Elle Blythe ► Laura Harrier

Elle dans ta tête, le cauchemar se répète en boucle, comme une bobine de film mal découpée, comme un vieux vinyle cassé. Toutes les nuits c'est pareil, tu les entend, les coups de feu. Ceux qui lui ont prit sa vie, alors qu'il avait rien fait. James. Il aurait trente ans aujourd'hui. Trente putains d'années.  

- Portland, Oregon, 2005 -

C'était une guerre de gangs, ici c'était toujours une guerre de gangs. James c'était quelqu'un de bien, un intellectuel embrigadé par l’appât du gain, l'argent facile pour la famille. Un gosse sans histoire, seize ans à peine, l'avenir de la nation. Mauvais endroit, mauvais moment. On lui avait demandé de venir se battre pour de la cocaïne, la cendre blanche, celle qui rend fou. Lui il avait pas voulu mais c'était pas lui qui décidait. La police est descendue dans la rue ce soir là, elle a tiré un peu au hasard. Une balle a touché James, il est mort dans une bannière de sang...  

« What do ya mean he's dead ? » Elle, gamine à tresse, dix ans, l’innocence dans ses yeux noirs. « James's in heaven now babe. God called him back. » Elle comprend pas. James l'aime plus qu'il aime Dieu. Il a juré de la protéger, il lui a juré le tour du monde. « Mommy, what are we gonna do ? » Elle le sait déjà. Y'aura pas de procès, pas de justice, pour les quartiers pauvres de Portland, pour la communauté noire. C'est pas du racisme, c'est la convention, tout le monde se tait et c'est mieux comme ça. « We're leaving. » Loin. Là où les fantômes ne viennent pas hanter. La côte est peut être. Boston, New York. Là ou y'a du travail. « Will James find us after ? » C'est pas possible de le laisser ici... Il doit revenir. « Of course baby, he will. »

T'es terrifiée par les armes Elle, par le sang, la haine, la violence. Les forces de l'ordre, celles qui prônent une justice qui n'existe pas. T'es contre tout ça, tu te clames non-violente, tu te bats avec les mots, tu veux devenir avocate, soutenir les vraies victime, combattre l'injustice, le racisme. T'es féministe, écologiste, tu craches sur Trump et son gouvernement de merde, tu soutiens les campagnes, t'es bénévole dans un refuge animalier, tu veux rendre au monde sa beauté originelle. T'es une idéaliste de première au cœur rongé par le manque.

- Boston, Massachusetts, 2013 -

Elle est jolie dans sa robe de bal de fin d'année, Elle. Les yeux qui brillent en attendant celui qui l'a invité, à côté de sa mère, exténuée mais fière. Afro-américaine de caractère qui fait des ménages, cette robe, elle l'a faite de ses mains. « I'm proud, babe, i am. » Elle c'est une fille intelligente, réfléchie, qui respecte ce qu'on lui dit, élevée dans un foyer stricte, autorité paternelle toute puissante. Passionnée de musique et joueuse de violoncelle émérite, qui rêve un peu trop grand.  

« And Mommy ? What abou' Harvard ? » La grande université aux briques rouges, la meilleure du monde, son obsession. Elle a passé les SATs avec une excellente note, prétendante aux bourses, Elle, elle y croit. Fort. « Elle it's prom' tonight, why do ya wanna talk abou' that ? » Les Blythe, ils sont moyens, à la limite de la pauvreté. Même avec les bourses, Harvard, c'est impossible sans s'endetter sur toute une vie. « Because, Harvard mom... Harvard is all i want. » Dans les yeux de sa mère, la lumière s'éteint et Elle, elle se déteste. D'être aussi égoïste, d'avoir des parents ouvriers, de pas être riche comme les petits cons du nord de Boston. « Asher's coming. I'll be home late. » Elle veut s'affranchir des traditions Elle, et les barrières, elle voudrait les briser. Impossible, quand elles sont gravées dans la chair.

T'es pas étudiante à Harvard Elle, et chaque jour, tu le regrettes un peu plus. Tu sais qu'au fond c'est qu'une université, que c'est pas ça qui déterminera qui tu es mais Harvard, c'était aussi le rêve de James. T'aurai pu y aller pour vous deux. Au final, t'étudies le droit et les sciences politiques à l'université du Massachusetts parce que ça reste abordable. Présidente du bureau des élèves avant d'être celle des USA, tu t'investis énormément pour compenser le trou béant dans ta poitrine. T'as besoin de te sentir utile Elle. Tu travailles en parfumerie à côté, t'as des réductions, des cadeaux pour ta mère, t'essaye d'être une bonne fille à ses yeux. C'est pas toujours simple quand on a des secrets.  

- Boston, Massachusetts, 2018 -

bureau modeste, des murs blancs avec des photos neutres, la mer, une vue de Boston... Cette pièce, Elle, elle la connaît. Par cœur. La psy parlera pas pas. C'est un jeu entre elle qui dure depuis plus de deux ans. C'est toujours elle qui parle la première. Murmure, soupire. Elle a le droit à tout, tant qu'elle débute. « I sang yesterday night. » Silence. « and ? » Elle a la bouche pincée, un rouge à lèvre sombre et des traits durs pourtant, c'est la femme la plus gentille qu'Elle connaisse.

« And it' was great. » Hochement de tête mystérieux, négligeant, comme une invitation à continuer. Elle, elle chante dans les bars le soir, elle a une jolie voix, à laquelle on s'attend pas vraiment quand on prend la peine de la regarder. Teint sombre, yeux immense, elle à l'air fragile la lionne. « So why dont' you tell them ? You're parents. Singing's not a crime. » Ils n'approuveraient pas. Ils n'approuvent pas grand chose en dehors de sa relation avec Asher. « You are twenty two Elle. Be what you wanna be. Listen to yourself. » Si elle s'écoutait, elle sortirait en claquant la porte contre sa propre faiblesse mais elle peut pas. Cette psychologue, y'a deux ans elle en avait honte. Honte de pas réussir à passer outre un meurtre commit douze ans plus tôt. Maintenant elle s'en fout. Elle à besoin de réponses à des questions qu'elle ose pas se poser.    

T'aime chanter Elle, mais d'après eux, les bars c'est pas pour toi, c'est pas respectable. Alors tu te tais, tu leur dit pas. Tu te contente d'aller faire sourire les inconnus avec ton timbre grave, tes chansons tristes. C'est joli. Pas comme ta relation avec Asher, ce même Asher depuis tes dix huit, le garçon du bal avec qui un moment, tu t'es imaginé faire ta vie. Tu l'aimes, tu l'aimes comme une constante dans ta vie mais lui, il t'aime plus, plus suffisamment. Il est distant, il se fait invisible et parfois son regard se fait distant. Toi t'es persuadée qu'il te trompe, t’ose pas le quitter, t'as peur d'être seule la nuit. C'est moche, alors tu te noies dans les études, t'oublies tout avec un peu d'alcool. Tu te reconnais pas Elle. T'es plus toi.