JULIETTE ABERNATHY ► lalisa manoban

o1. t'es née d'une histoire vraie, tu sais. juliette au regard d'azur, les traits sont asiatiques, mais les iris témoignent de tes gênes écossais. fille d'une union née à des milliers de kilomètres, au delà des classiques, au delà de la langue comme barrière, ton prénom est écrit à la française, illustre l'obsession maternelle pour la langue de molière. et t'es arrivée comme une étoile, un soir, dans un hôpital écossais. o2. juliet, la supernova. t'as tout balayé sur ton passage, à commencer par elle. la maladie qui la ronge, fulgurante, destin funeste. tu l'auras jamais vraiment connue, ta mère. emportée avant d'avoir eu réellement l'occasion de te souvenir de ses étreintes, des chansons qu'elle murmurait dans ton sommeil. balayée, avec la passion et la lueur qui brillait dans les yeux de ton père. o3. et les années passent, tu restes, mais tu t'effaces. coupable, un statut qu'on t'offre sur un plateau, qu'il te donne dès ton plus jeune âge. c'est de ta faute si elle est morte, tu sais. tu peux t'en prendre qu'à toi si tu n'a gardé de ta mère qu'un prénom, et une photo froissée. t'as cinq ans quand il te secoue pour la première fois avec trop d'insistance, ou du moins, la première fois que t'es assez grande pour le remarquer.   o4. les touches du clavier deviennent un refuge, poupée autodidacte, ta vie est réglée comme sur du papier à musique : encaisser les coups, les reproches, attendre qu'il parte pour te réfugier dans la salle de musique, quelques notes volées pour te sortir d'une vie trop silencieuse, trop douloureuse. o5. et ça aussi c'est de ta faute, juliette. pourquoi, est-ce que plus tu grandis, plus tu lui ressemble trait pour trait ? les gênes asiatiques ancrés sur ton visage de poupée, c'est de la torture pour lui, c'est une claque en plein visage chaque fois qu'il rentre du travail, chaque fois qu'il pose les yeux sur toi c'est un supplice. supplice auquel il tente de mettre fin, ses doigts enroulés autour de ta gorge fine. sauvée in extremis par la voisine. o6. quand certains passent leur baccalauréat, toi, tu jongles entre services sociaux et thérapies, termine en centre de soins. ton père arrêté, de lui tu n'entendras plus jamais rien, et aujourd'hui encore, tu ne cherches pas à savoir où il est, ni ce qu'il fait.   o7. les murs sont blancs, dénués de vie, et pourtant tu t'y sens plus chez toi que sous le toit sous lequel tu as grandi. et au passage, tu le rencontre lui. auréolé d'ombre et de lumière, indécent par sa différence, par ses fêlures et ces cicatrices qu'il ne pourra probablement jamais ignorer. t'as compris sans entendre son histoire, tout comme il a lu tes blessures pour les faire sienne, les faire votre, partager le mal. l'oubli, l'abandon, l'attention dont t'avais cruellement besoin, tournant dans les couloirs pour comprendre, pourquoi, pourquoi lui, t'as constamment envie de le voir. t'es tombée pour lui sans t'en rendre compte, juliette, même si tu le sais pas. même si aujourd'hui encore, quand il effleure ton esprit tourmenté, tu préfères en faire un lointain souvenir embrumé, celui d'une brève curiosité o8. ils te relâchent pour aller chez une tante dont tu n'as même pas connaissance, choisit plutôt d'attendre ta majorité, et avec, l'indépendance. glasgow t'ouvre ses bras, les études, aussi, les bancs de l'université qui t'acceptent pour une licence de musique, petit prodige de la musique. o9. une année passée dans l'université de glasgow, et la nouvelle tombe, t'assomme : on te propose une bourse pour harvard, petit prodige musical, t'as attiré les regards, et voilà qu'on t'offre le rêve américain. le changement de vie, et voilà qu'à dix neuf ans, tu poses tes valises à boston. mais l'indépendance a un prix, jules, tu t'en es toujours douté, et les économies n'auront suffit qu'un temps en plus de la bourse, quelques mois trop vite passés. 1o. et l'option s'offre à toi sans trop savoir comment, les bruits de couloir, les blagues qui pour toi n'en sont pas : tu testes un soir, une fois rentrée chez toi, devant ta caméra. obéir à la lueur lubrique de leurs regards, aux ordres qu'ils donnent à ton corps en échange d'argent sale. d'argent qui t'aidera cependant à payer tes études, ton loyer, à compléter un job étudiant qui ne suffirait pas. et puis au fond, peut-être que contrairement à ces femmes qui agissent par dépit, toi t'as besoin de ça. d'un peu d'attention, rien qu'un peu, savoir ce que ça fait d'être appréciée. est-ce que c'est ça, être aimée ? 11. la vie suit son cours, goût amer, la vie est sale. orpheline par défaut, ta vie est aussi tristement rythmée que ton enfance brisée. la musique et l'écran sont tes refuges, ton seul moyen d'être aimée, ça te suffit tant qu'on te laisse vivre ta vie au fond. c'est tout ce que t'as jamais demandé.