TREIZE ÉTOILES D'IVRESSE
« Tu vas me chercher du pain, Keyzz? »Bien sûr, maman. Dans la rue, la rue sombre, là-bas. Le boulanger est sympa. Il m'offre des pâtisseries parfois. Parce qu'il sait que toi t'as pas les moyens. Pas les moyens de payer tout ça. Mais tu vois, lui, il t'aime bien. Alors parfois, il me donne un autre type de pain. C'est pour que tu manges sainement, maman. Mais tu devrais chercher un travail, tu sais. Je pourrais pas sauver la mise avec mes beaux yeux toute ma vie. Faudra que tu décroches, à un moment. Tu comprends pas? Moi, j'veux faire de belles études. Et seule, je pourrais pas me les payer. Parce que je paie déjà tout ici, maman. Grâce à moi, t'as plein de réductions. Mais j'serais pas toujours là. Alors aide-moi. Lève-toi, vas-y, trouves un travail. T'en es capable, maman, alors essaie au moins. S'il te plaît. Essaie.
« Salut, moi, c'est Leo. »Il est beau, ton prénom. Tu viens d'où? T'es pas albanais pur toi, t'as pas l'accent. Ah, t'es roumain, mais ta mère est albanaise? Je vois. Moi, c'est Keyzz. J'ai quatorze ans, tu comprends, je suis un peu plus jeune que toi. Après, je dis pas, j'suis peut-être assez mature pour toi. Moi? J'suis née là, à Tirana. Comment-ça, ça se voit pas? Ouais, je sais, j'ai pas le physique type, mais c'est comme ça. On sait même pas qui est mon père biologique, c'est te dire. Mais j'suis jamais sortie du pays. L'Albanie, c'est chez moi. Cette rue, c'est chez moi. Non bien sûr, que j'dors pas dans la rue. Tu vois le pub là-bas? J'habite à l'étage. Ouais, c'est pas le luxe, je conçois. Mais j'suis bien là-bas. Comment ça, de l'alcool? Bien sûr que j'ai déjà bu, mentis-je. L'alcool, ça m'a brulé la gorge. Et puis ça m'a fait oublié la douleur. J'aime ça. Trop même. On recommence?
« Cette école, elle sera parfaite pour toi. »Elle est belle, cette école. Enfin, il est beau, ton bâtiment, papa. Mais moi, ça m'intéresse pas. Ca m'intéresse pas, les gosses de riche. Ouais d'accord, l'argent, j'en veux toujours plus, parce que je veux de beaux vêtements et d'belles choses à montrer à mes amis de la rue. Mais papa, ce lycée-là, il est pas fait pour moi. Parce que eux, ils baignent dans la richesse, pas moi. Avant que tu viennes, moi, j'étais pas comme ça. Avant, moi, j'étais Keyzz Brovshka, la fille des rues qui vivait avec sa mère célibataire. T'es arrivé, tu t'es marié, j'ai pris ton nom. J'suis pas contre ça, j'dis pas ça, papa. Mais toi t'es riche, pas moi. Moi j'ai un pauvre coeur, il a pas connu ça, encore. J'prendrais jamais ce rythme là, sans vouloir te décevoir. Parce que je t'aime, papa. Mais j'viens pas de ce monde là, c'est comme ça, je peux pas.
« Ecoute-moi bien ma petite, si tu me files pas ce fric, j't'expédierai pas au pays des merveilles. »J'en ai rien à foutre des dix balles que je te dois, rien à foutre de ton pays des merveilles, ou même du septième ciel. C'est pas pour moi tout ça, pas pour moi, tu le sais très bien. J'ai seize ans, qu'est ce que tu voudrais que je me drogue à m'en tuer la cervelle? Papa me tuerait. Maman aussi cela dit, même si elle, elle n'en a pas grand chose à faire de moi. Papa, c'est un riche entrepreneur. Maman, c'est la dernière des travailleuses. J'ai jamais compris comment ils s'étaient rencontrés. Comment ils avaient collés leurs destins ensemble. Ils sont pas du même monde, eux. Mais ils s'aiment. Ou en tout cas, ils s'aiment bien. L'amour, c'est pas d'mon âge, c'est par pour moi.
« Tiens, tes sous. Mais c'est pas moi qu'en veut d'ta poudre blanche, c'est Alyx. »Nonchalamment, je tendis un billet, avant de récupérer le sachet et de le mettre dans mon sac. Je devais aller chez elle, chez Alyx. J'arriverai à peine qu'elle me proposera d'cette poudre. Et je refuserais, encore une fois. Parce que moi, j'arrive pas à plonger là-dedans. J'aime la clope, j'aime l'alcool. Mais la drogue, ça m'fait trop peur. J'peux pas, j'arrive pas. J'ai grandi comme ça. Dans le manoir, en haut de la ville. La capitale de l'Albanie, Tirana. J'aime pas cette ville, elle est moche, grisaillée. Avant, je vivais seulement dans les bas-quartier, alors j'avais jamais remarqué. A quels points les rues sont fades, les gens sont neutre, la ville est dangereuse. Pourtant, même depuis qu'on a emménagé là-bas, je continue à trainer dans ces vieilles rues. Je me sens comme chez moi ici. C'est notre foyer, à moi, et à Alyx. Elle est belle, Alyx. C'est une belle brune, avec de longs cheveux broussailleux et un regard de braise. C'est une vraie droguée. Elle a pas d'objectif ou d'ambitions dans la vie. Moi, j'en ai un de rêve. Je veux aller là-haut, dans les étoiles.
« Tu veux rejoindre les étoiles? Vas-y, prends-en un peu! »Alyx, tu m'auras pas cette fois encore. Sauf si tu me mets ton doigt plein de poudre dans la bouche. Ou que tu m'embrasses. Effectivement, ça marche aussi comme ça. Je contrôle pas trop la situation, en fait. Moi, je préfère les garçons. Je suis une fille comme ça. C'est dégueulasse. Pas le baiser, la poudre. Mais j'le sens. Hop, on monte. Et là tu vois, tout le monde change autour de moi. Effectivement, j'monte au septième ciel. Le pays des merveilles. J'aurais peut-être pas du tenter l'expérience. Maintenant que j'ai vu ce qu'il y avait par delà les étoiles, j'ai envie de recommencer.
« T'es jolie, toi. T'es vraiment, jolie. »Toi aussi, t'es bien beau. Tu m'rappelles un gamin des rues, Josh, c'était son nom. J'avais sept ans, quand je l'ai rencontré. On allait à la même école. Et puis du jour au lendemain, il est parti. Mais toi, tu t'en iras pas. Toi, je vais te plaquer contre un mur, t'embrasser, passer une main dans tes cheveux. Je te ferais croire qu'il y a plus, et il n'y aura rien. Et là, tu vas m'en proposer encore, de ta poudre magique. Et là, je ne répondrais plus de rien. J'deviens accro. Ca me tord le coeur, l'estomac, la tête. Mais bordel, j'monte au ciel. Avec la drogue, et avec les mecs. Faut savoir profiter des plaisirs de la vie, qu'ils disaient. Alors j'le fais, moi. Je vis à fond, chaque jour, comme si c'était le dernier.
« Tu m'entends? »Non. La musique, elle est trop forte. J'comprends pas ce que tu dis. J'essaie de lire sur tes lèvres, j'essaie. Mais j'en ai pas les capacités. Mais j'ai appris plein de choses, comme jongler avec des oeufs, et jouer avec le feu, mais lire sur les lèvres, ça, j'peux pas. J'essaie pourtant, mais crie plus fort, et on verra. Si je peux te répondre, si je peux te détester. Parce que c'est ce qu'elle m'inspire, ta tête. J'ai peut-être un peu trop bu. Pas que bu, ouais, j'avoue. Mais j'pourrais jamais t'aimer. J'aime pas ta tête. T'as couché avec mon ex. Ouais, c'était un plan d'un soir. Même, ça m'appartient. T'es dans la capitale, tu peux pas trouver un autre mec? C'est sûr que c'est compliqué, avec ta sale gueule, mais t'es née comme ça, tu vis avec. Moi, depuis toute petite, j'aime pas les gens comme toi. Les gens qui font la morale à d'autres qu'ils connaissent pas. T'es comme ça, exactement. Et une gamine des rues comme moi, elle t'aimera jamais. T'es trop riche, trop bourgeoise. J'ai l'même compte en banque. Pas les mêmes valeurs. Moi des valeurs, j'en ai. Toi, tu veux juste une nouvelle manucure. Dans le salon de beauté le plus cher de la ville.
« Keyzz, tes notes, elles sont franchement en baisse. »Tout s'accélère, d'un coup. C'est comme si mon père voulait me gifler, me coller à terre, m'empoisonner. Parce que désormais, je suis censée être la fille modèle. Celle qui joue du violon lorsqu'elle sort du lycée, pas celle qui va fumer tout en s'envoyant en l'air. J'ai pas encore cette notion là, moi, celle du travail. Je comprends pas, je trouves pas ça important. Moi tout ce que j'aime, c'est attacher mes longs cheveux blonds à la sauvage, et déambuler dans les rues de cette vieille ville tout en disant bonjour aux commerçants. C'est calme, comme vie. J'aime bien ça, moi.
« Tu devrais étudier l'astrophysique, ou l'astronomie, ça te plairait. »Je pensais pas qu'un jour, j'aurais aimé étudier. Mais là, on parle d'étoile. Dix-sept ans, et des rêves d'enfant. Je vois pas le temps passer. C'est comme si tout allait vite, tellement vite qu'on en sauterait des jours, des mois, des semaines. Tellement plus vite, que j'en oublie d'aller voir Alyx. Mes parents commencent à se demander où partent mes économies. Maman, je veux te protéger de la vérité. Papa, je veux pas salir ta réputation. Mieux vaut que vous ne sachiez rien. Mes notes, je les remonterai, c'est promis. Laissez-moi du temps, c'est tout c'que je veux, tout c'que je demande.
« J'ai une mauvaise nouvelle à t'annoncer. Alyx, elle est décédée. »Merde. Putain. Merde. J'ai les yeux écarquillés, grands comme le monde. J'ai la bouche entrouverte et à l'intérieur, un goût immonde. Ma mère devait pas comprendre. Elle pouvait pas, de toute manière. Overdose. C'était bien le truc d'Alyx, ça. Tu m'étonnes qu'elle en ait crevé, à force. J'ai les larmes qui me montent aux yeux. Merde, merde, faut pas que je pleure. Mais maman, pourquoi tu me dis ça? T'as peur que je finisse comme elle? T'inquiètes pas, tout ira bien pour moi. Parce que je limite les doses, moi. J'suis accro à la drogue, mais elle, c'était au-delà. T'imagines même pas. A six ans déjà, elle aurait été capable de sniffer le sable du terrain vague. Tu le connais, l'état du sable du terrain vague. Enfin, voilà. Merde, c'était ma meilleure amie. C'était Alyx quoi, pas n'importe qui. Moi je l'aimais bien, cette fille.
« Tu iras à Harvard à la rentrée prochaine. » Même pas quelques secondes de répit. Alyx, elle est morte le mois dernier. Ma mère, elle est toujours au chômage. Et moi, moi, je me penche sur l'astrophysique comme une forcenée. J'suis douée, mine de rien. Je comprends, tout, mot par mot, lettre par lettre. J'aurais fait un malheur, dans mon ancien lycée. Celui où j'étais avant que papa ne demande la main de maman, ce lycée de débiles, où personne n'avait de culture. Même moi je lisais des livres. Pas les mieux, pas les plus intelligents. Mais je lisais. Et j'avais lu encore plus depuis. J'adore ça, les histoires. Surtout dans l'espace. Moi j'aime ça, les étoiles. Parce que c'est haut, loin, que ça brille, que ça donne de l'espoir. C'est comme si quelqu'un t'appelait, là-bas en haut. Si loin. Mais là, c'est pas dans l'espace que je vais. C'est en Amérique. Comme si ça semblait logique. Maman, j'parle pas anglais. J'vais devoir apprendre? Merde alors, j'avais pas prévu ça. Et ouais, j'prévois pas tout comme ça. Désolée d'être moi.
« Bienvenue! T'es nouvelle? »Non, connasse, j'ai des valises aux mains, je suis dans le hall d'accueil aux nouveaux étudiants, mais j'suis là depuis trois ans. Elle déjà, on l'élimine. Mais mine de rien, ça s'est bien passé. Au bout d'un mois, j'sortais déjà en soirée. Avec ma poudre, mon alcool et mes techniques de dragues un peu osées. J'aime jouer avec le coeur des mecs. Et ne rien faire avec eux avec. Prévoir, projeter, puis tout laisser tomber. Vivre sur l'instant, en somme. C'est ma nouvelle drogue, ma personnalité. Jouer de toutes les facettes, pour en faire voir de toutes les couleurs. J'vis bien ma vie comme elle est, rien à reprocher à cela. Par contre, je suis peut-être une dingue d'astrophysique, l'anglais et moi, on s'entend pas encore tout à fait. J'ai ce foutu accent albanais qui écorche mes mots, et qui fait rire les autres. C'est ça, vous pouvez rire. De toute manière, moi un jour, j'irai vivre dans les étoiles. Dans la treizième étoile de l'ivresse.