C'est sur une plage de l'Alaska que commence son histoire. Sur l'île Kodiak, dans l'Océan Pacifique, plus précisément.
Les cris d'un bébé, emmitouflé dans un panier d'osier font écho au fracas des vagues sur le sable. Il est seul, sans doute abandonné; peut-être dans l'idée que l'océan viendrait lui même prendre ce rejeton. Ce petit bout devra attendre le premier passage de promeneurs au petit matin pour que quelqu'un daigne s'intéresser à lui. C'est une dame d'un âge déjà avancé qui pose en premier son regard sur ce petit ange qui ne demande qu'à être aimé. Elle ne sait ni d'où il vient, ni qui il est.
Tout ce que ce petit possède, c'est une chaîne en argent qu'il porte autour du cou, avec un pendentif en forme d'ancre sur lequel est inscrit ~Elijah~.
C'est ce prénom qu'il gardera, comme simple héritage de ce passé qui restera malgré tout un grand mystère pour lui, comme pour sa nouvelle famille. Le couple qui l'a trouvé décide de l'élever, heureux de cette opportunité de pouvoir devenir des "parents" à plus de soixante-dix ans. Ils l'adoptent officiellement quelques mois plus tard, sous le nom de Elijah Drake Monroe, son deuxième prénom associant le côté marin à la force et à la majestuosité du dragon.
Le petit garçon grandit suivant les coutumes de ceux qu'il considère comme ses parents. Chaque jour, ils vont à l'océan tôt le matin; chaque jour, il doit ramener du bois pour nourrir la cheminée. Elijah grandit loin de la technologie, des smartphones et de ce que les gens appellent "télévision". Loin de la folie des grandeurs, il apprend les valeurs essentielles de la vie; le respect, la tolérance, la générosité pour ne citer que celles-là.
Aussi vite qu'il sait marcher, le petit homme apprend à nager. Et il fait ça très bien, même mieux que courir ou que quoi que ce soit d'autre. L'eau l'appelle, c'est son élément. C'est lui, le poisson de l'histoire. C'est sa mère qui l'entraîne, qui lui donne des cours. Elle l'appelle ~Nirvelli~ , comme l'enfant de l'eau, en inuit. Cela restera d'ailleurs son surnom.
L'année de ses six ans, alors qu'il se promène avec sa mère sur la plage, celle-ci est prise d'une violente douleur dans la poitrine. En l'espace de quelques minutes, elle s'écroule sur le sable, non loin de l'endroit même où elle l'avait trouvé, six années plus tôt. Non formé aux gestes de secours et incapable de la laisser seule pour aller chercher de l'aide, Elijah est contraint de la regarder mourir, impuissant. - Tu es le fils de l'océan. murmurera-t-elle avant de se taire à jamais. Il restera immobile contre son corps jusqu'à l'arrivée de son père, qui commençait à s'inquiéter.
Suite à cet évènement tragique qui l'affecte particulièrement, il décide de changer son nom de famille et de prendre également celui de la vieille dame. Son nom devient donc ~Monroe-Jackson~. Elijah est bien décidé à continuer à honorer sa mémoire. Ainsi, pour elle, il poursuit les cours de natation, cette fois de manière plus officielle. Reconnu comme l'un des meilleurs espoirs en natation du pays, on lui propose rapidement des bourses sportives. Mais non, très peu pour lui. Incapable de laisser son père tout seul, ce dernier vivant très mal le décès de sa chère et tendre. Elijah le sait, s'il vient à partir, le vieil homme se laissera mourir. C'est donc inconcevable pour lui. Alors il le force à bouger, à garder cette autonomie malgré son grand âge. L'adolescent apprend à pêcher à ces côtés, à utiliser une barque et c'est ainsi qu'il emmène le vieil homme, au moins une fois par semaine en promenade, sur l'eau.
Lorsque ce dernier finit par devenir trop faible pour marcher, Elijah s'arrange pour lui trouver un fauteuil roulant et ainsi, poursuivre les sorties. A quatorze ans, il est capable de gérer ses études, de continuer à nager tout en s'occupant d'une maison et d'un vieil homme qui devient dément. C'est alzheimer. Celui qui l'a aimé comme un fils finit par ne plus le reconnaitre lorsqu'il franchit le pas de la maison. Mais il n'abandonne pas pour autant. Malgré les envies de craquer, les soirées et nuits passées à pleurer, le jeune homme ne lâche pas l'affaire. Il continue à faire sortir le vieillard, à le promener au bord de l'océan. Parfois, ce dernier est capable de lui raconter cette fameuse matinée, le jour où sa femme l'a trouvé, petit bébé abandonné. Ces jours-là, il ne l'appelle pas en disant "hey gamin" mais bien en prononcant Nirvelli.
Les semaines passent, avec ce quotidien qui empire. Cette démence qui prend le pas sur le reste, sur les souvenirs de celui qui restera à jamais, son père. Un soir, dans un élan de lucidité, ce dernier lui prend la main et, alors que les larmes se mettent à couler sur ces joues, l'implore de le tuer. De ne pas le laisser vivre dans cet état, sans même être capable de se souvenir de lui. Il lui demande de le promettre mais Elijah en est incapable. - Je t'aime, mon fils. finit-t-il par dire de sa faible voix. Mais c'est trop pour lui, pour l'adolescent qu'il est toujours. Il court, aussi vite qu'il peut et retourne sur cette plage, là où tout a commencé. Les pieds dans l'eau gelée, il implore, autant le ciel, que l'océan, que l'esprit de sa mère. Que quelqu'un lui réponde. Et il finit par hurler, par lâcher ce grand cri de détresse qu'il retient depuis tant de mois. Lorsque c'est fait, qu'il a finit de sécher ces larmes, il se décide à rentrer, à retourner à ses obligations.
Ce soir-là, en rentrant de la plage, il ignorait encore qu'il n'aurait plus jamais l'occasion de parler à son père. Ce dernier s'était éteint, dans son fauteuil; dans l'exacte position dans laquelle Elijah l'avait laissé. Jamais il n'aurait l'occasion de répondre à cette dernière phrase qu'il avait prononcée. Pour toujours, il garderait en lui le regret d'être parti, de ne pas avoir compris que le dernier souffle arrivait.
L'année de ses dix-sept ans, Elijah en a assez de cette vie monotone qu'il mène. Pas qu'il soit malheureux, lui qui est toujours fourré dans la forêt, dans les réserves naturelles pour observer les animaux de l'Alaska ou qui part à l'assaut des glaciers; mais il veut plus. Le souvenir de l'impuissance ressentie face à la détresse de sa mère le hante. Il fait souvent des cauchemars à ce sujet. Il veut être capable de sauver des vies, sans pour autant quitter l'océan. Alors il se tourne vers l'armée, la Marine américaine. Il s'engage dans la seule unité qui correspond à ses désirs: la garde côtière. Le voilà qui quitte sa terre natale et qui pose pour la première fois de sa vie, le pied sur le continent. Formé à Cape May dans le New-Jersey, le "seaman" qu'il est encore se fait repérer pour ses qualités de nageur. C'est un véritable hors-bord, rapide et efficace dans chacune des missions qu'on lui donne. Son problème, c'est qu'il n'a rien à perdre. Jugé bien trop imprudent par son formateur, Elijah tâche quand même de lui prouver qu'il peut se fier à lui. Alors il bat les records de natation, les uns après les autres, sans pour autant s'en vanter. Il ne fait pas de bruit dans les rangs, ne cherche pas à être le gars drôle ou sympa de l'équipe. On lui donne une tâche et il l'exécute, point barre.
Son attitude lui vaudra un séjour au "trou", après qu'il ait ouvertement contesté une décision de son lieutenant. Ce dernier viendra lui-même le chercher, pour le réintégrer au reste des apprentis. Elijah devient un leader pour le groupe, notamment lorsque les jeunes marins sont laissés deux jours dans l'océan, livrés à eux-même. Un exercice qui le fera sortir du lot, pour sa capacité à tirer les autres vers le haut.
Le jeune homme fête ses dix-huit ans et se retrouve officiellement diplômé "nageur sauveteur de la garde côtière militaire américaine". La cérémonie de remise des insignes restera malgré tout pour lui un grand moment de solitude, n'ayant personne avec qui partager sa joie. Une nouvelle fois, c'est vers l'océan qu'il se tourne. C'est face à l'horizon qu'il se prend à raconter ses journées, ses envies et ses déceptions. Comme si de part l'étendue bleue, ses parents pouvaient l'entendre.
Elijah souhaite retourner en Alaska et exercer ses fonctions là-bas. Mais on en décide autrement à sa place. Son formateur lui demande explicitement de le rejoindre dans l'unité de Californie, à Santa Barbara. Heureux de pouvoir apprendre de ce vieux "loup de mer", il accepte le poste. Seulement, son imprudence lui manque de se faire tuer en mission et il écope une nouvelle fois d'un passage à l'ombre. Cette expérience lui sert de leçon de vie et Elijah revient plus fort, et encore meilleur. Il montre à son lieutenant qu'il est capable de faire, capable de prendre des décisions même si elles entraînent parfois de lourdes conséquences. Il comprend qu'il va devoir vivre avec, que choisir qui vivra et qui mourra fait aussi partie du métier.
Dix-huit ans, c'est aussi l'année de sa première histoire d'amour. Demoiselle rencontrée au bar, séduite par l'uniforme et l'homme qui se cache dessous; ils passeront deux années ensembles et même s'ils envisagaient plus, le travail le rattrape. Avec quelques uns des membres de son unité, ils sont choisis pour renforcer la Navy et se retrouvent déployés sur des théâtres d'opérations, aux quatre coins du monde. Beaucoup de voyages certes, mais pas l'occasion de visiter. Elijah travaille ensuite en soutien de l'organisation Médecins Sans Frontières et participe à plusieurs campagnes en leur faveur, apportant ses compétences notamment lors des sauvetages en mer.
De retour à la maison à San Francisco, il découvre que sa belle est partie et ce, depuis déjà un moment. Pas le temps de se morfondre sur sa perte, le jeune homme est appelé à une promotion. L'année de ses vingt-trois ans, il s'envole pour New-York City et intègre l'unité qui s'y rapporte, le tout en prenant du galon. La garde côtière lui offre également de reprendre ses études; le faire rentrer en deuxième année de médecine grâce à la validation de ses acquis d'expérience, le tout dans le but à terme de faire de lui un médecin, que ce soit pour la Marine américaine ou dans le domaine civil. Désireux de porter secours et de pouvoir approfondir ses connaissances, il accepte. S'en suivent des mois à jongler entre les cours à l'université et la base militaire, où il prend toujours des gardes. Un accident qui le marque à vie, également, lorsqu'une nuit, l'un de ses collègues et ami ne revient pas de mission et est avalé par l'océan. Le corps ne sera jamais retrouvé, sans doute entraîné avec l'épave qui a coulée. Pour lui, la remise en question est longue et compliquée. Il s'enfonce dans le sport, manque de rater ses examens. Peu à peu, il tâche de reprendre pied. De vivre pour ceux qui ne le peuvent plus désormais. Cinq années passées dans la grande pomme avant qu'on ne lui propose une nouvelle promotion: devenir premier-maître principal à Boston à condition qu'il réussisse les examens d'entrée d'Harvard pour sa sixième année d'études. Admission qu'il passe sans problème et le voilà qui arrive dans la capitale du Massachusetts, juste à temps pour la rentrée. Le rythme sera aussi exigeant qu'à New-York mais peu importe, avec tout ce qu'il a déjà vécu, il est capable d'encaisser.
Décembre 2009, Santa Barbara, Californie.
C'était ce qu'on appelle communément une sale journée. De la pluie et du vent en continu depuis déjà des heures et aucun signe d'amélioration à l'horizon. La nuit était tombée une heure plus tôt, rendant la visibilité à l'extérieur quasiment nulle. Pour Elijah, c'était presque une première expérience. Quelques mois plus tôt, il était encore à l'école de formation des nageurs-sauveteurs, à se jeter à l'eau du haut d'un simulateur. Aujourd'hui, la réalité était bien différente; s'il avait déjà eu l'occasion d'aller braver les vagues quelques fois, il n'était encore jamais intervenu sur une grosse situation.
Chacun des autres marins présents à la base ce soir-là lui prédisaient une nuit agitée en rigolant. On lui disait qu'avec un temps pareil, la centrale allait appeler d'une minute à l'autre et qu'il connaitrait enfin, le goût du sauvetage périlleux.
Des anecdotes, on lui en avait donné à la pelle, pour ainsi dire. Des prétentieux qui affirmaient avoir tout vu, d'autres qui cherchaient plutôt à le mettre en garde. Elijah avait une place à se faire au milieu de tout cela, dans cet univers si particulier ou chaque mission pouvait être synonyme de non-retour. Son mentor, c'était son ancien formateur, qui l'avait personnellement choisit pour intégrer son unité, décelant en lui des capacités particulières et un amour de l'océan qui lui était propre.
C'était un type qui avait de l'expérience; il portait un sacré bagage derrière lui. On racontait tout un tas d'histoires à son sujet; les sauvetages qu'il avait réalisés, toutes ces vies qu'il avait sauvées. Il faisait partie des "héros". Un homme d'une quarantaine d'années, au premier abord froid mais qui devenait plus sympathique lorsqu'on le connaissait mieux.
Leur relation n'avait pas été évidente au début, surtout quand Elijah avait manifesté son intention de pulvériser tout les records aquatiques de l'officier. Ce n'était que des chiffres mais le jeune homme voulait prouver qu'il était spécial. Qu'il n'était pas là par hasard. Comportement qui n'avait pas plu à l'officier, qui l'avait sanctionné en rendant son apprentissage plus dur, en étant plus strict et en mettant à chaque fois, la barre à atteindre plus haute. La fougue de la jeunesse, la prétention d'Elijah se confrontait directement à l'égo et au savoir du lieutenant. Pourtant, c'est bien de là qu'est née leur complicité.
Les marins se mettaient à table, partageant toutes sortes de blagues pour détendre l'atmosphère. Lui, le jeune, se contentait d'écouter et de rire. A dix-huit ans, il était le plus jeune nageur-sauveteur de la garde côtière américaine et il n'avait pas -encore- la légitimité pour s'affirmer avec les autres. Faire ses preuves, c'était ce qu'on lui demandait. Et pour cela, il allait devoir montrer qu'il méritait d'avoir été recruté. Alors il patientait, il était attentif aux paroles de ses collègues et tâchait simplement de garder en tête toutes les informations qui pouvaient être utiles à son développement personnel.
Son coeur se mit à battre la chamade, aussi soudainement que la sirène retentit dans la base. Un navire de pêche avait lancé un appel de détresse, ne parvenant pas à revenir vers la côte. L'appel ne précisait pas le nombre de personnes à bord ou si l'un d'entre eux pouvait être blessé.
Branle-bas de combat dans la base, alors que tout le personnel de la mission se préparait. Elijah se dirigea vers son casier et enfila sa tenue de plongeur, prenant garde à bien ajuster son gilet et à n'oublier ni ses gants, ni son masque. Sprint jusqu'à l'hélicoptère dont les pales tournaient déjà, amplifiant l'effet du vent sur le visage de l'homme. Une fois à l'intérieur, l'excitation prit possession de son corps, au même titre qu'une bonne dose de stress; le poussant à battre du pied sur le plancher. Son mentor en face de lui avait le sourire sur les lèvres. - Tu vas descendre aujourd'hui. déclara-t-il simplement en lui faisant un clin d'oeil. Descendre, ça voulait dire se faire hélitreuiller sur le pont si le navire était toujours là. Ou plonger directement à l'eau, s'il avait coulé entre temps. Autrement dit, c'était un peu comme un baptême pour lui.
Profonde inspiration qu'il s'autorisa à prendre avant de regarder à l'extérieur, par les fenêtres de l'appareil. C'était tout noir. On voyait que dalle, pour dire les choses clairement. Et c'était dans cette merde qu'il allait devoir se rendre. Nageur-sauveteur, c'était sympa comme métier. L'appareil volant subissait les assauts répétés du vent et malgré le contrôle incroyable du pilote, la carcasse tremblait. Tape sur l'épaule qu'il reçue d'un autre membre de l'équipage, qui lui fit signe de finir de s'équiper. Ils allaient arriver sur les lieux.
Le co-pilote signala qu'ils étaient désormais sur la zone, d'après les coordonnées gps. Ca allait bientôt être à lui de jouer. Elijah sortit une petite boîte de dragées à mastiquer d'un des rangements de l'appareil, avant d'en mettre une dans sa bouche. Ca aussi, c'était une astuce de son mentor. Mâcher l'une de ces petites pâtes pour ne pas sentir le goût salé de l'eau. Bête, mais efficace.
L'hélicoptère se stabilisa et son lieutenant ouvrit la porte latérale avant d'allumer le projecteur. La pluie s'inflitra à l'intérieur de la cabine, venant gifler les joues du jeune sauveteur. Il fallait d'abord repérer le navire, des débris ou des corps à la surface avant de descendre. Et c'est pour cela que l'officier balayait les flots avec la forte lumière blanche; pour tenter d'apercevoir un signe de vie. Elijah constata à quel point l'océan était démonté. Les vagues se fracassaient les unes sur les autres avec une violence incroyable. Il ne pouvait même pas croire qu'un navire flottait encore là-dedans. L'étendue bleue ressemblait plus à une immensité noire et lugubre qu'autre chose. Un endroit que le commun des mortels préférerait sans doute éviter. Mais pas eux. Eli' s'approcha du bord, guettant lui aussi une trace de vie, quelque chose d'autre que de l'eau dans cette foutue obscurité. Il avait envie de descendre; l'adrénaline coulant dans ses veines lui criait d'y aller, d'aller braver les vagues, d'aller tester l'océan.
L'intrépidité de la jeunesse, qu'il n'arrivait pas à canaliser. Le truc chez lui que son mentor détestait, c'était bien ça. Etant devenu comme un fils pour lui, il avait toujours la trouille de savoir qu'il pouvait se mettre consciemment en danger. Et cette nuit, il allait devoir mettre ces inquiétudes de côté, pour laisser son apprenti faire le travail.
Soudain, il l'entendit crier en tendant le bras dans une certaine direction. Elijah plissa les yeux, se concentra mais ne vit rien d'autre que des vagues, plus grandes les unes que les autres. Il figea son regard et finit par apercevoir, entre deux lames d'écume, un navire. Si son coeur battait déjà fort dans sa poitrine, il accéléra encore en repérant le pauvre bateau, secoué, malmené par les flots. C'était comme une brindille prête à se briser à force d'être secouée, frappée de part et d'autre. - Ca va être à toi de jouer. lui cria le lieutenant en hochant la tête dans sa direction. Etait-ce de la fierté qui brillait dans son regard ? Une forme d'inquiétude ? Un mélange de tout cela ? Il était incapable de le dire, avec les circonstances du moment.
L'appareil volant se positionna au dessus du navire et le jeune homme put enfin distinguer deux hommes qui faisaient des signes de mains, tentant désespérément de ne pas tomber par dessus bord à chaque fois que le bateau se faisait percuter. La situation était réellement complexe pour eux. Et bientôt pour lui aussi. Gants qu'il enfila, visage fermé car concentré sur la tâche à accomplir. Son harnais ajusté et attaché au treuil, il était fin prêt à descendre. Une seconde pour fermer les yeux, pour apprécier chacune des sensations que lui offrait mère nature. Ne pas percevoir l'océan comme un danger mais comme son plus fidèle ami. Un ami aussi magnifique que dangereux, voilà tout. - L'océan n'attend que toi, Nirvelli. clin d'oeil de l'officier, le premier depuis sa mère à l'avoir appelé ainsi. Hochement de tête du jeune homme avant que son corps ne quitte enfin le support de l'hélicoptère. Câble qui lui permet de descendre précisément sur le pont, grâce au contrôle en amont du talentueux garde-côte.
Pieds qui foulent enfin le sol du navire, avant qu'il ne se détache du câble et fasse un signe de la main à son supérieur. Equilibre qu'il manque de perdre sur l'instant tant la carcasse est instable. Eau qu'il prend sans interruption dans la figure et qui l'empêche de discerner correctement l'espace autour de lui. La réalité est bien différente de la formation. Il n'est plus en sécurité désormais et même ses collègues ne peuvent rien pour lui, de là où ils sont. Livré à lui-même, au milieu d'un océan déchaîné, voilà ce qu'il est.
Deux marins sur le pont, deux vies qu'il peut sauver immédiatement. Appel de la main vers l'appareil volant pour demander un treuil et une évacuation. Mais c'est sans compter sur une vague qui déferle, frappe la coque et passe par dessus bord, envoyant Elijah valser au sol. Pas le temps de se relever qu'il en prend une seconde dans la figure. Il doit cracher pour enlever l'eau de sa bouche mais c'est comme s'il en revenait à chaque fois. La terrible impression de s'étouffer et d'être impuissant. L'océan ne fait pas de cadeau et ne fera preuve d'aucune pitié envers lui. Mais il se relève, parce que dans l'histoire, il n'est pas le seul concerné. Assistant un des marins pour le remettre sur le pied, la voie d'évacuation se présente à lui, enfin, et il arrive à harnacher le premier matelot au câble. Un signe de main et le voilà qui remonte, échappant enfin à la violence de la nature.
Le bateau percute une vague, cette fois de face. La proue s'élève dans les airs et Eli' est projeté contre le mur de la cabine, par la force de la gravité. Son corps est meurtri et il doit serrer les dents. Le navire retombe comme une masse et le jeune homme suit le même mouvement, s'étalant sur le sol à son tour. La situation dégénère clairement et ni lui, ni son mentor n'avaient envisagé un tel déroulement des opérations. Il tousse toute cette eau qui tente de pénétrer dans ses poumons, sensation désagréable et douloureuse qui l'accompagne et vient enserrer sa poitrine. Le sauveteur repère le deuxième marin, étendu au sol lui aussi et semblant inconscient. On lui a apprit à la formation que parfois, on ne peut pas sauver tout le monde. Que parfois, il n'y a plus rien à sauver. Mais Elijah est bien trop imprudent pour retenir ce genre de leçon. Alors il rampe jusqu'à lui et le retourne sur le dos. L'homme perd du sang mais impossible de clairement savoir où il est blessé. A moitié inconscient, le pauvre marin arrive quand même à lui faire savoir qu'il manque deux matelos à l'appel, probablement restés dans les cales pour se réfugier.
La situation va créer un dilemme. Si le lieutenant était là, il lui ordonnerait de remonter ce marin et de quitter le navire. Mais justement, il n'est pas présent. Et Elijah a tout le loisir de risquer sa vie, en toute conscience. Parce qu'à dix-huit ans, il n'a pas encore compris quelle est la valeur d'un coeur qui continue à battre. D'un sauveteur toujours vivant et opérationnel pour aider les autres. A dix-huit ans, il sait très bien qu'il va aller dans cette cale et qu'il tentera le tout pour le tout dans l'espoir de ramener les deux hommes à leurs familles.
A force d'efforts, il arrive à évacuer le deuxième matelot. Une seconde pour s'assurer que le corps remonte bien vers les autres sauveteurs et le voilà qui file aussi vite que possible vers l'intérieur du bateau. Appel radio du lieutenant, qui lui ordonne de remonter. Ordre qu'il ne prend pas en compte puisqu'il coupe purement et simplement le son des communications. Arrivé dans l'escalier qui mène à la cale, Elijah est obligé de se racrrocher aux rambardes pour espérer tenir debout. Mais même avec ça, il finit par tomber, tant la future épave se fait secouer. Marches en fer qu'il dégringole avant de tomber sur un sol déjà partiellement inondé. L'eau, il l'a jusqu'aux cuisses déjà. Le temps presse. - Je suis sauveteur de la garde-côtière, signalez-vous ! qu'il crie, tant bien que mal pour espérer obtenir un signe de vie. Dans le doute, il avance parmis les débris flottants et arrive dans une autre pièce. Un corps flottant s'y trouve et à son côté, un homme qui le tient. Pas besoin d'être médecin pour comprendre que l'un des deux est déjà mort. - On doit y aller, le bateau va couler. Vous ne pouvez rien pour lui. qu'il dit en se saisissant du bras de l'homme. Mais à sa surprise, ce dernier se dégage de son emprise, refusant de lâcher le corps de l'autre. - Je suis le capitaine ici. Si ce bateau coule, je coulerai avec. Et pas question que je laisse un de mes gars ici. cria-t-il en retour. Elijah était surpris par cette réaction et un peu désemparé. L'eau montait vite dans la cale, lui arrivant désormais jusqu'au ventre. Il devait à tout prix se dépêcher.
Dans l'espoir de faire venir le vieil homme, il attrapa le corps inerte et le tira avec lui vers la sortie. Mais la manoeuvre ne fonctionna pas et le capitaine le rattrapa, le forçant à lâcher le corps avant de lui mettre un coup de poing en pleine figure. Plus que surpris, Eli' perdit l'équilibre et s'écroula dans l'eau glacée. Obligé de battre des mains et des pieds comme un enfant dans une piscine pour retrouver la surface, il finit enfin, à son soulagement, par prendre une bonne bouffée d'air. - Sauve ta peau avant que l'océan ne t'avales, petit. le conseilla l'homme avant de se laisser emporter toujours plus loin. Mais Elijah n'était pas de cet avis. Renoncer n'avait pas intégré son dictionnaire, pas encore. Alors il s'élança aussi vite que possible à la poursuite du marin, malgré l'eau qui le gênait fortement dans sa progression. Arrivant presque à la hauteur de l'homme et alors qu'il allait lui poser la main dessus, ce dernier sortit d'un geste vif un objet de sa veste. Un pistolet, d'après la forme. Aussitôt, par réflexe, il s'arrêta et mit les mains en évidence au dessus de sa tête. - Il n'y a plus personne à sauver ici. déclara l'homme. Il était sûr de lui, ça se voyait dans ces yeux. Et sans que le sauveteur puisse faire quoi que ce soit, l'arme se retourna contre son propriétaire et la détente fut pressée. Un flash, un grand bruit, des sifflements dans ses oreilles et du sang plein les murs. Eli' resta sonné quelques secondes, subissant les assauts de l'eau sur sa peau sans même s'en rendre compte. Son regard était perdu sur cette eau qui rougissait à mesure que l'homme se vidait de son sang. Choqué, ne réalisant pas vraiment ce qu'il venait de se passer, son instinct de survie reprit le dessus, voulant le faire sortir de là. L'eau arrivait jusqu'à son cou désormais et il allait devoir nager pour retrouver les escaliers.
Jamais il n'avait pensé qu'un jour il nagerait dans une cale. Pourtant, c'était en train de se produire. Les bruits sourds du métal sous pression lui parvenaient de tout les côtés, signe que la carcasse allait sombrer. Les vagues qui venaient secouer le bateau le projetait contre les murs, malgré ses efforts pour garder le contrôle. Marches vers la sortie, escalier vers la vie sur lequel il tombe alors qu'il perd définitivement le contact du sol de la cale. L'eau monte, trop vite.
Arrivé sur le pont, il perçoit le faisceau lumineux de l'hélicoptère, braqué sur lui. Ce dernier se rapproche et tente de lui envoyer le câble pour le remonter. Il doit se tirer de là. Mais c'était sans compter sur une nouvelle vague. Bien plus grosse. Sans doute la plus grande qu'il ait jamais vue. Dans l'obscurité de cet océan déchaîné, cette masse d'eau a l'air d'un jugement dernier. Elijah sait qu'elle va retourner le navire, qu'elle l'emportera à jamais. Et pour la première fois de sa vie, il a peur. L'immensité noire semble même avaler le ciel, tant elle monte dans les airs.
L'appareil volant est lui-même obligé de reprendre de la hauteur pour ne pas prendre le risque de se faire toucher. Le câble disparait dans les airs et Eli' le sait, il ne tient plus qu'à lui de rester en vie. Alors, il calcule son coup; parce qu'il n'aura qu'un essai. Et quand la vague frappe, qu'elle fait dresser le navire pour la dernière fois, c'est le moment qu'il choisit pour sauter, pour éviter que l'épave ne l'entraîne ensuite vers le fond. Prenant appui sur la rambarde, il passe par dessus bord et attend patiemment son sort. Sera-t-il avalé, ou recraché par la nature ?
Il est englouti, il disparait sous les flots. Incapable de discerner le haut du bas. Incapable de quoi que ce soit. Si ce n'est de ressentir la température de l'eau, gelée, qui vient littéralement le poignarder. Comme des milliers d'aiguilles qui s'enfonçent dans son corps, qui viennent traverser sa chair, qui lui mettent une incroyable pression sur la poitrine. Son corps tout entier se retrouve compressé et il sent la sensibilité de ses extrêmités s'en aller. Pourtant, c'est bien cette même douleur qui lui fait savoir qu'il est vivant, que quelque part dans l'abysse, il vit encore. Son coeur bat dans les ténèbres. Dans cette noirceur présente autour de lui. Elijah se sent seul, abandonné à son sort. Mais une voix dans sa tête le lui rappelle, c'est seulement sa faute. On ne joue pas avec la nature. Elle sera toujours plus puissante. Cette merde, dans laquelle il est plongé, il s'y est mis tout seul. S'il avait écouté l'appel radio, il serait dans l'hélico', bien au chaud.
Et soudain, sans savoir ni comment, ni pourquoi, l'air arrive jusqu'à sa bouche. Brièvement certes, mais quand même. A peine le temps de reprendre son souffle qu'une vague le balaye, transporte son corps comme s'il n'existait même pas. Grin de sable qu'il ne représente même pas dans l'étendue bleue, débordement dans son comportement qui a failli lui coûter la vie. Combien de temps s'est-il passé depuis qu'il a sauté ? Une minute ? Dix ? Des heures ? Il est perdu et désorienté. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il est bien vivant.
Mais il ne paniquera pas. Parce que dans un sens, l'eau est son élément. Sa combinaison lui permet de flotter sans efforts alors il se contente de laisser la nature faire. D'une main, Elijah active sa balise de détresse et fait fonctionner sa petite lampe, l'allumant et l'éteignant à intervalles calculés pour signifier à quiconque comprendrait "S.O.S" en morse.
Comme si la vie lui répondait, il finit par apercevoir un hélicoptère, celui-même duquel il vient, qui balaye la zone avec son projecteur. Très vite, la lumière l'éclaire, le repérant sans doute grâce à ses propres signes. Du coin de l'oeil, il voit un nageur sauter de l'appareil et atterrir dans l'eau. Et très vite, ce dernier arrive à son niveau. Son lieutenant, c'est bien lui. Ce dernier lui crie des mots qu'il ne comprend pas. Acouphènes ou peut-être oreilles bouchées, blessées; allez savoir. Le jeune homme est incapable de bouger et se laisse faire par son mentor, qui le tracte vers le câble. L'instant d'après, alors qu'il commence à somnoler, il se sent devenir léger. Son corps s'élève dans les airs, contre celui de son sauveur, celui qui a l'allure d'un père à ses yeux. Tout ira bien, il est entre de bonnes mains.