Puttin' On the Ritz

Il est aux alentours de 22h00 lorsque nous nous présentons tous les trois à la réception de ce grand restaurant dont la réputation n'est plus à refaire. Le sergent Hudson fête ce soir un évènement particulièrement impactant dans sa vie: la naissance de sa fille, Julietta, la toute première de sa génération. Alors pour un frais célibataire et père d'un fils qu'il ne voit que la moitié de son temps libre, je n'ai pas vraiment apprécié lorsqu'il m'a sympathiquement convié à leur petite sauterie. Mais je n'ai pas non plus en bon supérieur commis l'affront de refuser. A l'image de sa devanture, l'intérieur du restaurant dégage une ambiance particulière entre glamour et sophistication. Les beaux quartiers de Boston désertés en cette période de l'année, il a été si aisé de se rajouter à la liste des clients au premier coup de téléphone. Alors au confort de la table qui nous était réservée, nous avons préféré nous installer dans un recoin le temps de parler entre nous de choses et d'autres dans un ersatz de vieux jazz rétro.

Ce n'est que quelques minutes après que nous l'avons vue débarquer, cette femme, cette apparition, seule ce qui n'était pas vraiment coutumier. Elle fut la cible de bien des regards envieux sur le chemin que ses talons ont tracés jusqu'à sa réservation: une table à l'autre bout du salon. Le réceptionniste n'a lui-même cessé d'épier sa démarche jusqu'à rester un peu plus longtemps à sa table lorsqu'elle s'est installée et cela ne nous a pas échappé. " Tu paries combien que c'est une pompe à fric. " Les regards se sont de nouveau braqués discrètement sur le sujet de cette mauvaise plaisanterie, la jaugeant rapidement. Effectivement, si une telle femme se présente seule ici, c'est que son portefeuille n'a pu suivre faute de son infirmité. Elle a du réussir à se dégotter un vieux bourge aux aboies et jouit maintenant de sa victoire en dépensant plus que de raison. " L'ardoise doit  être salée chaque soir. " Les réflexions vont bon train jusqu'à ce que le temps étant imparti à un potentiel  retard de son valentin soit achevé. Nous lui avons laissé 5 min, pas plus, pour décréter qu'elle ne sera pas accompagnée. Pas de tête à tête ce soir pour celle dont le regard s'aventure sur les lignes d'un menu gastronomique et varié. " Il serait dommage de la laisser seule. " Les deux sourient lorsque le sous-entendu leur est glissé, m'excusant déjà de les laisser, sans compter que je suis le seul à pouvoir me l'autoriser. Les deux sous-officiers sont temporairement abandonnés en faveur de cette table vers laquelle je me dirige plus que déterminé, ce vieillot foxtrot ambiançant mes idées de drague démodée.

Elle est à quelques centimètres lorsque mes doigts s'attardent sur le dossier de la chaise vide qui lui fait face. " Vous attendiez d'la compagnie peut-être. " Le bois ciselé est violemment tiré et les pieds de la chaise en témoignent par un bruit sec et lancinant. " Plus maintenant. "

_ Mais qui as dis que j'attendais quelqu'un ? Et cela nous l'avions remarqué depuis notre point d'observation mais inutile de le souligner, elle pourrait s'en indigner et partir sans même me laisser une chance de... De quoi déjà... A la base il suffisait de lui tenir compagnie histoire de passer le temps et pourquoi pas faire plus amplement connaissance. Elle est d'une rare beauté marquée par les aléas d'une vie hautement menée et mes spéculations vont bon train lorsque je me l'imagine mariée ou riche héritière de PDG. C'est mon flair de flic qui m'amène à déposer mes yeux sur ses phalanges dont aucune ne semble avoir été aux prises avec du métal récemment. Pas d'alliance...  Mais elle les croise rapidement afin de s'établir dessus et deviser un peu plus sur les raisons de cet étrange retournement de situation.

_Que me vaut d'avoir vos fesses assisses en face de moi ? Avez-vous des problèmes et dois-je les régler pour vous, Monsieur ? Où bien peut-être vous donnez un cours de français ? Aussitôt elle est reprise, " Clay," me retournant par la même occasion de trois quarts vers le serveur que j'appelle par de secs claquements de doigts. " Faisons abstraction des formalités, " pour ce soir, parce que j'ai dans l'espoir de m'amuser, de me dérider un peu de cette morne soirée en l'amenant elle à se dévoiler et qui sait...
Quant à mon français il est... on ne peut plus rouillé parce qu'il est vrai que je n'ai jamais eu vraiment l'occasion de pratiquer. Si bien que je ne m'aventurerais pas à lire à haute et intelligible voix les différents mets qui nous sont proposés sur la carte. Alors après avoir arboré un sourire légèrement agacé, le menu retrouve sa place sur le coté de la table tandis que, pianotant de mes doigts sur la nappe, je lui avoue en toute sincérité: " Vous voyez les deux hommes accoudés au bar? " Le garçon entretemps revient dans notre direction et sonne l'heure du glas, celui de passer commande. " Ils fêtent un heureux évènement. Et franchement... Entre eux et une si séduisante compagnie, j'ai pas hésité très longtemps. "

Bien sur, j'aurais pu invoquer l'excuse bidon d'une ex un peu trop possessive qui ne calcule rien de notre pseudo séparation. Ou bien prétendre être encore celui que je ne suis pas, agent spécial de mes deux en mission secrète mais bordel que ce personnage est d'un cliché démodé et d'un con... Non ce soir et pour son grand désespoir il n'y a que moi, flic et boxeur pro, pas peu fier de sa réussite quant il ne s'agit pas d'évoquer mon si brillant parcours dans le domaine de l'affectif.  

" Désirez-vous boire quelque chose? " Sa question reste assez ouverte, laisse la possibilité de répondre par la négative, ce que j'apprécie, mais une bouteille de blanc serait toute indiquée pour entamer notre petit tête à tête improvisé. Sans m'attarder d'avantage sur le revers de la carte décrivant les vins, c'est au serveur que je m'adresse. " Nous prendrons un blanc pour commencer " « Sauvignon, Chardonnay, Chablis ? » ... Inutile de préciser pour ceux qui me connaissent bien que le rhum reste et restera mon péché mignon. Alors les grands crus français... Dans un faux semblant de galanterie, je laisse à la charmante apparition le plaisir de choisir.