un jour, une histoire
i have been waking up at night with horrid, un-ending feelings of un-sureness.
Mon père n’était pas là quand je suis née. Ma mère a conduit toute seule jusqu’à l’hôpital, et c’est ma tante qui est venue lui tenir la main pendant les dix heures qu’ont duré le travail. Mon père, pendant ce temps, était à New York, où il assistait à des réunions particulièrement importantes. Ma mère lui en a toujours voulu pour ça et, sans doute, lui en veut encore. C’était lui qui voulait des enfants, c’était lui qui avait insisté pour que ma mère aille passer quelques temps dans la maison qu’ils avait quittée un an auparavant pour aller s’installer en Amérique et gardée seulement parce qu’ils le pouvaient. Il voulait, disait-il, que je naisse sur le même sol qu’eux, mes parents. Et lui, pendant que ma mère hurlait sur la table d’accouchement, il s’occupait de ce qui était vraiment important : les actionnaires. Il travaillait déjà pour la même compagnie aérienne qui allait finir par le vider de toutes ses forces vitales. Il n’est venu nous voir qu’environ trois jours après l’accouchement. Ma mère en a gardé la rancœur, elle qui, à la base, ne voulait pas d’enfant et m’avait eu pour lui faire plaisir. D’abord, elle jura qu’elle n’aurait pas d’autre enfant, et puis plus tard, elle jura qu’elle ne vivrait plus jamais sous le même toit que lui. Il faut dire que mon père était quelqu’un de difficile à vivre. Absent la plupart du temps, et quand il ne l’était pas… Colérique, intransigeant, exigent avec les autres au moins autant qu’il l’était avec lui même. Il m’a toujours fait un peu peur même si j’ai des souvenirs avec lui qui m’ont marquée pour toujours. C’est étonnant de savoir que c’est lui qui m’a donné un premier prénom tel que le mien. Loup Bouclier. J’aurais pu m’appeler autrement, un prénom qui signifierait « grandeur », « ambition », « dure à la tâche », ou encore autre chose. Mais non, ce fut Lyall.
Je n’ai pas tellement connu l’Ecosse, pour n’y avoir passé que quelques congés. J’ai passé mon enfance et mon adolescence entre les grands appartements de quartiers chics de New York et mon pensionnat pour jeunes filles de Nouvelle Angleterre, plus précisément situé au fin fond du New Hampshire. Je suis sincèrement convaincue que mon père m’aimait. Je crois aussi que c’était un homme particulièrement seul. Ça explique des choses sur sa fin. Je n’ai que peu de souvenir de ma petite enfance où il est présent, mais le peu que j’ai son gardés précieusement dans un coin de ma tête. Des sensations, l’odeur de son après rasage mêlé au parfum hors de prix qu’il portait une odeur boisée et épicée qui piquait mes narines, ses costumes de soie ou en laine et cachemire, le bruit de ses chaussures lorsqu’il rentrait et venait m’embrasser dans mon lit, l’haleine légèrement embuée de whisky ou de cognac, et puis les cris qu’ils s’échangeait, avec ma mère. En grandissant, j’ai arrêté d’appeler ma mère par le sobriquet de « maman ». Au fur et à mesure que nous nous sommes éloignées, je me suis mise à utiliser son prénom de plus en plus souvent, jusqu’à ne plus employer que ça. Innis. Ile. Entourée d’eau glaciale que je n’ai jamais pu approcher, que je ne sais toujours pas traverser sans me noyer.
Après le divorce, je suis restée vivre avec mon père. Ma mère n’avait pas demandé la garde, pressée de retourner en Europe, et ne voulant pas s’encombrer d’une gamine. Mon père s’était donc retrouvé avec moi sur les bras. Il n’avait pas eu de garçon. Il n’avait que moi. Sa fille unique. Il prit la décision de m’élever, j’imagine, comme il l’aurait fait avec un fils. J’enchaînais les activités extra-scolaires dans la plus pure tradition des familles riches : équitation, danse classique, piano, escrime, etc. Peut être à la fois pour ne pas avoir le fardeau de mon éducation et aussi pour s’assurer que j’aie la meilleure possible, il me confia d’abord à des nounous de toutes sortes d’origines. Amérique Latine, Asie, Europe, Afrique, je vis du pays sans jamais quitter Tribeca, et ce jusqu’à mes dix ans. Alors que j’avais l’âge d’entrer au collège, mon père m’assit en face de lui, de l’autre côté de son bureau, et me sermonna. Oui, mes notes étaient bonnes. C’était bien. Mais ça ne suffisait pas. À présent j’entrais dans le monde des grands. Si un jour je voulais être à la tête d’une entreprise, faire mieux que lui, le rendre fière, il ne fallait pas que j’ai peur d’être un requin, un loup, un dragon. N’importe quelle créature aux crocs acérés. On n’était pas là pour se faire des amis, et maintenant j’allais entrer dans la cour des grands. Il m’avait inscrit à un pensionnat non seulement extrêmement sélectif et il serait extrêmement déçu si je ne réussissais pas l’entretien, mais surtout il attendait de moi que je commence dès lors à me préparer à entrer dans l’une des plus grandes universités du monde. Oxford, Cambridge, Yale, ou Harvard. Idéalement Harvard, mais n’importe laquelle irait. On m’avait emmenée en voiture au pensionnat. Oh, oui, c’était luxueux, on se serait cru dans Harry Potter, c’était magnifique et on y était bien logé, mais j’ai mis des années à arrêter de faire des cauchemars à propos de cet endroit. Je l’ai haïs plus que n’importe où ailleurs dans ma vie, je crois. Ses murs froids, ces heures interminables à travailler sans cesse sur les mêmes choses, ce climat pluvieux, les rires des autres filles dans les couloirs, mes propres sourires hypocrites. Mais bon, il y avait des avantages. Il paraît que les pensionnats pour jeunes filles, et particulièrement ceux d’obédience religieuse, sont les lieux où la débauche s’insinue le plus facilement. Et en effet, malgré les messes, les études de la bible, les grâces prononcées à chaque repas, les hormones frétillaient sous nos uniformes. Mes premières expériences eurent lieu comme ça, coincées entre deux statues de saints, dans le bruit des respirations à moitié retenues et de la flanelle froissée. Je ne me suis plus vraiment autorisée, pendant un long moment après ça, à toucher de nouveau la peau douce d’une fille.
Vint le temps des SATs. Entre mes résultats, mon engagement dans les divers clubs proposés par mon école, et mon essay soigneusement travaillé, notamment avec l’aide de mon père et de son crayon rouge, mon admission à la Harvard Business school se fit comme sur des roulettes, comme on dit. Le déménagement ne fut pas particulièrement compliqué, à à peine deux heures de voiture. L’été entre ma cérémonie de graduation et mon entrée à Harvard fut riche en rebondissements. Je m’autorisais un voyage en Italie, histoire de voir un peu de soleil, puis je passais par l’Ecosse, où je faisais pour la première fois une rencontre plus intime avec le gent masculine, dont je ne gardais pas un souvenir impérissable, peut être à cause des litres d’alcool bus auparavant, et où je rencontrais pour la première fois ma demie sœur, que ma mère avait eu deux ans après son divorce d’avec mon père, ainsi que son compagnon, donc. Et puis je rentrais aux Etats Unis. Alors que je passais quelques jours chez mon père, je le voyais arriver dans ma chambre, l’air un peu mystérieux. « Fais un sac pour deux jours, des affaires qui craignent rien, je t’emmène te balader. » Est—ce que ça voulait dire qu’il avait pris des vacances ? Ça ne lui ressemblait pas, et le trajet se déroulait dans une sorte de silence gêné, sans que ni lui ni moi ne sachions quoi dire, comme deux étrangers, ce que nous étions, en fin de compte. Il m’avait emmené camper, et je n’arrivais pas à dormir, à côté de lui dans la tente, comme si cet événement si exceptionnel, cette possibilité d’enfin être proche de lui était trop pour que mes nerfs puissent le supporter. Je m’éclipsais dans la nuit, allant m’asseoir sur un arbre tombé là et je pleurais jusqu’à ce que mes yeux me fassent mal, puis je retournais me faufiler dans mon sac de couchage et j’écoutais mon père dormir, finissant par attraper quelques petites heures de sommeil aux premières lueurs de l’aube. Le lendemain, nous n’arrivions à discuter que de banalités, et c’était avec un pincement au cœur et un sentiment de regret amer que je montais dans la voiture pour rentrer à New York.
À Harvard, j’affectais une façade froide, je jouais un personnage de fille tellement ambitieuse qu’elle n’avait pas le temps de se faire des amis, ou même d’avoir des relations. Je me contentais de coucheries par ci par là, peut être brisant quelques cœurs au passage, mais cela m’importait peu. Les sentiments, c’était pour les faibles. Je voulais être comme mon père. Je voulais le rendre fier. Et pour ce faire, je ne pouvais me concentrer que sur mes études. J’obtenais mon bachelor avec brio, et mon père m’aidait même à rédiger mon discours de valédictorian que je délivrais devant une foule où je comptais les visages amicaux sur les doigts d’une main, et encore. Mais mon père était fier. Il me le disait, avec dans l’œil une lueur que je ne lui connaissais pas mais que je ne perdais pas de temps à interpréter, à l’époque. J’entamais donc mon master, toujours lancée à corps perdu dans le travail. La première année se passait particulièrement bien, sans rien à signaler, j’étais toujours major de promo, tout comme la deuxième, et malgré la proposition de mon père de me payer un appartement en ville, je trouvais plus pratique de rester dans ma petite chambre étudiante sur le campus. Là au moins j’étais au plus proche de l’action. Ce fut au milieu de ma seconde année de maîtrise que l’irréparable se produisit. À deux heures trente du matin, une nuit de janvier, alors que je potassais encore mes bouquins, me préparant à partir faire mon stage dans une entreprise sélectionnée avec soin, je recevais un appel et une voix inconnue me disait d’un ton qui se voulait neutre qu’il fallait que je rentre à New York, et que le plus tôt serait le mieux. Il était arrivé quelque chose à mon père et il était à l’hôpital. Sans même me poser la question, prenant à peine le temps de m’habiller, je sautais dans un taxi qui m’emmenait jusqu’à l’aéroport de Boston. Il n’y avait aucun vol prévu assez tôt pour New York, alors je louais une voiture et faisais tout le trajet toute seule, sans même mettre de musique pour apaiser l’inquiétude qui me rongeait le ventre. J’arrivais à l’hôpital qu’on m’avait indiqué aux environs de huit heures du matin, épuisée, me faisant un sang d’encre, demandant à voir mon père. On m’emmenait dans sa chambre. Il était hérissé de tubes, d’aiguilles, les cadrans clignotaient dans la chambre à peine éclairée par le soleil matinal. Je m’effondrais et un infirmier me rattrapait de justesse. J’apprenais plus tard ce qui s’était passé : mon père s’était tiré une balle dans la tête. Il était passé par une opération risquée qui s’était plutôt bien passée mais qui ne garantissait pas qu’il allait vivre. Je passais le reste de la journée à lui tenir la main, à l’encourager, à lui dire de se battre. Je n’aurais jamais pu imaginer que mon père fasse une telle chose. Finlay Erving, directeur financier de Mesa Air Group, passionné par son travail au point de ne jamais prendre de congés… Il mourut alors que je lui tenais la main, son cœur s’arrêtant et ne redémarrant pas malgré les défibrillations. C’était un zombie que le chauffeur de mon père me ramenait à son appartement, il devait me tenir la main pour m’aider à aller jusqu’à ma chambre. Le lendemain, on me transmettait la lettre qu’il avait laissée en plus de son testament. Elle était à mon intention. Elle expliquait les regrets de mon père de n’avoir pas passé plus de temps avec moi, à faire des choses qu’il aimait, sa difficulté à vivre au quotidien sans avoir de raison de continuer. Il me présentait ses excuses surtout. Et une phrase en particulier me marquait. « Ne gâche pas ta vie comme j’ai gâché la mienne à faire seulement ce qu’on attend de toi. » Cette phrase me hantait les nuits suivantes, alors que le monde autour de moi paraissait avancer au ralenti, dans un lointain brouillard. Après les funérailles, après que l’histoire du testament ait été réglée (il me léguait tout, bien sûr), je rentrais sur le campus. Je m’asseyais sur mon lit en essayant de savoir quoi faire. Faire du management, de la finance, ce genre de choses, c’était ce que je voulais vraiment, non ? Personne ne m’avait forcée. Mon père m’avait simplement dit d’entrer dans l’Ivy League, c’était moi qui avais choisi ce cursus-là. Je m’efforçais de travailler mais ce n’était plus la même chose. Je finissais par réaliser que l’unique raison pour laquelle travailler n’était pas si difficile, c’était que je courrais après la validation de mon père, et que pour l’obtenir mon énergie était illimitée. Mais maintenant j’étais fatiguée. Epuisée, même. Je sortais plus que je ne l’avais jamais fait, me laissant inviter à des fêtes, couchant par ci par là, me laissant balloter par les évènements, jusqu’à ce que la goutte de trop vienne faire déborder le vase. Alors que j’étais à une frat party, j’évitais de justesse, à un cheveu, une agression sexuelle. Si une fille n’était pas entrée dans la chambre à ce moment là, me trouvant quasiment inconsciente à essayer de me débattre contre lui, ça me serait sûrement arrivé. C’était trop.
À peine une semaine plus tard je faisais mes bagages. Ma vie entière tenait dans deux valises. Je n’avais aucune idée de là où je pouvais aller, mais je ne pouvais pas continuer comme ça. Je faisais d’abord escale par New York, où je restais quelques semaines à trier les affaires de mon père, à m’occuper de l’argent qu’il m’avait légué. Je n’avais aucune idée de quoi en faire. J’en dilapidais une partie dans des occupations frivoles, avant de partir en Ecosse. C’était le pays où j’étais née, mais je le connaissais à peine. Je posais mes valises chez ma mère, avec qui j’avais à peine plus d’une discussion suivie, et je partais à pied explorer les highlands et le reste. Puis, je partais voyager dans le monde entier. Cette fois ci, je prenais le temps de profiter des choses. L’argent ne manquait pas, mais je n’avais pas envie d’aller dans des palaces. À vrai dire, le luxe n’était pas tellement mon truc, enfin pas plus que n’importe qui. Je partais sac au dos, j’explorais l’Asie, la Russie, l’Inde, l’Europe, et l’Amérique Latine pendant plus de deux ans, avant de me décider à prendre le temps de faire le point. Je rentrais donc aux Etats-Unis, et après avoir pas mal tergiversé, je me décidais à rentrer à Boston, où je rachetais un petit café du nom de Caffe Luna avant de verser une bonne partie de mon héritage à diverses œuvres de charité, n’ayant aucune idée de quoi en faire d’autre, gardant quand même un peu de côté au cas où. Le café, c’était une bonne idée. C’était un lieu réconfortant, qui pendant mes études m’avait toujours accueillie avec des boissons chaudes et des sandwiches, n’importe quel jour que ce soit. Il y avait des travaux à faire des choses à changer, mais chaque chose en son temps. Je prenais le temps de souffler, avant de me lancer là dedans, et avant, peut être plus tard, de repartir à nouveau explorer la planète. J’avais des langues à apprendre et des cultures auxquelles m’intéresser avant de repartir, des étudiants frigorifiés, épuisés ou en proie au désespoir à réconforter avec des litres de café et de thé, qui m’avaient moi aussi rassérénée en mon temps. Et ça me laissait le temps de réfléchir à quoi faire de ma vie.