Histoire
Une chance. Une toute petite goutte de chance, une once de chance. C'est tout ce que je demandais à la vie pour avancer. Mais c'est pas du tout ce qu'on m'a donné. On dit que, tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir. Moi l'espoir je m'y suis accrochée mais c'est un peu comme une bouée percée, c'est pas très efficace pour flotter hors de l'eau. Je me noie. Je me noie dans la cruauté de mon existence et de ceux qui la croise, dans la haine et le dégoût ambiant. Monstre, abomination, créature démoniaque, enfant du diable.
Dans ma très chère Pologne rurale, on pardonne mal la différence, surtout une différence aussi importante. Mes parents n'étaient que deux pauvres paysans du fin fond de la Pologne. Tout ce qui les importait c'est de ne pas avoir de problème. Sauf que, surprise, ils avaient mis au monde un problème. Vous vous demandez sans doute pourquoi et comment j'ai pu être affublée de noms pareils, comme j'ai pu amené tant de cruauté au dessus de mon berceau ? Je suis née, simplement, hermaphrodite. J'étais à la fois homme et femme, physiquement. Et même à cette époque-là, on a du mal à pas être supersticieux dans un lieu aussi reculé et pieux que mon petit village polonais. On disait que j'étais l'enfant du Diable, le fruit du Démon, que Dieu m'avait envoyée ainsi parce que mes parents l'avaient mérités... Mais pourquoi donc ? Personne n'aurait su le dire. Les rumeurs allaient bon train pour faire bonne mesure. La vérité était tout bonnement scientifique, mais trop complexe pour leurs petites têtes supersticieuses.
Vous pensez que j'exagère, que ça aurait pu vite s'arranger. Qu'il suffisait d'une opération et d'un déménagement pour que tout reparte du bon pied. Mais quand on est trop pauvre pour ça, on est obligé de subir cet enfer. Jusqu'à mes 12 ans. Jusqu'à mes 12 ans j'ai vécu un véritable enfer et ce n'est pas un euphémisme, je suis trop pieuse pour ça. Je m'accrochais à mon existence pure et naïve de la vie, je m'attachais aux choses simples mais les gens m'en décrochaient de force. Combien de fois on m'avait traité de monstre, de détraqué, on m'avait roulé dans la bouée, rouée de coup, crachée dessus, urinée dessus, humiliée. Combien de fois je n'avais rien su dire d'autre que j'étais une fille et pleurer lamentablement ?
Parce que j'étais une fille. On avait beau dire, on avait beau croire. J'étais une fille. Une fille avec un défaut, une fille avec un détail. Mais une petite fille en proie à une torture constante. J'en ai eu des bleus et des écorchures, des coquards, des coupures et mêmes des côtes félées. Ce qui est différent fait peur. Mais vous croyez que j'ai pas peur moi ? Que ça m'amuse ? Que c'est ce dont je rêvais comme vis ? Non, bien sûr que non. Tout le monde se fout de ce qu'il se passe dans ma tête, je suis un monstre. J'ai que ce que je mérite. Je porte la poisse. Il me reste qu'à creuver. C'est ce qu'ils pensent tous, c'est ce que je pensais. Et je crevais en silence. Sans jamais me plaindre. Mes parents pouvaient rien faire pour moi. Ils n'essayaient même pas. Quant à mon frère, mon très cher frère. Le seul qui se souciât de moi, on l'avait éloigné pour son propre bien, pour que tout ça ne l'affecte pas. J'étais la seule à devoir souffrir. La seule. Seule. Toujours seule.
On dit que les enfants sont cruels mais l'adolescence venant, j'ai compris que je ne connaîtrais jamais pire perversions. Avec l'âge et l'éveil à la sexualité, les tortures ont pris un tour nouveau. Le gens au début c'était juste de tirer sur mes parties génitales. Mais ça a pris un tour plus pervers encore. J'étais un monstre j'aimais les monstruosités non ? C'était la converture dont ils se servaient pour me faire du mal, pour user de mon corps à leur guise, comme si je n'étais qu'une poupée de chair et de sang, une pute qu'on prend pas la peine de payer, qu'on a sous le coude alors pourquoi chercher ailleurs ?
J'avais tellement mal que j'ai voulu mourir, j'ai souvent essayé de mourir mais j'ai jamais réussi. Même pour ça chuis bonne à rien. J'aurais été en Enfers pour ce que j'essayais de faire mais ça pouvait pas être pire qu'ici. Je voulais partir, m'enfuir, revivre, ailleurs. Mais je pouvais pas. Mes cernes étaient tatoués sur ma peau pâle désormais. Mon corps mince tremblait sans cesse de froid. Les bleus avaient pris leurs quartiers permanents sur moi. Et je n'aspirais qu'à la délivrance. Mais Dieu n'exauçait pas mes prières. Pourquoi ? J'étais sa servante la plus fervente. Je le suppliais sans cesse de me libérer mais il ne le faisait pas. Sans doute étais-je vraiment une abomination, une punition, un tel monstre qu'il ne voulait abaisser son regard sur moi ? J'avais fini par y croire. Quand enfin la chance m'a sourie.
J'avais 18 ans tout juste. J'avais l'habitude d'utiliser mon maigre "argent de poche" pour me faire de petits plaisirs tout simple. Mais cette fois, j'avais décidé de jouer au loto. Oui, ça avait l'air stupide et futile mais j'avais envie d'essayer pour une fois. Voir si je pouvais gagner deux ou trois pièces, de quoi faire sourire un peu mes parents. J'ai gagné plus que deux ou trois pièces. J'ai gagné des millions. Des millions ! Moi la petite paysanne polonaise hermaphrodite je venais de gagner des millions ! C'était ma chance, mon tournant, mon coup de pouce divin. Ma vie allait être différente. Je l'avais tant voulu, j'allais y parvenir. J'ia laissé une rente plus que raisonnable à mes parents et je suis partie, partie pour la nation de tous les rêves: les Etats-Unis. Là-bas, ils allaient pouvoir m'aider, j'en étais certaine. Là-bas, ils pourraient régler mon problème, faire de moi une vraie femme avec une nouvelle vie. Ils avaient commencé par dire que c'était trop tard sans doute, que de toute manière je n'aurais jamais d'enfant quoiqu'il arrive. Mais peu importe, peu importe ! Je voulais qu'on me l'enlève, je voulais qu'on me le retire. Je voulais entre enfin Julia la fille. Que mon nom ne soit plus ambigu comme en Pologne mais bien celui d'une jeune femme. Et ils avaient réussi. Bien sûr j'étais sous un traitement lourd, d'autant plus lourd que je n'avais pas pu le suivre en Pologne. J'avais souvent des sauts d'humeur, souvent des comportements purement masculins ou purement féminins mais j'étais enfin moi la plus part du temps. Et personne ne pouvait m'enlever ça.
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Je sentais sa peau contre la mienne, je m'enivrais de son odeur et de son étreinte. Je succombais, je suffoquais. C'était ça, l'amour ? C'était ça, faire l'amour ? Je ne voulais plus qu'il s'arrête... Et je lui murmurais ces mots à l'oreille juste avant de m'endormir dans ses bras: je taime. Le lendemain matin m'avait semblé parfait, cette vie aux Etats-Unis m'avait fais oublier mon aptitude à distinguer les cauchemars des rêves mais surtout à les voir venir. Je me tenais là, heureuse et nue, pelotonnée dans les draps pendant qu'il se rhabillait dans la lumière du matin. J'étais comblée et amoureuse. Lui semblait surtout pressé.
« T'es sûre que c'est pas un problème que j'ai... fin tu vois ? »
Je secouais ma petite tête blonde avec un petit sourire conquis. J'étais stérile, je le lui avais dis. Ce n'était pas un problème non. Si j'avais pu savoir à ce moment-là à quel point j'avais tort. Le bon Dieu n'en avait pas fini avec les dédommagements pour "gêne occasionnée" dans mon enfance. Il avait décidé de se pencher pour de bon sur mon berceau. Mieux faut tard que jamais on dit chez vous non ? Sauf que là, c'était pas le bon plan du tout.
Quand j'ai été chez le médecin et qu'il m'a annoncé que j'étais enceinte, j'ai cru que j'allais tomber dans les pommes, sérieusement. J'étais heureuse, ivre de bonheur. Je n'ai pas pensé une seule seconde que ça ne puisse pas être son cas. J'aurais pu m'en douter pourtant. On se voyait encore, je croyais qu'il m'aimait mais ce n'était pas le cas. Sauf que je faisais la sourde oreille. De cet enfant, il n'en voulait pas. Il voulait que je m'en débarasse. Que je me débarasse de mon petit miracle ? Jamais. Jamais de la vie. J'avais beau l'aimer comme une dingue, jamais je ne ferais une chose pareille pour lui. Cet enfant allait vivre, mon enfant allait vivre. Et j'allais lui donner tout l'amour dont il avait besoin, je lui épargnerai les peines que j'avais vécu moi. Il serait sain. Il serait mon enfant.