CHARLIE WEAVER ► Giza Lagarce

Peut-on réellement comprendre la signification d'un divorce à tout juste sept ans ? Peut-être que oui, peut-être que non. Ce que Charlie comprenait en tout cas, c'était ce que ses parents lui avaient répétés. Papa et maman ne s'aimaient plus. Et désormais, ils ne vivraient plus ensemble. Ce n'était pas de leur fautes à elle et ses frères jumeaux, c'était comme ça, l'amour. Parfois on s'aime très fort et puis, des fois, on ne s'aime plus. Pourtant Charlie elle était convaincue qu'elle aimerait ses frères toute sa vie. C'était une évidence, quelque chose de totalement immuable. On ne pouvait défaire des triplés. Alors pourquoi est-ce que ses parents ne pouvaient tout simplement pas en faire de même ? Faute de réponse, la seule chose qu'elle parvenait encore à trouver était la chambre de Cael et Chaol, pour venir se glisser et se pelotoner dans leur lit le soir, en silence.

Assise dans la voiture, Charlie regardait le paysage défiler sous ses yeux, à la fois émerveillée et apeurée. Boston ne ressemblait vraiment pas à Paris. Tout était plus grand, plus impressionnant. Même les gens étaient différents, puisqu'ils ne parlaient pas français. Voilà la ville dans laquelle ils vivraient désormais. Avec maman, puisqu'elle avait "gagné" le procès contre papa. Heureusement celui-ci n'habiterait pas bien loin. Silencieuse, Charlie toussota à plusieurs reprises comme elle le faisait souvent ses derniers temps, avec cette sensation que ses poumons prenaient feu. Et quand l'angoisse commença à la saisir à la gorge, elle sentit la main de Cael se poser doucement sur la sienne parvenant à faire redescendre la tension qui habitait son corps, sous le regard inquiet de Chaol. Maman avait dit qu'ils trouveraient un bon médecin, ici. Que l'air serait plus pur aussi. "Asthme aigu avec insuffisance respiratoire chronique". Voilà ce que les médecins lui avaient sortis après une série d'examens plus traumatisants les uns que les autres, et une crise de panique qui lui avait donné l'impression de mourir. Du charabia pour une enfant. Mais suffisamment explicite pour qu'elle comprenne que pas mal de choses allaient changer.

Alitée dans sa chambre d'hôpital, le regard vide et les lunettes à oxygène dans le nez, Charlie refusait d'admettre ce qu'on lui avait annoncé. Les choses s'aggravaient, et la crise d'asthme qui l'avait envoyée aux urgence en témoignait. En même temps, difficile d'accepter que l'on brise nos rêves à tout juste quatorze ans. Charlie devait arrêter la compétition. Elle devrait même arrêter le patinage artistique tout court, si seulement elle n'était pas aussi têtue. Alors qu'elle souhaitait de toute ses forces pouvoir s'envoler de ses propres ailes, elle restait au sol avec ce corps en carton, et ses rêves plein la tête. Elle avait quartoze ans, et était pleine de détresse et de révolte. Pourquoi est-ce que ça lui arrivait à elle ? Pourquoi est-ce que les choses étaient aussi injustes ? Pourquoi est-ce que sa mère était autant sur son dos, à tout choisir à sa place, allant de son école privée à la tenue qu'elle devait porter tous les jours ou les personnes qu'elle devait fréquenter ? Toujours à veiller à ce qu'elle soit présentable, à ce qu'elle ne dise pas un mot de trop. Charlie étouffait, dans tous les sens du terme.

Roulant des yeux avec agacement, Charlie se leva en emportant son assiette sous les rires complices de Cael et son "amie". Amie, tu parles ouais. Elle ne supportait rien chez elle, de son rire de crécelle à cette façon que Cael avait de la regarder. Elle soupira devant le regard réprobateur de sa mère et sans un mot, alla prendre l'air dans le jardin. C'était toujours comme ça avec les copines de ses frères, elle n'y pouvait rien. Aucune ne semblait les mériter suffisamment et surtout, ne pouvait s'occuper d'eux aussi bien qu'elle le faisait, c'était clair. Sans parler du fait que la simple idée qu'ils puissent les aimer plus qu'elle la rendait littéralement malade. Malgré tout petit à petit, les choses allaient mieux. Sa maladie, dont elle parvenait à anticiper les crises à l'aide sa ventoline, sa nouvelle meilleure amie, ou les bonbonnes d'oxygène que sa mère gardait toujours à la maison. La ville aussi, qu'elle était parvenue à apprivoiser, et à aimer aussi, du plus profond de son âme. Il y avait ces coins où ils adoraient aller avec les garçons, du moins quand ils étaient tous les trois réunis. Les tensions entre ses frères semblaient atteindre leur paroxysme ces temps-ci, tellement même qu'elle se demandait parfois si cela pourrait changer un jour.

Grommelant dans sa barbe, témoignant bien de l'état de son humeur à cet instant, Charlie suivit ses frères jusqu’au perron de la maison. Elle n'avait jamais eu de rapports exceptionnels avec son père, il fallait l'avouer. Dès l'instant où elle était entrée dans l'adolescence, elle n'avait pu s'empêcher de lui témoigner son agacement, et sa colère même parfois, à chacune des rares rencontres qu'ils avaient. Alors c'était ça, un père ? Un homme absent, qui n'était présent que pour donner des leçons bidons sur la vie, alors qu'il n'était même pas présent pour ses enfants ? Bien qu’il ait quitté la France pour finalement les rejoindre à Boston, elle n’arrivait toujours pas à lui pardonner ses écarts, qui avaient valu le divorce de ses parents. Et aujourd'hui, c'était encore autre chose. Après avoir longuement insisté, les triplés avaient finalement accepté de rencontrer sa nouvelle compagne. Du moins, il avait surtout fallu convaincre Charlie qui, pour le coup, n'était vraiment pas enchantée. Une belle-mère. Il ne manquait plus que ça. Passant sa main sur sa robe pour en enlever les plis, elle pris le bras que ses frères lui tendaient, un de chaque côté, avant que l'un d'eux ne donne quelques petits coups sur la porte. Elle soupira pour la énième fois, boudeuse, se forçant néanmoins à tenter d'être présentable. Allez. Peut-être parviendrait-elle à être agréable, pour eux.

Les murs tanguaient autour d'elle, comme dans une cale d'un bateau. Désorientée, essoufflée, galvanisée aussi, Charlie se laissa glisser contre le mur, fermant les yeux. Elle ne savait plus pourquoi, elle ne savait plus comment et.. elle n'avait même plus la motivation de se poser ce genre de questions. Pour la sensation de liberté ? Pour cette impression de perdre le contrôle, encore et encore ? Elle ne comptait plus les verres, elle ne distinguait plus les pilules. Elle ne gardait que cette pensée amère, cette certitude qu'elle était définitivement en train de se perdre. Mais qu'elle ne trouvait pas la solution pour s'en sortir. Quelqu'un déboula dans la pièce en catastrophe, mais c'est à peine si elle s'en rendait vraiment compte. - Charlie ? Charlie ?? Elle réagissait au son de la voix paniquée de Chaol, ouvrant ses paupières avec difficulté tellement elles lui paraissaient lourdes. Elle l'entendait soupirer, et même si elle était complètement stone, elle percevait ce qu'elle interprétait comme de la déception. Elle décevait tellement de personnes en ce moment.. - Chaol.. commença-t-elle, des sanglots dans la voix. - Ramène moi à la maison..

Charlie trinquait avec les Dunster, le sourire au lèvres, sereine. Une année de plus à Harvard, elle était sur le bon chemin. De retour sur le droit chemin même, depuis quelques années maintenant.
Elle ne savait pas comment elle aurait pu s'en sortir sans ses frères, même si cette période d'addiction restait un souvenir auquel elle ne préférait pas penser maintenant, à 24 ans. Peu de personnes connaissaient cette partie sombre de sa vie. Qui pouvait s'imaginer que derrière la Charlie douce et joviale, pouvait se cacher autant de démons ? Personne. Et c'était très bien comme ça.