Hier soir, tout a été renversé. Ils ont débarqués, et quelques heures plus tard, tout a été renversé. L’équilibre du monde, la balance de l’univers, sans dessus-dessous. Un vrai désordre planétaire. Dans ta tête, c’est la même chose. Les souvenirs s’entrechoquent au rythme de ton cœur qui cogne contre ta poitrine. Rythme cardiaque : 103 pulsations/minutes, résultat du mélange d’alcool et d’autres substances malveillantes. Autour de toi, les murs ne cessent de se moquer de toi, et tu trébuches chaque fois que tu essayes de t’y appuyer. La musique est trop forte, et les sons se transforment en cette masse incompréhensible. Comme un sifflement continu qui te tape sur les nefs. Après multiples essais, tu y arrives finalement, à enjamber les corps inertes des autres, complétement imbibés. Les verres éclatés au sol, le liquide stagnant qui colle sous tes semelles comme si tu y étais coincée, un vrai sable mouvant. Et puis cette odeur poisseuse qui te brûle les yeux. Cigarettes, vodka et le parfum âpre de la transpiration des cadavres ambulants. Tant bien que mal, tu cherches à atteindre la sortie, juste en face de toi. Mais ça te semble être une épreuve. Et quand, finalement, tu accèdes à ton objectif, tu t’échoues contre le bitume du trottoir. Allongée, un peu de repos, une clope à la main, tu observes les yeux livides le ciel trop sombre qui retombe sur toi. Le froid saisit peu à peu chaque parcelle de ta peau, tu frissonnes, mais Leroy te rejoint. Allongé, lui aussi. Côte à côte, vos corps contre l’asphalte, vous attrapez vos mains et le silence s’échappe de sa bouche. «
Tu te souviens, quand nous étions petits ? »
– Chapter I : Attack of the Clones. « I will reach inside just to find my heart is beating. »
Le suspense est intenable. J’entends les battements de mon cœur résonner dans ma poitrine, au bord de la syncope. Je retiens mon souffle, mon taux d’adrénaline est au plus haut et je sens sa présence. Il n’est pas loin. Dans un long grincement, la porte s’ouvre pour me laisser apercevoir une silhouette se faufiler. Darth Vader apparait subitement dans la chambre, guidé par la lueur de son sabre-laser qui brise l’obscurité. Mon Blaster entre les mains, crispées, je le vise parfaitement entre les deux yeux. Une inspiration. Je n’aurais qu’une seule chance. Un, deux, trois. Je m’élance alors hors de ma cachette et défoule mon doigt sur la gâchette. «
PIOU, t’es mort. » Les bruits électroniques de l’engin résonnent encore entre les murs alors que l’ennemi retire son casque. Le visage de Vader se dévoile, c’est un gamin de sept ans dans une colère indescriptible. «
NON. Tu triches ! J’ai dit que j’étais invincible. » Son heaume heurte le sol dans un fracas sourd, aussitôt rejoint par ma réplique en plastique du
DL-44. «
Et toi t’es nul, tu ne sais même pas jouer. » Les esprits s’échauffent trop rapidement, il doit être trois heure du matin, et le manque de sommeil se ressent alors que le ciel continue de gronder. Je n’ai jamais réussi à m’endormir les nuits d’orage, et celle-ci n’était pas une exception. Après une dispute de courte durée, Leroy décide finalement d’abandonner la partie et s’échoue avec nonchalance dans son lit. Son corps étendu, il feint de ronfler pour que je commence à angoisser d’être seule dans la pièce, mais je le connais par cœur. Quand il dort, il ronfle beaucoup plus fort que ça. Je ne lui laisse pas le temps de sombrer et me glisse à mon tour sous la couverture avant que les créatures de la nuit ne me dérobent. «
Lee, je crois qu’il y a une bête, là, dans le coin. » Alors que je secoue énergiquement son bras dans tous les sens pour une réaction, il écarquille les yeux à la recherche du fauve qui nous guette. «
Attrape les armes, Marvy. » Et puis quoi encore ? Me jeter dans la gueule du loup ? D’ici, mon blaster semblait à des kilomètres, infranchissables. Je lui réponds d’un hochement de tête négatif et m’enveloppe dans la couette pour me parer d’un bouclier défensif, seule face au monde. «
C’est un gobelin, j’en suis sûre, Lee. » Mon ainé de huit minutes, il a toujours été là pour moi. C’est lui qui, lorsque le tonnerre s’abat sur les toits, reste éveillé pour me protéger. Parce que c’est un super-héros. Nous n’avons pas encore trouvé son super-pouvoir, mais nous en sommes certains. Même que sa kryptonite, ce sont les épinards. «
Même pas peur. J’ai plein de muscles, moi. » Et puis nous sommes restés dix minutes de plus à contempler le vide, à l’affut de chaque craquement de branche, avant de finalement s’endormir.
Nous sommes le produit des années 90, équation parfaite de la démocratisation d’Internet et de ses sites pornographiques à gogo. Le GPS vient de sortir, la police adopte le test ADN et les scientifiques donnent naissance à Dolly, première brebis issue du clonage. Nos parents se sont rencontrés entre la découverte des planètes hors du système solaire, du sida et du hip-hop, sept ans avant notre naissance. En plein essor de la mondialisation, ce sont deux français qui se sont croisés au pied du métro new-yorkais. Un regard, et leur vie était tracée. Deux autres Gainsbourg ont vu le jour avant notre arrivée, deux garçons au grand dam de notre génitrice. Alors, lorsque Leroy s’est pointé dans le ventre de ma mère, ils n’avaient sans doute pas prévu mon arrivée. Nous avons partagé le même cocon pendant neuf mois. Et puis le reste de notre vie. Marvel, parce que c’était le miracle d’avoir une fille.
Au réveil, nous avions huit ans. «
Quatre-vingt-dix-huit, quatre-vingt-dix-neuf, cent. » Le gamin s’active dans toutes les directions à ma recherche, mais je sais qu’il a découvert ses yeux depuis la moitié de son décompte. Moi je le regarde, le souffle coupé pour ne par être entendu, au bord de la crise de rire. Cet imbécile est passé à deux reprises devant moi sans me remarquer. Cachée dans le placard de la cuisine, je suis invisible aux regards des autres. A l’intérieur, je m’y sens bien, les sons extérieurs s’échouent contre les portes en bois et me bercent dans les sourdes complaintes de mon frère, c’est un retour étriqué au liquide amniotique. J’aurais pu restée enfermée des heures, avide de ma victoire, moi, la reine du cache-cache.
Et puis l’agitation a réveillé toute la maison. Maman nous avait rejoint dans la cuisine pour éteindre le four. C’était une brunette aux yeux bleus, le visage souriant et la voix mielleuse de toutes les mères. Dans sa jeunesse, elle rêvait de devenir chef cuisinière, mais en attendant elle se contentait d’être serveuse au Windows on the World. «
Où est passé ta sœur? » Leroy hausse les épaules et arrête ses recherches pour attraper un cookie sur le plateau encore brulant. Il souffle sur le dessus pour le refroidir mais se brûle inévitablement. «
Je crois qu’elle a encore été enlevé par des gens bizarres. » Papa rentre au même instant et jette un regard déconcerté vers notre génitrice qui soupire. Leroy et moi sommes des inconditionnels des coups fourrés. Des piles électriques qui courent dans tous les sens, un duo imbattable. Je suis le cerveau, lui les muscles, et nos plans n’échouent jamais. «
Marvel, sors de ta cachette. Et allez à table. »
A table. Les mots magiques pour que j’obéisse, la nourriture comme appât. J’ai déboulé hors de la cachette et l’appartement a tremblé sous l’arrivée des deux autres Gainsbourg, encore endormis dans leurs pyjamas, autour de la table. Leroy commencait déjà à baver rien qu’à l’odeur du roast beef tout juste sorti du four. Sa tignasse mal-coiffée cachait les yeux fatigués de notre nuit sans sommeil, et quelques bâillements nous trahissaient. «
Ne mets pas tes coudes sur la table. » répétait sans cesse notre géniteur, alors que nous mimions de ne pas entendre. Il y avait des rires, des cris, et puis un théâtre de sentiments que la mémoire oublie.
– Chapter II : The Phantom Menace. « But innocence is gone and what was right is wrong. »
Et puis, il y a eu ce mardi de septembre. Un jour pas si différent que les autres. La météo annoncait une journée particulièrement agréable, le soleil au beau fixe et la candeur de la rentrée. Comme bien trop souvent, nous étions en retard pour l’école. Petites terreurs du haut de nos neuf années, Leroy avait préféré s’avachir sur le canapé pour regarder son dessin animé favori plutôt que de s’habiller. Papa s’était énervé, et puis quelques secondes plus tard nous étions prêts. Papa, c’était un homme imposant. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, les épaules carrées et la voix grave, il aurait pu devenir pompier, ou bien
Batman. Mais à la place, il nous a eu nous. Pour survivre, il travaillait dans la sécurité d’un grand magasin. Rien de bien glorieux, mais ce jour-là, il nous a accompagnés à l’école. Le trafic était abominable, lui sur les nerfs. Embouteillages sur plusieurs mètres, les rues étaient complètement engorgées. A l’époque, ça n’était pour moi qu’une masse de sons, de visages figés, de conducteurs abasourdis sur la route. Parfois des femmes en pleurs, et une incompréhension totale. Il y avait même une sexagénaire et son chien, le regard levé au ciel, complètement effrayés. «
Fuck. » A la radio,
Baby one more time avait subitement laissé place aux
flash news et les présentateurs restaient sans voix. «
I think a plane just hit one of the Twin Towers.[/b] » Personne n’avait la moindre idée de ce qu’il se tramait dans l’univers. Les « Oh my fucking god. » fusaient dans tous les sens, [i]what the fuck is happening, et plus rien ne tournait rond. J’ai fixé silencieusement Leroy, choquée par la vulgarité qui nous entourait. «
C’est pas là où maman travaille ça ? la Truc Tower ? » Papa n’a pas réagi. Il n’a rien dit, mais son regard en disait long, déboussolé. D’une voix réconfortante, j’ai posé ma sur son épaule, «
T’sais, c’est pas grave si on arrive en retard à l’école. », mais la situation me dépassait. Il est resté immobile un instant, et puis comme si l’avenir en dépendait, il a saisi son portable.
911. Et puis le numéro de Maman. Il a répété l’action sept fois exactement, avant de laisser un message sur la boite vocale. «
Putain, s’il te plait, répond. » Au même instant, situé au 107e étage de la tour nord du Word Trade center, le restaurant huppé Windows of the World et tous ses employés, serveuses y compris, n’avaient aucune idée du destin qui les attendait. Le temps restait figé mais les minutes défilaient. 9h03. Papa s’est précipité hors de la voiture pour mieux apercevoir le second Boeing 767 heurter la Tour Sud. Il a levé les yeux vers le drame, abasourdi, et il a commencé à paniquer. Je l’ai suivi hors de la voiture au bout d’une minute. Au loin dans le ciel, il y avait cet amas de fumée qui émanait le long des deux géantes. Nous sommes restés debout, et comme le reste du monde, nous avons contemplé le désastre qui s’offrait à nous. La foule s’entassait sur les carrefours, et chacun des promeneurs retenait son souffle, comme si le courant d’air qu’il provoquerait allait violemment écorcher les Twins Towers qui brulaient vives. Dans un instant paternel, l’homme dévasté me conforta dans ses bras alors que mon frère restait terré passivement à l’arrière du véhicule. «
Ne t’inquiète pas mon cœur, Maman va bien. ». Il me répétait cette phrase continuellement, en me caressant ma tignasse brune, mais je crois que c’était lui qu’il essayait de convaincre du piètre mensonge. Nous avons patienté là jusqu’à 10h28 et puis le bâtiment s’est écroulé dans un nuage de poussières. Maman n’est jamais sortie des décombres du fameux onze septembre.
Et puis, dix ans ont passé. Nous avons rouvert les yeux, affalés sur le bitume à moitié endormis, une bière à la main.