15 Décembre 2001
Ce soir-là, mes parents ont invité tous les collègues de mon père et leur famille. La réception a lieu dans le salon, où des buffets ont été dressés, recouverts de plateaux de nourriture assez nombreux pour nourrir la moitié de l'Afrique. Je n'aime pas ces fêtes d'auto-congratulation entre bourges. Je suis seule dans ma chambre. Je fais la tête à ma mère, car elle a voulu m'obliger à porter une robe immonde, le genre qui vous donne l'impression d'être une grosse meringue. Pour me punir, elle m'a interdit de sortir de la chambre tant que je n'aurai pas revêtu cette horreur. Tant mieux, ça m'arrange bien de rester ici, et je ne compte pas du tout lui faire le plaisir de m'afficher en demoiselle d'honneur des pâtisseries devant tout le monde.
Je suis en train de relire Liaisons Dangereuses (si ma mère savait que je lisais ça à 10 ans...), et Cécile de Volanges est en train de déclarer sa flamme à son chevalier lorsque trois coups retentissent sur ma porte. Pensant que c'est encore ma mère qui vient me faire la morale, je reste plantée sur mon lit, le regard concentré sur ma lecture pour bien lui signifier qu'elle n'a pas intérêt à me déranger. Mais comme un nouveau « toc toc » timide s'écrase contre le bois, je consens enfin à me lever pour aller démasquer l'importun.
- Tu cherches les toilettes ? je demande à l'inconnu, qui n'est visiblement pas beaucoup plus vieux que moi.
- Non, avoue-t-il d'un souffle. Je m'ennuie à mourir en bas. Tu veux pas venir jouer ?
Après un instant de réflexion, (qui est-ce ? Est-ce que j'ai vraiment envie d'arrêter de bouder?), je l'entraîne au grenier, où nous dénichons des masques de fête. Après quoi nous passons la soirée à faire des farces aux invités, disparaissant comme des voleurs juste après pour ne pas nous faire attraper. Je crois que je n'ai jamais autant ri dans toute ma vie de petite fille. Il faut dire que je n'ai pas énormément d'amis, faute de temps et de ma nature plutôt timide et solitaire.
J'apprends quelques jours plus tard que ce garçon est en fait l'héritier de la multinationale pour laquelle bosse mon père. En gros, c'est le fils du patron.
06 Février 2007
Aujourd'hui, j'ai 16 ans. Comme chaque année, je me retrouve au milieu d'une fête que je n'ai pas organisée, avec des gens que je ne connais même pas pour la plupart. Merci, mère. J'ai lâché mes longs cheveux bruns et mis une robe rouge qui me plaisait à cause de la tête qu'à fait maman lorsque je suis sortie des cabines d'essayage.
- Un brin... provocatrice, tu ne trouves pas ?
Parfait. Je découvre les visages de ceux qui sont venus fêter ma naissance, les accueillant à la porte comme la bonne petite fille polie que je suis censée être. C'est alors que je l'ai reconnu. Ses yeux rieurs, son petit sourire en coin. Pas de doute, c'était bien lui. Je ne l'avais pas revu depuis cette fameuse réception où nous avions joué les trouble-fêtes. Il n'avait pas changé.
Un changement étrange s'est opéré avec ma mère à l'arrivée du jeune homme. Elle s'est montrée extrêmement avenante – trop. De même pour mon père. C'est alors que j'ai compris ce qu'il se tramait. Un peu comme dans le Cygne et la Princesse, ce garçon et moi étions le projet de mariage de nos parents. Sauf que lui, ça semblait lui convenir. Il se montrait tout à fait galant avec moi, semblant exécuter une sorte de parade amoureuse orchestrée par mes parents. Je le savais plus espiègle et je n'ai pas manqué de le lui faire remarquer lorsqu'on s'est retrouvé seuls – ça a dû durer deux minutes, on n'est jamais vraiment seul dans cette immense baraque.
- C'est quoi ce numéro du parfait petit gendre, que t'es en train de jouer, là ?
Je n'y allais jamais par quatre chemins. C'est bien pour ça que mes amis se comptaient sur les doigts d'une main. Il fallait supporter ma franchise et mon côté « rentre-dedans » que j'avais parfois du mal à maîtriser. Son visage a changé et il s'est approché de moi pour me murmurer à l'oreille.
- Tu as un portable ? Je t'appelle ce soir pour discuter.
J'avais effectivement un téléphone mobile, qui me servait plus à rendre des comptes à mes parents qu'à communiquer avec les gens de mon âge, et je lui inscrivis mon numéro sur une serviette en papier, avant que les autres ne reviennent.
Le soir même, je reçus un appel.
- Allô ?
- Dylan... c'est moi. Ecoute je... je suis désolé pour tout à l'heure, j'en ai peut-être trop fait.
- Non, tu crois ?
Je m'en suis immédiatement voulu de ce ton de petite garce moqueuse. Je me suis reprise :
- C'est pas grave. Explique-moi juste à quoi tu joues.
Il y a eu un silence au bout du fil.
- Je pense que tes parents sont un peu comme les miens. Ils ont un chemin tout tracé pour toi, et ils sont pas vraiment du genre conciliants. Je me trompe ?
- Mhm. C'est à peu près ça.
C'était exactement ça.
- Eh bien... disons que pour l'instant, j'ai pas encore trouvé le moyen de leur montrer qui je suis vraiment, et que c'est plus simple de faire comme si j'étais ce fils parfait dont ils ont toujours rêvé.
- Je suppose que je peux comprendre.
Je comprenais même très bien. Je ne voulais pas me l'avouer, mais j'étais pareille. Une fausse rebelle.
- Je suis gay, m'a-t-il annoncé de but en blanc.
- Oookay...
Les pièces du puzzle commençaient enfin à se regrouper dans ma tête.
- Si mes parents l'apprennent...
Il n'eut pas besoin de terminer sa phrase. Je savais très bien ce dont ils auraient été capables. Parmi les hypothèses les plus probantes : déni et tentative de le remettre « dans le droit chemin » au mieux, et reniement voire déshéritage ou expulsion de la maison au pire. En plus d'être coincés et hyper-traditionnalistes, nos parents étaient de bons catholiques pratiquants.
- Tu veux qu'on... fasse semblant ?
Il a poussé un soupir de soulagement.
- Ouais, si ça te dérange pas.
- Si ça peut t'aider, ça ne me pose pas de problème.
On n'aurait qu'à prétendre être un couple pendant quelques années, jusqu'à ce qu'on soit assez indépendants pour se permettre d'affirmer ce qu'on voulait vraiment. Pour ma part, je n'en avais encore aucune idée. Les garçons me laissaient indifférente, mais jamais je ne me serais imaginée avec une fille. Du moins, pas à cette époque.
12 Décembre 2012
Jamais je n'aurais pensé que les choses puissent aller si loin. Comment est-ce que j'avais réussi à me fourrer dans un merdier pareil ? Comment, bon Dieu, comment ? Nous étions à un repas de famille. Celle de mon « prétendant », et la mienne, pour ainsi dire. Tout le monde se réjouissait de notre petit couple princier et personne ne se serait jamais douté de la mascarade. Pourtant, le mensonge pesait de plus en plus lourd sur nos épaules. C'en était presque étouffant. Pour couronner le tout, je m'étais rendu compte que j'étais peut-être attirée par les filles et probablement amoureuse d'une nana de ma promo. La cerise sur le gâteau. Manquait plus que nos familles apprennent que nous étions tous les deux « déviants » et ce serait la Troisième Guerre Mondiale. Ce genre de choses n'existaient pas dans leur petit monde doré.
- A nos deux tourtereaux, a trinqué ma mère.
J'ai grincé des dents et simulé mon plus beau sourire avant de lever mon verre. Je venais de me couper les cheveux au carré. Unique petit acte rebelle de ma vie réglée comme du papier à musique.
- Et à leurs fiançailles ! a soudain annoncé ma « belle-mère ».
Tout le monde a eu l'air surpris, moi y compris. Mon prétendu fiancé n'avait pas l'air dans son assiette. Il avait baissé le regard, penaud. On aurait pu croire qu'il était timide mais en réalité, je savais qu'il se mordait les doigts de ce qu'il avait fait dans mon dos. Quant à moi, je bouillonnais en silence. Mais je n'ai pas réussi à masquer ma colère. Je me suis levée d'un bond pour rejoindre ma chambre. Il s'est aussitôt levé pour me suivre mais je lui ai claqué la porte au nez.
- Je te hais ! Traître !
- Dylan... je suis tellement désolé. Elle m'a mis au pied du mur, elle est venu m'offrir ce qu'elle avait de plus cher, la bague de son arrière-grand-mère ou je sais pas trop quoi, en me faisant promettre que je te demanderais en fiançailles. Je suis désolé, a-t-il répété.
Je n'entendais plus rien, murée dans ma tour d'ivoire. Plus que jamais, une voix hurlait à l'intérieur de ma tête, m'exhortant de laisser tomber toute cette comédie. Mais je n'étais pas seule dans l'histoire, et me libérer de ce poids signifierait entraîner celui qui était devenu mon meilleur ami dans ma chute. Alors une fois de plus, je n'ai rien dit. Je ne suis pas redescendue au dîner, et j'imagine qu'ils ont dû comprendre ce qu'ils voulaient de ma réaction. Que j'étais bouleversée, que j'étais en colère qu'il ait mis nos familles au courant avant de m'en faire la demande d'abord... un ramassis de conneries bien loin de la vérité.