SAFIYE HAYES-KARAHAN ► priyanka chopra

« A quoi ça ressemble, d’avoir deux papas ? ». Un quart de la vie de Safiye se résumait à cette question. A six ans, elle répondit à la petite fille qui deviendrait sa meilleure amie d’enfance que sa maman lui manquait un peu. A douze ans, elle répondit à son meilleur ami que c’était pareil que les autres, mais un peu différent. A seize ans, elle répondit à son boyfriend du moment que c’était même mieux. Désormais, elle haussait les épaules. Rien n’avait changé. Elle était toujours aussi heureuse avec ses pères, toujours aussi fière. Elle ne ressentait simplement plus le besoin de se justifier. Une deuxième question pointait toujours le bout de son nez immédiatement après la première, de façon directe ou indirecte. « Alors t’as deux mamans aussi ? » s’était peu à peu mué en un « Et ta maman ? » pour finalement devenir, une fois rendue à l’âge pré-adulte, un silence gênant. « Je n’en ai pas. Enfin techniquement si, mais elle ne fait pas partie de ma vie », expliquait-elle alors avec désinvolture. Si elle éprouvait le besoin d’expliquer, c’était simplement parce qu’elle détestait mettre les gens mal-à-l’aise. Certainement pas pour avoir l’air de s’excuser de quoi que ce soit. Parfois, de très rares fois, elle expliquait ensuite qu’elle n’était pas née d’une mère porteuse, ou par quel qu’autre moyen barbare et scientifique ; non, elle était née d’une vraie personne, une vraie femme, qui avait été la vraie épouse de son père. Mais qui n’avait jamais été une vraie mère. Faire ses bagages et du jour au lendemain pour ne plus jamais manifester une preuve de son existence à sa fille de deux ans, ce n’était définitivement pas la définition qu’elle aurait donné d’une bonne mère. « Je suis fille unique », précisait-elle parfois. Ses pères avaient pensé un moment à adopter et puis elle ne savait pas vraiment pourquoi, mais l’idée ne s’était pas concrétisé. Ce n’était ni un manque ni un besoin. Un acte manqué, mais qui n’avait pas d’incidence considérable sur son existence. « Ton père, son nom me dit quelque chose, je suis sûr(e) de le connaître », disaient parfois les gens. Safiye haussait les épaules. « Tu l’as peut-être vu dans la presse financière » « Non, non, ailleurs » « Il était joueur de football à la fin des années 80 » Le passé sportif glorieux de son père éveillait chez elle une tendresse infinie. Son père faisait partie de ces gens qui avaient vécu leur passion jusqu’au bout, et qui la poussait à faire de même jour après jour. Elle lui était reconnaissante pour tout. L’amour, la situation (largement plus que) confortable dont elle bénéficiait, le soutien. Il n’avait jamais été méchant, cruel, ne l’avait jamais obligée à quoi que ce soit. Et elle ne l’en aimait que davantage, en comparaison de ses autres camarades d’Harvard qui n’avaient pas définitivement tous la même chance qu’elle. « Tu es née en Turquie ? Mais pourquoi ? » « Ma mère avait une grossesse compliquée. Mes parents étaient en voyage, et puis comme il y a eu des soucis ils ont du rallonger pour stabiliser la grossesse ». Elle s'était habituée au fait d'avoir une double-nationalité qui n'avait rien de significatif pour elle. La Turquie, c'était sympa. Mais rien de plus. Au fil du temps, d’autres questions étaient apparues dans le paysage. Bon nombre d’entre elles tournaient autour de son choix d’étude/projet de carrière, à savoir reprendre la vaste société de son père incluant la gestion des clubs sportifs ; elle s’évertuait à expliquer que c’était un choix qui lui convenait, et que son père ne l’avait jamais forcée. Quant au « Toutes mes condoléances pour ton deuxième papa, si tu as besoin de quelque chose, surtout n’hésites pas, d’accord ? », il lui avait fait plus de mal qu’elle n’aurait voulu le dire, et elle avait répondu à chacun avec un sourire crispé. Ceux qui la connaissaient n’avaient pas abordé le sujet plus d’une fois ; il n’était pas dans sa nature d’être glaciale, et plus tôt les gens le réalisaient, plus tôt ils pouvaient s’estimer ses amis.