Tu veux un kangourou?
Les pans d'une robe verte ondoyant sous le vent, des bottes d'un rouge chaud dont les légers talons claquaient contre le sol, collants marron et veste en cuir brun, Charlie marchait, pétillante, dans les jardins d'Harvard, sortant tout juste d'un cours de théâtre. Elle avait des idées plein la tête, elle captait des couleurs. Prenait les bleus avec les jaunes et attrapait au vol les ombres et lumières. Caméra à la main, elle filmait en bandes folles et taches indécises. À Harvard on s'agitait, il y avait les examens, la fin de l'année qui annonçait le Summer Camp, le bal traditionnel. Tous ces évènements qui contribuaient à alimenter une énergie déjà bouillonante sur le célèbre campus américain. La jeune rousse enregistrait dans son caméscope tout ce foisonnement en n'en saisissant que les couleurs à la volée. Elle jouait de zoom sur les vêtements, d'un cadrage rapide qui dévoilait la nature par l'étourdissement des sens. Quand elle entendait un rire, elle en éternisait quelques secondes avant de recueillir un claquement de talon.
Elle ne s'arrêta que lorsqu'elle fut rentrée chez elle.
Charlie aimait le théâtre plus que tout dans sa vie, mais le cinéma, sa réalisation particulièrement, l'attirait également. Et la jeune Irlandaise avait pour idée d'intégrer un mini-film en décor pour sa prochaine proposition au théâtre. Cependant, la jeune étudiante avait d'autres préoccupations pour l'heure : elle allait voir Tyler ! Avec les examens, leurs cours, leurs propres activités, ils n'avaient pas pu se voir depuis bien longtemps et le jeune homme manquait à la rousse. Ils s'étaient ainsi donné rendez-vous dans un café où les deux étudiants avaient l'habitude d'aller. Violet aimait l'ambiance de cet endroit, elle en aimait la décoration, les nappes sur lesquelles ils pouvaient écrire et qu'ils rapportaient souvent – elle en avait accroché une sur le mur de sa chambre, le patron jovial… Mais à trop penser, la jeune fille se mettait en retard or, il n'y avait pas une minute à perdre : il s'agissait d'aller voir Tyler Swatt, après tout ! Le Winthrop le plus génial de tous les temps !
Elle se dépêcha de troquer ses affaires de cours contre ce qu'elle avait prévu d'apporter pour Tyler dans son sac en cuir rouge à bandoulière, griffona un mot pour son père et partit en courant prendre le premier bus qui viendrait. Bus qu'elle loupa de quelques secondes, il lui était passé sous le nez. Le prochain ne passait pas avant douze minutes. Elle était condamnée à prendre le métro, qu'elle abhorrait presque autant que les canards.
Une dizaine de minutes plus tard (après avoir failli se tromper de ligne, puis de sens, ce qui se comprend tout à fait quand on sait l'habitude du métro qu'a l'Irlandaise), elle était enfin au lieu convenu. La vive Charlie entra dans le café, un peu en retard, mais ne se formalisant pas car Tyler était lui-même toujours en retard, ou presque. Cependant ce fut la voix de son meilleur ami qui l'accueillit quand elle entra. Une seconde surprise, un large sourire vint illuminer son visage et elle se précipita vers le jeune homme en lui faisant un câlin. Spécial anniversaire, le câlin, en plus.
« Joyeux anniversaiiiiiire Tyyyyyyyyyyy ! »
Elle l'avait crié, en vérité.
Voire hurlé. Au choix. Elle ne mesurait pas trop sa voix dans ces cas-là.
Cha' défit ses bras du cou de son meilleur ami – à son peut-être grand soulagement – et sortit aussitôt d'un sachet… Une énorme peluche. Plus exactement, le parfait gros nounours que les petites filles rêvent d'avoir. Mais sans nœud, ou cœur, ou grigri féminin, tout de même. Juste un bon gros ours qu'on prend dans ses bras et qui réchauffe le cœur, même à quarante ans. Parce que rien ne vaut une peluche, oh !
(Sauf un ami. Mais ce n'est pas toujours disponible, là est l'inconvénient.)
« Il s'appelle Gros Ours le Malin. Il est un peu ronchon, je sais, mais ce n'est pas de ma faute je t'assure ! Puis bon, il est adorable comme ça. Tu vas voir, tu vas l'aimer. Je suis sûre que vous serez formidables ensemble ! »
Elle avait dit ça d'un ton tout à fait sérieux, parce que c'était vraiment ce qu'elle pensait. Néanmoins, elle éclata de rire, les yeux emplis de malice.
« Mais t'en fais pas vas ! J'ai aussi un vraiiii cadeau pour toi ! Mais si j'étais toi, je préfèrerais l'ours en peluche, parce que l'autre, il est fait maison, alors tu imagines l'état de la chose ! »
Elle avait en effet voulu faire quelque chose de spécial pour l'anniversaire de Tyler, auquel elle n'avait malheureusement pas pu aller. Lui et sa sœur l'avaient fêté sur une île, et son père n'avait pas voulu qu'elle y aille. Évidemment, là n'est pas la seule raison : comprenez bien que ce n'est pas une malheureuse petite interdiction qui aurait pu empêcher la jeune fille d'assister à l'anniversaire de son meilleur ami ! Il y avait aussi des problèmes financiers, parce que son père ne roulait pas sur l'or et que les Seychelles, c'était loin. Certes, elle avait en abondance l'argent de sa mère, mais la jeune fille n'y touchait jamais. C'était une règle tacite envers elle-même, comme tout ce qui concernait de près ou de loin la défunte danseuse. Et puis, elle avait beaucoup de travail à faire, et elle avait prévu avec d'autres personnes du théâtre de se retrouver pour qu'ils répètent ensemble afin d'être prêts pour une évaluation quelques jours après. Aussi était-elle restée à Harvard. Elle n'en avait pas moins harcelé le Winthrop de messages toute la journée, plaint soit-il. Mais il avait l'habitude, maintenant, des messages rocambolesques de Charlie, n'est-ce pas ?
L'Irlandaise se doutait qu'il avait dû recevoir des fantastiques cadeaux comme des montres dont elle ne veut même pas imaginer le nombre de zéros, des voitures, des voyages, ce genre de choses. De un, elle ne pouvait pas se le permettre. De deux, elle ne se voyait pas faire un cadeau de ce genre à Tyler Swatt pour sa majorité, de toutes façons. C'était… C'était trop impersonnel pour elle. Peut-ête aussi parce qu'inacessible, et donc en un certain sens, chimérique, pour elle qui ne vivait pas dans cet univers. C'était assez étrange d'être à la fois d'une certaine bourgeoisie et dans le même temps tout à fait dans la névrose du moindre sou manquant (bien que ce rôle-ci soit celui de son père, elle s'éloignait des chiffres autant que possible). Mais là n'est pas le sujet. Pour Tyler, elle avait pris un carnet. Un beau carnet, rouge, en l'honneur de sa maison. Elle y avait écrit les partitions de ses chansons préférées, et des chansons qui lui faisaient penser, elle, à lui, ou même à eux deux. Mais les notes n'étaient pas dans la traditionnelle écriture. C'étaient des… Gâteaux. Connaissant la gourmandise de Tyler, elle s'était amusée à dessiner de petites pâtisseries pour chacune des notes, et de les colorer en les fonçant plus ou moins selon leur durée. Les plus clairs et gros étaient des rondes, les plus foncés et petits des croches. Elle avait inscrit au-dessus la tablature pour guitare. Et en-dessous, avait recopié les paroles des chansons de sa plus belle écriture, vous imaginez bien. Les partitions se trouvaient sur la page de droite. Sur la page de gauche, il y avait des photos de Tyler, Tyler et Charlie, d'autres amis, sa sœur… Toutes les photos qu'elle avait pu récupérer. Elles n'étaient pas collées sur le papier, mais elle les avait faites imprimées dessus de façon à ce qu'elles soient incrustées, ce qu'elle jugeait bien plus joli. En bas de chaque photo elle avait mis une petite phrase en italien, commentant ce qui était représenté. Le rendu des photos et de ses notes-gâteaux l'énervait, parce que ce qu'on imagine est toujours mieux que ce que l'on peut faire, surtout quand on s'appelle Violet Lestwood et qu'on n'a pas un don particulier en art plastique, mais elle avait réussi malgré tout à faire ce qu'elle désirait et si elle n'en était pas fière, elle était au moins contente. Charlie avait voulu mettre la musique, l'Italie et les pâtisseries ensemble, parce qu'elle savait que Tyler était aussi gourmand que bon guitariste et qu'il adorait l'Italie. Quant aux photos, c'était pour les bons moments qui y étaient immortalisés. Elle avait essayé de lier photographies et chansons mais ça n'avait pas toujours été facile.
La rousse s'assit et sortit de son sac ledit cadeau, enveloppé cette fois, dans du papier gris. À pois rouges. Vifs. Pois qui étaient des gommettes qu'elle avait collées. Elle s'était amusée à dessiner des oreilles pour faire des Mickey à certaines, au feutre rouge. Ou des vaches. Et un gros ours au milieu, avec « Gros Ours le Malin » écrit sur le ventre-gommette. On ne la refaisait pas, que voulez-vous.
« Voilà ton véritable fardeau mon cher ! Et pour Gomme, je te laisse le sachet, t'auras pas à te trimballer avec dans tout Cambridge, t'inquiètes pas ! Ah ! Et si tu n'as pas payé ton café, je te le paie ! Et je t'offre aussi n'iiiiiimporte quoi d'autre que tu voudras ! Un anniversaire sans gâteaux n'est pas un anniversaire. »
« Gomme ?» Comment ça, « Gomme ? » Gros Ours Malin. GOM. Gomme ! Enfin ! Où avez-vous l'esprit ? Il était évident que Charlie donnerait un surnom à la peluche. Ell adorait les surnoms. Peut-être était-ce lié au fait qu'elle avait été diversement appelée au fil de sa vie. Tyler était d'ailleurs la seule personne qui, quand il l'appelait Violet, la faisait non pas se sentir « Violet Lestwood, nom identitaire », mais Violet. Violet, quelqu'un. Pas un nom sur un papier officiel perdu parmi tant d'autres. Violet, elle-même. Aussi vivante que Charlie. Ce pourquoi, étrangement, cela ne la dérangeait pas que son ami la prénomme ainsi.
« Bon, maintenant, mister Titi, racontez vos dernières aventures à Cha' Sylvester ! Il a dû s'en passer des choses pendant tout ce temps qu'on ne s'est pas vus, hé ! »
Charlie avait un humour douteux, à la limite du lourd-pas-drôle-va-voir-ailleurs, oui. Mais elle le disait avec une telle légèreté dans la voix et, surtout, une telle malice dans le regard, qu'on ne pouvait que laisser passer et simplement s'y habituer au final. De toute façon, c'était là la seule possibilité.