Efrain Delarosa ► Trevor Signorino

« Delarosa, tu ne réussiras jamais à entrer à Harvard, personne ne veut d’immigrés à la tête de notre pays ! » Ils gloussent dans leur coin, visiblement satisfaits par le flot incessant de stupidités qui émane de leurs lèvres. Je ne relève pas, impassible, j’enfile mon plus beau masque de comédien, sublime cette poker face sur laquelle j’ai tant travaillé depuis la rentrée scolaire. On m’avait prévenu que revenir après une année d’échange à l’étranger serait difficile, surtout dans un lycée aussi conservateur que celui dans lequel mes parents m’ont inscrit. Je disposais de tous les éléments nécessaires pour me blinder, pour bâtir la plus solide des carapaces en anticipant sur la réaction primaire de certains de mes camarades et pourtant… Pourtant rien ne te prépare jamais réellement à la violence des propos que peuvent tenir tout un groupe de personnes à ton égard. Je serre les dents et ce sont mes mâchoires qui se dessinent sur la peau de mon visage, j’ai tellement la haine que mon corps tout entier peine à ne pas se raidir. Ce ne sont que des mots, Efraim, ne les laisse pas t’atteindre. Oui maman… Seulement les mots sont indélébiles, ils ne te quittent jamais. Tu crois pendant quelques heures qu’ils ont disparu mais ils reviennent à chaque fois comme un maudit boomerang pour te heurter de plein fouet lorsque la nuit tombe et que tu te retrouves seul face à toi-même dans ton lit. « Vous êtes cons, sa mère est aussi américaine que vous et moi et lui aussi… » Sa voix, je pourrais la reconnaitre parmi des centaines de milliers. Elle flirte toujours avec les graves et pourtant, pourtant elle respire la féminité et la sensualité. Confiante, elle l’est nettement plus que moi malgré tout ce que j’aimerais faire croire aux autres. Les muscles ne font pas tout, cette femme a du tempérament et suffisamment de répondant pour mettre le reste du monde à ses pieds, moi le premier. De son mètre soixante-et-un, elle ne peine pas à prendre l’ascendant sur cette bande qui bat immédiatement en retraite. L’heure n’est plus aux moqueries, elle est à la crainte. « Son père est un mexicain, il a souillé une américaine et tout ça pour quoi… Pour ça ?! Pour qu’elle mette au monde un bâtard comme lui ! » La violence des propos qu’il tient me met à terre, j’encaisse péniblement mais reste digne. Cet uppercut, je suis habitué à y être confronté. bâtard, résidu de fond de capote, indigne… La rengaine est toujours la même et les premières blessures infligées par de tels propos ont fini par durcir ma peau au point où tout ceci ne m’atteint plus que partiellement. Je m’apprête à opter pour une fuite salvatrice mais ma camarade ne l’entend pas de cet œil et utilise ses doigts, si habiles sur le clavier de ce synthé qu’elle malmène lorsque les cours se terminent, pour le frapper avec fougue. « Vas te faire foutre, c’est toi le bâtard, t’es une honte pour nous tous qui sommes ici, obligés de te supporter au quotidien. » Elle m’attrape par la main et me force à la suivre. Elle est tellement sur les nerfs que pour rien au monde je n’oserais la contredire. « Ne les écoute pas Efrain et… Fais-moi plaisir… Donne leur tort… Ce sera le plus beau des doigts d’honneur que tu pourras leur faire ! » Je l’ignorais à cet instant, mais Dieu sait ce qu’elle avait raison.

Je déambule dans les allées de cet hypermarché depuis plusieurs dizaines de minutes, plus proche des caisses que jamais. Appuyé sur mon caddie à me remémorer tout ce qui figurait sur la liste de courses oubliée au milieu de mes bouquins de médecine à l’appartement. Qui parvient à embarquer sa liste à chaque fois ? Non, parce que j’ai vraiment l’impression qu’on se fait tous avoir. On s’embête à noircir le papier, à préparer de jolis petits listings qui sont toujours égarés d’une manière ou d’une autre et qui finissent par ne plus servir à rien. Pourquoi ne pas opter pour une succession d’items numériques, utiliser le mémo de mon smartphone à bon escient plutôt que d’y annoter des conneries au quotidien ? Parce que je n’y pense jamais au moment d’élaborer cette maudite liste. « MAIS OUI, LA MOZZARELLA ! » Je me retourne comme une furie, mon caddie valsant et flirtant avec le vide pendant un bref instant. Pire qu’un gamin, je fonce tête baissée en direction des rayons frais et percute l’extrémité d’un caddie arrivé de nulle part. « Excusez-moi, je ne vous ai pas vu arriver ! » Je me confonds le plus sincèrement du monde sans relever la tête pour autant. « Ca pour une surprise… Delarosa… Je ne m’attendais pas à te croiser ici ! » Sa voix, je saurais la reconnaitre parmi des dizaines. Un long frisson me traverse et mon corps se crispe quasi instantanément. Quelques mauvais souvenirs du lycée me reviennent très rapidement à l’esprit, comme un mauvais flashback me rappelant que ma double-nationalité n’était pas acceptée de tous il n’y a pas si longtemps que cela. J’ignore comment je suis censé réagir, ni même ce que je dois lui dire ou non. Puis-je me permettre d’agir avec prétention moi aussi, en brandissant fièrement ma sélection à Harvard, ces trois années en qualité de major de promo, l’avenir brillant qui m’est promis dans le milieu médical ? Devrais-je prendre ma revanche sur toutes ces années passées à entendre que jamais je n’y arriverais et que jamais un mexicain réussirait à se hisser au sommet… Je me mords la lèvre, fébrile. Quelques années en arrière, j’aurais pris plaisir à lui rabattre son caquet, à le questionner sur la personne qui, de nous deux, était en position de force. J’aurais surement pris beaucoup de plaisir à faire cela, une manière de me venger sur tout ce qu’il m’a fait endurer sauf que… Sauf qu’aujourd’hui ça ne m’amuse plus. A quoi bon ? Il ne mérite pas mon énergie et ne mérite certainement pas que je m’abaisse à me comporter comme il le faisait. Je suis au-dessus de tout cela. « A Harvard ? Je viens tout juste de rentrer après une année passée en Russie. Je suis parti là-bas pour défendre les droits des homosexuels et aider les gamins abandonnés par une partie de la population sous prétexte qu’ils sont gays. J’attaque ma sixième année de médecine ! » Il bafouille, tente de minimiser mes actions mais je suis déjà ailleurs, au-dessus de tout cela. Il ne m’atteindra plus jamais… Plus personne n’y parviendra.