers, de voyeurs. Tu balaies ce souvenir de ta mémoire, te recentre sur une musique qu'il pourrait connaître. Tu jauges son âge dans la trentaine. Tu connais des classiques, et tu te lances dans Feeling Good, et t'espères vraiment qu'il va pas te lâcher devant ses collègues. « Birds flying high, you know how I feel. Sun in the sky, you know how I feel. Breeze driftin' on by, you know how I feel... »
Le truc, quand je regarde cette jeune blondinette, c'est que je me rappelle à quel point la vie peut nous mettre à l'épreuve. Parce qu'elle est jeune -plus que moi j'veux dire- et pourtant, son visage reflète des blessures passées qui sont bien ancrées en elle. J'peux pas imaginer à quel point elle en a bavé ces dernières semaines, parce que ce genre de choses, il faut les vivre pour comprendre. Je sais seulement qu'elle me rappelle certaines personnes, autant des gens que j'connaissais bien que des inconnus. Certains sont décédés, d'autres s'en sont sortis et font comme elle: ils se battent pour la vie. Et moi, c'est ce que je vois en elle, en cette fille dont j'ignore jusqu'au prénom. Je vois une battante qui sort dans la rue et qui expose ces émotions à qui voudra prendre deux minutes pour les entendre, les partager. Avec de la chance -ou pas-, c'est tombé sur moi, esprit torturé par des centaines d'âmes que je n'ai pas pu secourir. Ca me rappelle qu'un jour, on a cherché à tuer la musique. Ca s'est passé à Paris, dans une salle de spectacle, remplie ce soir-là. Et c'est l'un des pires souvenirs de ma vie. Je sais pas s'il existe réellement une thérapie pour ça, quand on a assisté à ça. Je sais seulement que parmis tout ces gens qui se sont fait descendre, certains auraient pu être comme elle. Des petites étoiles dispersées sur la planète, avec un talent qui leur est propre. Ce soir-là a scellé ma fin de carrière de pompier de Paris. Parce que c'était une boucherie. Parce que j'pensais pas qu'on pouvait infliger autant de haine et de destruction à des innocents. A un être vivant en général, tout compte fait. Parce que j'ai passé les mois qui ont suivis à revoir la scène, à être persuadé que mes mains étaient couvertes de sang. Mais dans le fond, c'est pas vraiment ça qui compte. Parce que je suis vivant, là où d'autres sont tombés sur les pavés de la belle capitale de France. Parce qu'au final, j'ai eu la chance de pas prendre une balle perdue ce soir-là, alors que personne était capable de nous dire ce qu'il se passait réellement. Et que putain, j'me rends compte que cet évènement... Il s'est jamais refermé en moi. Peut-être que je ne passerai jamais au dessus, j'en sais rien. Aucun pyschologue, aucune aide n'a été suffisante pour empêcher les cauchemars. Je vis, c'est tout ce qui compte. Je vis et j'suis encore capable d'admirer une étoile qui illumine la rue avec son talent et ces sentiments. C'est ça, l'important.
Quand je discute avec elle, j'me rends compte que ces paroles me touchent; sans doute plus qu'elles ne devraient d'ailleurs. C'est sans doute parce qu'en arrivant, j'ai accepté de pleurer, de lui montrer une part de ma sensibilité. Et je ne regrette pas, parce que si elle a été capable de faire ça, c'est qu'elle en vaut la peine. J'crois qu'elle a quand même du mal avec les compliments alors je ne m'attarde pas là-dessus. Peut-être que c'est lié à un traumatisme, peut-être qu'elle a simplement du mal avec ça. J'en sais rien et j'suis pas assez proche d'elle pour demander. Et mon uniforme ne représente pas un passe-droit pour poser des questions plus personnelles. - C'est valable pour n'importe qui, je crois. que je réponds en haussant légèrement les épaules. On porte tous en nous des blessures. On a tous des trucs qu'on garde en tête. La vie est comme ça. L'heure est à la musique et je crois qu'elle souhaite que je me joigne à elle. La vérité, c'est que je chante mal, très mal. Même les pigeons vont s'enfuir. Mais soit, j'suis pas contre cet instant particulier alors j'y mets du mien. Le ridicule ne tue pas après tout. Alors je la laisse commencer, je l'écoute et reconnais la musique. C'est ma génération, bien vu l'artiste. J'ai presque envie de lui dire de continuer parce que bordel, elle a une sacrée voix. Sauf que c'est mon tour. Allez, faut se lancer et au pire, les collègues se moqueront ensuite. Alors je me racle la gorge, tousse dans ma main pour faire genre que j'suis prêt. ~It's a new dawn, it's a new day, it's a new life, fooooor me, and I'm feeling good..~ et je termine en faisant genre de faire de la batterie, comme le ferait un bon rockeur. Sauf qu'avec moi c'est... Ridicule. Et je ne parle même pas de ma voix. Ca va être très décevant pour elle, qui avait mis la barre si haut. Mais.. J'aurais essayé, c'est déjà pas mal, pas vrai ?
Tu sais, toi, que tout le monde porte en lui des blessures qui ne guérissent pas, qui ne disparaîtront jamais. Quand tu regardes cette équipe de pompiers, tu peux remarquer que l'un d'entre eux vient de se séparer de sa femme. Que l'autre gars, juste à côté, est en train de perdre sa mère. Celui qui conduisait le camion, lui, il n'a jamais oublié la fois où son père a malencontreusement écrasé son chien dans l'allée. Mais l'homme face à toi, il a beaucoup plus de blessures que les autres, on sent qu'il prend toutes les interventions où il n'a pas réussi à sauver sa victime comme un échec, comme une nouvelle entaille à son âme meurtrie. Mais tu sens que quelque chose de plus profond l'a anéanti, le hante encore, au delà de tous les autres. Lui, tu sens qu'il a perdu quelqu'un qu'il n'espérait pas voir mourir, mais t'as pas encore réussi à cerner ça. T'as pas le courage d'entrer en profondeur dans ses blessures sans y mettre des mots. Tout ce que tu sais, c'est que tes mots chantés de tout à l'heure sont entrés en lui et que ce torrent d'émotion n'était que la traduction de ses silences qu'il s'imposait, des tourments qu'il entretient.
T'es pas douée, comme fille, pour encaisser les compliments sincères et touchants. T'es du genre à tout donner quand tu chantes sans rien demander en retour. Tu partages le peu que t'as, et c'est la première fois qu'on s'arrête en pleurant au son de ta voix et de tes blessures. La première fois qu'on te dit dans les yeux que t'as du talent sans te maintenir captive. T'avais perdu ce goût là, de la reconnaissance honnête et désintéressée. C'est sans doute ce qui te donne un peu de baume au coeur pour un petit bout de la journée que tu passeras ici, jusqu'à rejoindre Kael pour la soirée. « Sans doute, ouais.. » que tu réponds en haussant les épaules à ton tour. Tu sais pas quoi dire de plus sur le sujet. En même temps, t'as pas tenu de vraie conversation pendant des semaines, t'es plus vraiment bavarde. Quand tu lances tes premières notes de guitare, que tu lances le premier couplet, tu sais pas ce qu'il vaut, ton nouveau camarade en uniforme, et t'as choisi du lourd quand même. Nina Simone, c'était une sacrée voix, et la reprise de Matthew Bellamy, c'est pas de la tarte non plus. Mais il se démonte pas, malgré sa voix qui t'arrache un léger rire silencieux. C'était si prometteur, pourtant, jusqu'à son solo de air drum. Tu continues de chanter, l'invite à se joindre à toi par moment. T'incites même ses collègues, trop occupés à dégainer leurs téléphones pour filmer leur supérieur se ridiculiser, mais aucun d'eux n'avait osé se mouiller. T'es amusée de la situation, parce qu'ils sont moins sereins quand ils se joignent à vous. « Merci les gars, vous avez refait ma journée. » que tu conclus finalement à la fin de ton improvisation.
Jamais je n'aurais cru que la journée se passerait comme ça. En me levant ce matin, j'étais bien loin de me douter que j'allais finir dans une des avenues de Boston, à chanter et pleurer devant une jeune fille. Et c'est pour cela que j'adore mon boulot, même s'il est risqué, même si je vois quotidiennement des trucs horribles. Ce métier, c'est l'occasion de casser la routine, de se dire que chaque jour est différent. On sait jamais sur quoi on va tomber, et c'est ce que j'aime. Et parfois, on se surprend même en dehors des interventions, à faire de belles découvertes. Comme la fois ou on a bu un café avec un mec qui tenait un p'tit stand, sur le trottoir. Ou une autre; lorsque des gosses jouaient au ballon dans les rues tranquilles d'un quartier résidentiel et qu'on a tapé la balle avec eux, pendant cinq minutes. C'est des instants courts mais tellement sympas, tellement prenants. Et le truc qui me marque à chaque fois que ça arrive, c'est que tout le monde à un sourire sur le visage. Peu importe tes blessures, ton passé ou les emmerdes que tu peux avoir dans ta vie. A ce moment-là, tu te contentes de sourire et d'apprécier. Aujourd'hui, avec cette blondinette à l'incroyable talent, c'est ce qu'on fait.
J'vais pas dire le contraire, je chante comme un pied. Et j'me ridiculise auprès de mes collègues, aussi. Mais je m'en fiche. Au pire des cas, je finirai dans le dvd du best-of de la caserne. C'est pas un soucis. Parce qu'au fond, quand je regarderai la vidéo, j'me dirai que ces quelques minutes, elles étaient géniales. Alors finalement, quand elle s'arrête de chanter et qu'elle nous remercie, je suis presque déçu que ça s'arrête. C'est parfois dur de retourner dans la brutalité du monde quand on touche des doigts à la délicatesse et au petit bonheur. Mais je le sais, on a pas le choix. - Merci à toi, sincèrement. C'était génial. que je dis en lui souriant, avant de tourner les talons. Sauf que j'ai ce petit truc en moi, qui me dis que j'peux pas laisser les choses se finir comme ça. C'est beau parce que c'est éphémère, c'est vrai. Mais j'ai encore envie de goûter à cette humanité qu'elle partage, à cette émotion qu'elle chante. Et rien que pour ces raisons, je me tourne à nouveau vers elle. - Dis.. Je sais que ma demande peut paraître étrange mais... Ca te dirait, un jour, de venir chanter à la caserne ? okay, c'est sûrement la demande la plus étrange que j'ai faite de ma vie. Mais je pense que ça peut être une bonne idée. Apporter son talent, ce petit truc qu'elle a en elle dans une caserne, à l'endroit même où on a parfois besoin d'un soupçon de frisson pour se remotiver. - J'ignore si ton projet est de continuer dans la musique. Mais ce que tu possèdes... C'est précieux. Et je sais que certains pompiers de la caserne ont des contacts à droite à gauche. Ca vaut peut-être le coup de se renseigner. je sais pas trop ce que ma parole vaut, à ce stade. Je sais seulement que ce que je dis est vrai. Que peut-être qu'on pourrait l'aider à se faire connaitre, reconnaitre. Je connais pas ce monde mais il y a des pompiers qui savent s'y retrouver. Et j'me dis que ça vaut la peine d'essayer. Si elle le souhaite, évidemment. Mais quoi qu'il en soit, je le lui dois bien.