FINN STARK ► lucky blue smith

– I walk the line.

« Imagine que depuis que tu es petit, tu as toujours rêvé d’avoir un lion. Tu attends, tu attends et le lion ne vient pas. Alors, surgit une girafe. Tu peux rester seul, ou tu peux partir avec la girafe. – Ben, j'attends pour le lion. » Elle soupire. « C’est bien ce qui m’inquiète. – De quoi ? Mais attends, je vis dans un 20m², j'ai pas la place pour une girafe moi. » Je la regarde complètement perdu. Je viens de me réveiller, pourquoi elle commence à me parler de lions et de girafes, là, maintenant ? On est même pas bourrés, c'est du lait qu'on boit. En plus, quand j'y réfléchis, j'ai pas la place non plus pour un lion dans mon appartement. « Merde Finn, c'est une métaphore, ok ? Cette fille, tu peux l'attendre, tu ne l'auras jamais. Ça fait combien de temps que tu la connais et qu'il s'est rien passé ? Arrête de courir après,  y'en a plein d'autres. »
J'ai l'impression de me faire réprimander comme un gamin pour une bêtise que je n'ai pas faite. Je ne sais pas pourquoi Sky m'engueule comme ça dès le matin. « N'importe quoi. Je m'en fous d'elle. C'est juste une amie. » Ça a beau être ma sœur, elle s'inquiète pour rien. Ça n'est pas la première fois que nous avons cette discussion, et ça se termine toujours pareil : un dialogue de sourds. « Peu importe, convaincs-toi de ce que tu veux, mais fais gaffe à toi. » Parfois je crois qu'elle m'en veut encore de l'avoir laissée pour suivre Blandine. Et dans ces moments, je me sens tout petit. Je préfère replonger ma tête dans mon bol que d'argumenter sur le sujet. « C'est à moi de veiller sur toi, pas l'inverse, sœurette. »



Je le fixe, les yeux ébaillis, parce que je sais qu'il va encore trouver une pièce derrière mon oreille. Je ne sais pas comment il fait. Chaque dimanche matin, je monte sur un tabouret pour atteindre le miroir de la salle de bain et je demande à ma sœur de vérifier : il n'y a aucune pièce. Et pourtant, dès qu'il s'abaisse pour m'embrasser le front, la pièce est là. Il glisse sa main dans ma tignasse, le regard étonné, et l'attrape. « Papi, c'est normal d'avoir des pièces derrière les oreille ? » Il se met à rire, j’ai encore trop d’innocence dans mes paroles. Son visage se plisse encore plus qu'il ne l'est déjà. Sa voix est tellement fatiguée qu'il manque de s'étouffer dès qu'il s'enthousiasme un peu trop. Toutes les personnes âgées sont comme ça. Elles ont les cheveux blancs, et maman dit qu'un jour, moi aussi je deviendrai comme ça. Mais c'est faux. Je sais très bien que je suis né enfant, comme elle est née maman. Avant moi, le monde n’existait pas, c'était un trou noir. Un de ceux qui absorbe toutes les lumières de l'univers, mais qui reste aussi sombre que le vide. Je commence à bouder dans mon coin parce que, le sourire contagieux, ils ont tous commencé à se moquer de moi, même Skylee. 
Il m’agrippe par l’épaule, me tire vers lui avec une poigne qui s’affaiblit et soupire alors que je peux sentir cette odeur antiseptique autour de moi. Sur la table de chevet, il y a cette photo en noir et blanc, deux visages souriants imprimés sur le papier, que tant bien que mal, il tente de me pointer du doigt. « Finn, Tu vois là ? C’est ta grand-mère. » Ses yeux s’embuent alors qu’il resserre notre étreinte au point de m’écraser. Je grimace, parce qu’il m’étouffe mais rien n’y fait. « Ça fait sept ans qu’elle m’attend là-haut et bientôt, j’irai la rejoindre. » Je ne sais pas où c’est là-haut, je n’y suis jamais allé. Ce que je sais, c'est que quand j'ai pris l'avion, je n’ai pas vu grand-mère dans le ciel. Alors, peut-être que c’est un mensonge ou peut-être que là-haut, c'est grand.. Il m’a embrassé le haut du crâne encore une fois, et sur le coup, je n’ai pas compris où il s'en allait. Maman les a rejoint aussi, quelques années plus tard dans un accident. Et puis nous avons quitté Oslo.
De cette époque, c'est mon seul souvenir. Le froid qui glaçait ma peau en hiver, le visage flou de ma mère. Ça n'est plus qu'un nuage obscur qui a perdu ses contours au fil du temps. Treize années de ma vie passées là-bas, mais c'est Paris qui m'a vu grandir.



Tu t’es pris une balle dans la poitrine et puis plus rien. Le silence complet, le souffle coupé. Les oreilles qui sifflent et un bruit sourd, constamment. Le temps s’est arrêté quelques secondes, tout devient sombre. Un écran noir et tu réalises que tu ne verras plus ta famille, tes amis, ton chien. «You’ve been killed by aSoftKitten. »
Game over. Les mots apparaissent sur la télévision, et la partie se termine là. La manette vole au travers de la pièce avant de heurter le mur d’en face. Je me retourne vers elle, elle ricane, pliée en deux sur le canapé, fière d'elle. « Pourquoi t’as fait ça ?! On est du même côté, princesse ! » Je n’ai même plus envie de jouer. J’éteins la console, vexé. Sérieusement, elle bousille mon score, dans ma propre équipe, avec un pseudo aussi stupide. Dans ces moments, je la déteste.

Blandine, je l'ai rencontrée au lycée. C'est la principale raison pour laquelle j'ai continué d'aller en cours. Du premier coup d’œil, cette fille m'a intrigué. Comme une évidence, une fatalité : salle 142, cours de mathématiques du lundi après midi. La porte s’est ouverte, et elle est apparue. Cette fille qui allait rester piégée dans mon esprit jusqu’à la fin. L’air déterminée et une lueur de défi dans ses yeux gravés dans ma mémoire. Elle et moi, nous sommes inséparables, un putain de monstre à deux têtes, toujours fourrés ensemble. Je n'arrive plus à me rappeler comment j'ai vécu sans connaître cette fille. Depuis mes plus profonds souvenirs, elle est ancrée comme une tumeur sur mon myocarde. Je la déteste, mais je suis incapable de me passer d'elle. « De toute façon, fallait quitter la partie ou on s'ra en retard. » Elle a raison. Comme d'habitude. J'attrape mes affaires rapidement, et je l'ai suivie jusqu'au lycée. 


J'ai eu mon bac, 18 ans, et je suis parti à Milan. C'était une décision prise sur un coup de tête. Son père m'a proposé un poste d'apprenti dans son entreprise : accepter, ça voulait dire la suivre. J'y ai pensé toute la nuit, sans m'arrêter, mais c'était déjà choisi. J'aurais pu refuser, retourner à ma vie d'avant sa rencontre, d'avant elle. Trouver un job miteux, un appartement dans un HLM en pleine banlieue parisienne et vieillir là-bas. J'aurais pu continuer de me disputer avec mon père, à ne pas être le gamin parfait qu'il espérait. Mais à la place, j'ai dit oui. J'ai fait ma valise au plus vite, quelques t-shirts, quelques pantalons, ma gameboy et mes économies. Tant pis pour ceux que je laissais derrière, mes amis, mes ennemies, et les autres, de toute façon c’est toujours mieux que de moisir ici. Sur l'instant, je n'ai pas pensé à Skylee. Juste une décision égoïste de suivre mon cœur.
J'ai eu mon bac, 18 ans, et je suis parti à Milan. Blandine a rencontré Andréa et moi je suis resté spectateur.



Je repense à cette histoire de lion que Sky m'a raconté, et j'ai suivi son conseil. Je suis allé voir  d'autres personnes, j'ai rencontré d'autres filles. Et à croire que ça marche, je ne pense presque plus à elle -ou du moins, c'est que je me répète. Parce qu'elle, c'est une cause perdue. Au final, je ne suis là que pour la surveiller. Je suis son chien de garde, cerbère bien incapable de la retenir. J'ai accepté d'intégrer Harvard à la demande de son père pour veiller sur elle. Parce que c'est la seule chose que je sais faire : la regarder. Parce que depuis le temps, ma vie orbite autour de son existence, et sans elle je suis perdu. Je l'ai suivie partout, et je continuerai encore. Paris, Rome, Milan, Cambridge : peu importe l'endroit, c'est devenu une habitude. Je repense aux mots de son père. De toute façon, si je touchais à un seul cheveu de sa fille, il me renverrait en France sur le champ. Sauf qu'ici, c'est devenu toute ma vie. Des études qui me plaisent, un avenir assuré, et ma sœur à portée de bras. Alors je ne peux pas me permettre de tout risquer pour rien, je me donne à fond dans les études pour réussir et tant pis pour le reste.

Ce soir, nous sommes encore sortis. Ma bière à la main, j'ai abordé une énième blonde dont j'ai déjà oublié le nom. Tout allait bien jusqu'à ce que je sois interrompu par un étudiant qui s'écroule sur mon épaule. « Elle est super bonne ta pote là-bas, tu me la présentes ? » Je lance un regard noir vers Blandine en train de danser au milieu de la boite avec une autre Cabot, je ne suis vraiment pas d'humeur à supporter un mec bourré ce soir. « C'est pas le moment, mec, tu vois pas que je suis occupé ? » Il se penche vers moi, je peux sentir son odeur repoussante. Quelque chose entre la transpiration et la bière renversée sur son t-shirt. Il s'approprie mon espace vital et peu à peu j’étouffe. Vraiment pas d'humeur. « Vas-y, fais tourner, j'me la taperai bien, moi. » Je me retourne vers lui en un quart de seconde et mon visage se crispe. « OH, tu ne parles PAS d’elle comme ça ! » Ça n'a fait qu'un tour dans ma tête pour que je réagisse. Mon poing est parti tout seul, je n'ai pas réussi à le retenir. Il recule, son nez se transforme peu à peu en rivière de sang, et tout le monde se retourne vers nous dans un silence complet.
La jeune femme s’éloigne aussi, inquiète, et je sens le regard accusateurs des autres. Je les entend chuchoter mon nom, et moi, complètement déboussolé, j'ai tracé au milieu de la foule pour retrouver Blandine. Je l'ai attrapé par le bras pour la tirer vers la sortie sans lui faire face -c'est pas le moment de se noyer dans son regard. « C'est l'heure de rentrer Cendrillon, j'te ramène à la maison. »