« Parlez-moi Mademoiselle Winter’s… dite moi tout ! » dit le psychologue, ses mains noueuses entrelacées sur ses genoux osseux. Je le regarde de haut en bas, perplexe de savoir qui est ce vieil homme courbé et usé par l’âge, et en croisant les jambes dans ma robe en soie bleue, commence mon récit : « Je suis née un 24 décembre 1992, à Paris. Mes frères jumeaux et moi, prématurés de deux mois, sommes nés in-extrémistes. Nous avons donc été traités pendant toute notre enfance comme des enfants miracles, pourrit gâtés et surprotégés. » Le psychologue hoche la tête et note quelques mots sur son carnet que j’ai du mal à lire avec ma dyslexie. Je continue : « Vivant dans une famille puissante à la tête d’une grosse société de bijoux, nous étions très souvent conviés avec nos parents aux galas et divers premières de films, et ça dès notre plus jeune âge. L’école privée, les vacances, l’appartement avec vue sur la tour Eiffel, les diners gastros tous les dimanches, les vêtements de marques… nous avions tous les trois une vie de rêve. Tout était parfait ; malgré mon hyperactivité, ma dyslexie et les crises de colère de mes frères. » Le psy hoche à nouveau la tête ce qui m’énerve : « Whaaa… comme ça m’aide, un hochement de tête… » Le psychologue lâche un son de contentement qui me donne envie de partir, mais j’ai fait la promesse à ma mère de tout lui raconter, je vais donc le faire. « Bref, tout était justement trop beau pour être vraiment parfait… et pour nos cinq ans, tout à basculer. Ce jour-là, pour notre anniversaire, nos parents nous avaient préparé une fête sur le voilier de croisière, en Bretagne. Toute la famille et les amis étaient là… mais comme je l’ai dit, c’était trop parfait… » Les larmes me montent aux yeux rien qu’en y pensant, mais j’ai trop de dignité pour pleurer devant un inconnu. « Brandon… on jouait avec lui et il… il a glissé. C’est ma faute… c’est moi qui ai… qui ai renversé mon verre d’eau par terre… c’est à cause de moi qu’il à glisser et qu’il… qu’il est tombé par-dessus bord. » J’essuie ce qui aspire à être une larme au coin de mes yeux et toussote avant de reprendre : « Les adultes étaient nombreux et… et le temps de trouver mes parents il était déjà mort… noyer… Je sais qu’on aurait dû prévenir le premier adulte dans les parages… mais on était si jeunes… on n’a pas compris la gravité de la situation. Quand… Quand ils sont arrivés… le corps de Brandon flottait à la surface… » Je cache mon visage avec mes mains et me lève pour partir, mais le psychologue me retient. « Mademoiselle Winter’s… racontez-moi la suite. » Je me rassois donc, les yeux rouges, les mains accrochées et crispées sur le fauteuil. « Depuis ce jour-là… j’ai la phobie de l’eau. Je ne peux pas me baigner, c’est au-dessus de moi. Même un bain, je ne peux pas… Au moins, j’économise l’eau avec mes douches… A chaque fois que je vais à la mer, je revois inlassablement son corps sans vie flottant comme une poupée gonflable, ses yeux clairs et sans vie, ouvert vers le ciel. A l’enterrement, tout le monde lui a dit au revoir… sauf moi. Je n’ai pas pu. Ce n’était pas possible… c’était au-dessus de mes forces. A partir de ce jour, mes parents se sont noyés dans le travail, pour oublier… Et au final, après toutes ces années, j’ai l’impression qu’ils ont vraiment oublié. Comment on peut oublier un enfant ? » Je passe ma main dans les mes cheveux roux et mon cœur se sert dans ma poitrine, comme une canette de soda vide qu’on écrase avant de jeter à la poubelle. Le psy dit : «Je ne pense pas qu’ils aient oublié Phoebe… » « Mademoiselle Winter’s… » « Mademoiselle Winter’s, un enfant ne s’oublie pas. Ils font peut-être comme s'il n’avait jamais existé, mais je peux vous promettre qu’ils pensent encore à lui... pour l’instant, racontez-moi la suite. » Je déglutis. « Nous avons donc essayé de reprendre une vie normale, malgré Brandon et quand j’ai eu 7 ans, nous avons déménagé pour New-york. Mes parents voulaient étendre leur empire au-delà des frontières françaises et c’est cette année-là qu’Abel a commencé à… changer. Il est devenu plus introverti et silencieux. Moi aussi j’ai changé cette année-là. Je suis devenue une parfaite petite New-yorkaise de la haute. Égoïste et Sélective. À force d’entendre ma mère répéter que dans un monde comme celui-là, on ne peut que penser à soi-même, j’ai fini par la croire. » Je pense alors au frère qu’il me reste et joue du bout des doigts avec mon collier. « au collège, je faisais déjà partie des filles populaires, choses rares pour une personne rousse. Oui, il y a une grosse discrimination envers les rousses. Enfin, bref, en faisant partie de filles populaire, j’ai pris conscience de celle que je pouvais être. Me forçant à manger le moins possible pour faire les 48 kg réglementaires, je faisais des crises de boulimie la nuit… et j’en fais encore… même si je me fais vomir après. Sinon, je n’ai pas grand-chose à dire sur cette période… autant passer au lycée. Alors, pendant le lycée, mon frère est parti. Je ne sais plus vraiment quand, ni où, ni pourquoi mais j’ai eu l’impression de perdre une partie de moi. En même temps, ce n’est pas totalement faux. Il était la seule à me connaitre vraiment. À savoir qui je suis sous ma carapace de vanité et de richesse... J’ai tout fait pour le retrouver, sans jamais réussir. Au lycée, il s’est passé deux autres choses pour moi : Je suis tombée amoureuse (et plus d’une fois) et j’ai découvert que je savais chanter, grâce à la chorale de l’école. Et pas les Chants de noël des gamins pré-pubert… non, une vraie voix. Et j’ai fait de la chanson ma passion première. Côté cœur, j’ai eu mon premier amour à 14 ans et ma première fois à 17 ans. Pas avec le même, je l’avoue, et pas non plus avec le plus marquant. Non… au lycée, enfin, à la fin du lycée, j’ai eu ce qui est à ce jour ma dernière histoire d’amour, celle qui m’a dégouté à jamais des comédies romantiques et de la saint Valentin, celle qui m’a fait comprendre que sans ce qu’on appelle le « sexe », l’amour n’existe pas… J’étais en couple avec le quater-back du lycée depuis 6 mois déjà (une grande première dans mon cas) quand, au retour des Vacances de noël, j’ai eu droit à la chose la plus ignoble du monde : lui et ma meilleure amie, dans sa voiture, entrain d'enfin, vous savez quoi. Pour me venger, j’ai fait pareil avec son meilleur ami à lui et avec une batte de baseball, je me suis attaquée à la voiture de mon « ex » meilleure amie. J’ai juste laissé un message très explicite sur la vitre arrière : j’espère au moins que c’était bien – P. Je sais que je n’aurais jamais dû faire ça, mais dans ce genre de moments, je ne peux pas me retenir… » Je ris aux éclats, ce qui laisse le psychologue perplexe. Il note sur son carnet d’autres mots illisibles pour moi. « pour le reste, je viens d’être accepté à Harvard pour la rentrée et… c’est tout. » sur ce, nous nous levons et nous serrons la main. « la prochaine fois Mademoiselle, nous approfondirons tout ça, surtout à sujet de vos frères. » sur ce je le remercie et sort de l’établissement. Quand j’arrive sur le parking, je monte dans mon cabriolet bleu et allume une cigarette. Je n’ai pas pour habitude de parler autant de moi… Sur le chemin du retour à la maison, je plonge dans mes souvenirs.
« Ma petite, lit la phrase là. » dit le médecin. « sel pignonchamps onst ougres et slcanb » dis-je en lisant la phrase en question. Maman et papa me lancent un regard voulant dire qu’ils veulent que je réessaie, et j’obéis sous l’œil attentif du médecin. « Les gnonpichamps sont rouges et blancs ». Ce dernier, croise les mains et dit : « C’est déjà mieux. Bon maintenant lèves-toi et essaye de rester immobile pendant une minute. » J’exécute donc ce qui m’est demandé de faire. La première minute se passe bien mais ma jambe finit par trembloter au bout de la deuxième, je n’arrive pas à tenir en place. Il note sur son petit carnet un mot incompréhensible et ajoute comme si nous n’étions pas là : hyperactive… Il enchaîne : «Phoebe, on va tester tes réflexes maintenant. » Il pointe du doigt une machine étrange : « Cet engin va lancer de plus en plus rapidement des balles en mousses et tu vas devoir les rattraper, ok ? » Je prends ça comme un nouveau jeu et ne dit rien. Mes fréres me font des signes d’encouragement, du genre : « ça se passe bien ! » et tout le tralala, mais je sais que c’est faux. Le docteur enclenche la machine et je rattrape les petites balles aisément. Quand le test est fini, j’ai réussi à rattraper presque toutes les balles ; le médecin note à nouveau quelque chose sur son carnet. Il se met alors à parler avec mes parents, je me mets à jouer avec mes frères à la dinette posée dans le coin de la pièce. Le médecin me fait revenir à la réalité : « Alors… Votre fille est atteinte de dyslexie, hyperactivité et déficit de l’attention. Il vas falloir être patient avec elle.»
Mon regard passe des affiches de pub coca-cola, aux lumières clignotantes affichant des noms de spectacles se jouant à Broadway. D’ailleurs, si tout se passe bien, je vais chanter dans l’un d’entre eux ce soir. Réajustant mes lunettes de soleil sur mon nez, je pose ce qui reste de ma clope dans mon cendrier et regarde devant moi, patientant au feu rouge. Un groupe de jeunes dans un 4x4 jaune apparaissent à côté de moi. La musique provenant de leur voiture s’entend à des kilomètres ; un rap qui vient de sortir, je crois. N’étant pas très fan de ce genre de musique, je mets mes écouteurs sur mes oreilles et laisse les chansons défilées. Sur « emmenez-moi, de Charles Aznavour » je replonge dans les souvenirs.
« Phoebe ! Ne cours pas sur le ponton ! » Dit ma mère en sirotant son cocktail rouge et jaune depuis son transat, coupant la parole à une amie à elle. Mais, je n’en ai rien à faire de ce qu’elle me dit ! Je m’accroche à la barrière de sécurité et me penche pardessus pour voir la mer. D’une main, je retrace le mouvement des vagues et me laisse bercer par leur doux bruit au point de ne plus rien entendre d’autre autour de moi ; mes cheveux et ma petite robe rouge volant au vent. Pendant ce temps, mon père dit à ma mère : « Chérie, il va peut-être falloir amener le gâteau ? ». Ma mère se relève brusquement de son transat et dit, en reversant par mégarde son cocktail : « Quoi ?! Mais, pas maintenant, laisser nous profiter un peu ! ». Mon père soupire et pour toute réponse, se lève de son transat. Il fend la foule d’enfants et d’adultes en vêtements chics pour me rejoindre. Je suis toujours penchée au-dessus de la barrière quand il passe ses bras autour de moi. Il me regard de ses yeux bleus comme l’eau des caraïbes, les mêmes que les miens et m’embrasse sur le front. Avec un sourire, je lui dis : « Papa, c’est le plus bel anniversaire de ma vie ! » Il me rend mon sourire et dit : « Tu es certaine ? ». Je m’apprête alors à lui répondre lorsqu’un petit garçon blond me rend par le bras et me demande de danser avec lui. Papa me fait signe de dire oui, et j’accepte. Nous dansons donc un slow, coller l’un à l’autre pendant trois minutes et finissons par aller prendre un verre d’eau, pour faire comme les grands. Nous trinquons et rions aux éclats quand je reverse par erreur mon verre sur le sol. Toute paniqué, je me mets à chercher une serviette ou un torchon, enfin, de quoi essuyer. Brandon et Abel arrivent alors précipitamment, en courant comme des fous vers nous. Ne voyant pas la flaque, brandon glisse sur le côté et passe par-dessus bord. Les deux pauvres cordes ne suffisant pas à le retenir. Hurlant je me jette à sa poursuite tout comme Abel et me mets à crier. Brandon en fait d’autant, se débâtant pour sortir de là. A vif, je me mets à courir chercher mes parents, mais dans la masse d’adultes, n’arrive pas à m’y retrouver. Des hommes, des femmes, des robes rouges, des capelines, des pantalons de costumes… Ce n’est qu’au bout du voiler que je trouve ma famille. « BRANDON EST DANS L’EAU ! VITE ! VITE ! ». Affolée, la petite famille se précipite de l’autre côté du voilier, voir ce qui s’est passé. Brandon est là… à moitié sur le dos et sur le ventre. Je me mets à hurler son nom, de plus en plus fort, mais ma voix s’étouffe de plus en plus pour muer en sanglots. Son doux visage est tourné vers le ciel. Ses yeux bleus clairs sont éteints et ses lèvres sont comme prêtes à former un mot. Je n’ai envie que d’une chose, c’est qu’il bouge et dise que tout ça n’est qu’une blague. Un silence froid règne dans le bateau. Abel, qui s’est réfugié dans la cabine, fait une crise de colère et seul ses hurlements percent le vide solennel qui nous habitent. Maman pleur dans les bras de mamie et papa est à l’eau pour venir repêcher ce qui n’est plus qu’un Corp. Les larmes brouillent ma vue et le petit garçon blond me sert dans ses bras.
Toujours au volant, j’entre dans time square par la 7 th avenue. Les larmes me montent aux yeux ; ce n’est vraiment pas ma journée. Les théâtres de Broadway et le nombre important de néons publicitaires ou autres écrans géants en sont devenus des grandes icônes de New York, et un symbole de l'urbanisme de Manhattan. Times Square est le seul quartier dans lequel on demande aux gérants et aux propriétaires d'afficher des publicités lumineuses et ça me fait toujours bien rire ; C’est un quartier en constante effervescence, à toute heure du jour et de la nuit, qui reflète sans doute le mieux l'activité de New York, « la ville qui ne dort jamais ». Quand j’étais gamine, je pouvais passer des heures dans le Toys “R” Us… La circulation s’améliorant enfin, j’accélère légèrement quand, venant de la droite, un taxi me rentre à toute vitesse dedans et envoie ma voiture dans une autre voiture. Coincée entre un taxi et un fiat, j’essaye de sortir mais ma porte est coincée. Je tire comme une malade mais ça ne bouge pas. Je me lève donc pour passer par-dessus et aperçois le trafic entièrement bloquer par notre collision. Essayant donc de sortir, je ne vois pas non plus le bus dans l’impossibilité de s’arrêter, me foncer de dessus ; et suis projeté de 10 ou 15 mètres, avant de sombrer dans un trou noir en tombant sur le sol.
J’ouvre lentement les yeux, fixant le plafond blanc et sans artifices. Je tourne lentement la tête sur le côté, apercevant les grands yeux béants de mes parents. Ils prononcent mon nom et je forme sur le bout de mes lèvres un « je vous aime », inaudible. Entre les doigts de mes parents, j’aperçois ma main, devenue violette et bleue. Je ne sais pas pourquoi je suis là. Mon corps entier me fait souffrir le martyre. Un médecin entre dans la pièce et me regarde de haut en bas, avant de me poser quelques questions : « Phoebe ? tu peux me dire quel âge tu as ? » Je réponds, mais chacun de mes mots me fait souffrir. « 18 ans… je crois… » « tu te souviens de l’accident ? » « non… » « hum… dit moi le nom de tes parents ? » « euh… je ne sais pas… Amélia et Louis…» « bien… combien de frères as-tu ? » « deux… euh… » Je ne peux pas finir ma phrase que ma tête est assaillie par des flashs plus ou moins perturbants, concernant des moments très forts de ma vie, comme la mort de Brandon. À part ces flashs, je n’ai plus aucun souvenir de mon ancienne vie ; bien sûr, les choses de bases n’ont pas été effacées. Je peux faire à peu-près mon arbre généalogique et j’ai encore en tête tout ce que j’ai appris à l’école parce que ce sont des choses ancrées en moi, mais j’ignore tout le reste. « Je… je n’en ai plus qu’un… » dis-je en retenant mes larmes. « Où est Abel ? » Ma mère me regarde avec les yeux emplis de larmes. « phoebe… tu ne te souviens pas ? … il est partis quand il avait 16 ans… » « Quoi ? » Je me relève brusquement mais retombe presque automatiquement. « Non, mais non ! non… » Le médecin secoue la tête et soupire, m’inquiétant. « Je peux vous parler, monsieur et madame Winter’s ? » Mes parents hochent la tête et suivent le médecin dans une autre pièce. Je fixe à nouveau le plafond blanc et l’entends dire : « Je suis désolée, mais votre fille est amnésique. Elle a un traumatisme crânien dû à l’accident. Il se peut très fortement qu’après, elle ait des troubles de la mémoire, comme des sortes de trous noirs survenant un peu n’importe quand, mais souvent dans des moments de stress ou de peur… » J’entends ma mère pleurer. Moi je ne vois que le bon côté de la chose. Je vais pouvoir commencer une vraie nouvelle vie.