Ismaël Zuka El Ketabi ► Tobias Sorensen

Avant de vous raconter mon histoire, je vais vous parler un peu de ma famille. Une très grande famille d'ailleurs mais malgré les discordes qu'il peut y avoir quelques fois entre ses membres, nous restons toujours soudés, quoiqu'il arrive. Vous touchez à un el ketabi, c'est tous les autres que vous vous mettez à dos. Comme je vous disais nous sommes très nombreux mais je ne vais vous parler que de ma famille la plus proche. Mon père s'appelle Mohamed et il tient une petite boulangerie dans les souks de Monastir. Il a épousé ma mère, Leïla, alors qu'ils n'avaient tous les deux que vingt ans. On raconte souvent que c'était un mariage arrangé entre les deux familles amies de longue date et que les enfants auraient acceptés l'union pour faire plaisir à leur mère respective. Toujours est-il qu'il n'y a jamais vraiment eu de discorde entre les deux: Mohamed partait travailler tôt le matin et Leïla restait à la maison afin d'éduquer leurs enfants. Nous sommes six en tout, ce qui lui faisait pas mal de travail. Bref. Un an après leur mariage, ma mère a donné naissance à son premier enfant: Ilyès, qui est âgé aujourd'hui de trente ans. Ilyès représente tout de la réussite. C'est le premier a être parti étudier à l'étranger, le premier a trouvé un boulot qui rapporte. C'est à la fois un modèle de réussite et une figure paternelle pour nous (puisque les parents sont restés en Tunisie). Ce qui fait que les relations entre Ilyès et moi sont assez tendues car il veut imposer ses règles et que moi, je déteste qu'on me dicte une ligne de conduite quelconque. Yassine est né en deuxième lieu, deux ans après Ilyès (deux ans, toujours deux ans, il n'y a pas d'exception chez nous, pratique pour retenir les âges d'ailleurs). Yassine a donc 28 ans à présent. Vient ensuite Inaya, 26 ans. Elle a beau être plus vieille que moi de deux ans, je ne peux m'empêcher de veiller sur elle. Elle paraît si fragile. Bien qu'au final je l'admire, ce n'est pas facile d'être la seule femme de la famille. Bref. Pour ne pas faire comme tout le monde, je ne suis pas né tout seul. En effet, j'ai un jumeau: Ali. Ali et moi, c'est pour la vie. Bien que maintenant, on nous voit un peu moins collé l'un à l'autre, on ne peut s'empêcher de se parler tous les jours. Ali, c'est mon frère, mon double, mon tout. Enfin, il y a Hakim, le petit dernier de la troupe. 22 ans mais déjà un caractère bien affirmé. Vous l'aurez sans doute deviné, quand on se retrouve tous ensemble, ça en fait du bruit.

Je suis donc né par un beau jour du mois de juillet, quatre minutes avant mon frère. Mes parents étaient les plus heureux du monde. Ils avaient toujours rêvé avoir une grande famille et avec nous deux en plus, elle était déjà bien remplie. J'ai passé une enfance tranquille, entouré de mes frères et sœur, dans la maison familiale. Bien que certains mois étaient plus difficiles que d'autres, mon père doublait ses heures de travail afin que l'on ne manque de rien. Mon enfance fut donc heureuse, entourée d'amour maternel. Je n'ai mis les pieds dans une école qu'à l'âge de six ans et déjà, j'avais envie de tout apprendre. A cette époque, j'étais un élève assidu, studieux, le petit intello timide du début de la classe. Et je ne quittais pas Ali, qui avait le même comportement que moi. On ne pouvait donc pas dire que j'étais un enfant difficile loin de là. J'étais d'ailleurs aussi discipliné à la maison. L'adolescence me changea complètement. Je voulais me démarquer d'Ali, ne pas être le même que lui, avoir ma propre identité. Alors j'avais modifié mon caractère. Je m'étais mis au fond de la classe et j'étais devenu ce troublion qui ne respectait pas les règlements. Mes notes restaient cependant inchangées, je n'avais pas besoin de travailler beaucoup pour avoir de bons résultats. Je ne partageais plus le même groupe d'amis qu'Ali, bien que je restais toujours aussi proche de lui, passant des moments en sa compagnie chaque jour. Ali ne me comprenait pas toujours, ne savait pas trop pourquoi j'avais si fort changé. Mais il me soutenait, quoiqu'il arrivait. Moi, je squattais avec un groupe de mauvaises fréquentations. Avec eux, j'avais commencé à fumer. Puis à boire, les plus âgés emportant l'alcool pour les plus jeunes. A 15 ans, je commençais la drogue. La dépendance arriva très vite et je faisais n'importe quoi pour avoir un peu de cocaïne ou d'héroïne. Même si j'avais voulu arrêter, j'en aurais bien été incapable. De toute façon, ma famille n'en savait rien et je me sentais libre. Tellement libre. Je ne m'imaginais pas que je me détruisais à petit feu.

Et puis il y eut cette soirée là. J'avais supplié Ali de nous accompagner. Il avait hésité longuement. Il ne connaissait pas trop mon groupe d'amis, il avait peur d'être en trop. J'avais insisté et avait fini par gagner en touchant la corde sensible. Il ne disait jamais non pour passer du temps à mes côtés, je le savais parfaitement. On était parti faire la fête. On avait bu jusqu'à plus soif et on avait dragué. L'heure du retour avait sonné. J'avais pris le volant. Quelques mètres plus loin, je rentrais en collision avec un autre véhicule. Le choc avait été terrible. Ali, qui n'avait pas attaché sa ceinture, fut projeté hors du véhicule. Ma tête avait tapé contre le volant. On était tout deux inconscients. Pourtant, j'avais eu plus de chance que lui puisque je m'étais réveillé au petit matin, seul dans une chambre d'hôpital. J'avais alors demandé après Ali. Ma mère m'avait répondu, les larmes aux yeux, qu'il était en soins intensifs, dans le coma. Personne ne savait si il allait s'en sortir. Mes larmes avaient coulé le long de mes joues et j'avais tout avoué de mes problèmes avec l'alcool mais aussi avec la drogue. Ma mère avait réagi immédiatement et j'avais fait un séjour dans un centre de désintoxication. Pour Ali. Ce dernier avait fini par se réveiller, j'étais sorti de ce centre et on avait repris notre vie. J'avais fait un trait sur mes mauvaises fréquentations et depuis, je ne touchais plus à la drogue. Je prenais cet accident comme une bonne leçon de la vie. Une leçon qu'y avait failli mal tourner. A chaque fois que je pensais replonger, j'observais ma cicatrice sur ma joue gauche. Elle me rappelait l'accident. Et cela me suffisait à renoncer.

La vie avait continué. A nos 18 ans, on avait pour projet de partir à Harvard. Et comme nos frères et sœur, on avait réussi à décrocher une bourse grâce à nos bons résultats scolaires. Je m'engageais dans un cursus de médecine, avec une mineure en arts visuels. J'avais pour projet de sauver des vies mais je n'en oubliais pas pour autant de m'amuser. Cela va bientôt faire six années que je suis ici. Six ans où il s'est passé de nombreux événements, bons comme mauvais. Bientôt j'entrerais en sixième année. Je continue en parallèle, mon travail de barman afin de financer mes études et mon loyer.