Dix minutes montre en main. Dix minutes qu’ils se regardaient en chien de faïence, à attendre que l’un ou l’autre ne prenne la parole. Mais qu’est-ce qui avait pris Elisandra d’accepter cette vaste fumisterie ? « C’est moi ou vous faites le concours du mausolée de l’année ? Genre silence, costume vert caca affreusement glauque et tutti quanti ! » Ses origines norvégiennes finissaient toujours par ressortir surtout lorsqu’elle avait l’impression de se retrouver en position de faiblesse. Ce n’était pas exactement comme si elle était dans son bureau à gérer ses études d’architecte, dans son appartement où elle restait la reine du pétrole, ou bien encore dans robe de soirée à faire trembler tous les richards qu’elle croisait juste pour le plaisir de se rendre compte d’à quel point elle était douée pour secouer les esprits. Là, elle se retrouvait forcée à voir un psy, sur avis médical. Une mutinerie, je vous dis ! « Ça me tape sur le système votre silence à la con, j’annonce » reprit-elle, le ton avoisinant les – 100 °. « Il y a beaucoup d’autres choses qui vous « tapent sur le système » mademoiselle Haraldsen ? » Rhaaa dans cinq minutes elle allait lui faire bouffer ses lunettes et elle serait enfin libérée. Le pire, c’est qu’elle en avait la possibilité ! Mais le problème, c’est qu’elle préférait éviter d’être mise en prison direct après… « Quelques petites choses » avoua-t-elle finalement, comprenant qu’à le prendre à rebrousse poil elle ne risquait pas de sortir de sitôt de ce foutu bureau. Le problème, c’est qu’elle refusait de se mettre en position de faiblesse en avouant les difficultés actuelles de son existence. Son neurologue avait beau la bassiner avec ça, Elisandra s’estimait parfaitement capable de s’occuper de sa petite personne sans l’aide d’un tiers. Du moins c’est ce qu’elle pensait lorsque le psy changea de lui-même de fusil d’épaule pour quitter un brin son rôle afin de la secouer… « Vous venez de sortir d’un coma de quatre années… ne faites-vous aucun cauchemar, ou crise d’angoisse ? Votre rééducation ne vous paraît-elle pas trop difficile ? » Poing dans le ventre. Le choc fut tel que l’expression de la norvégienne se décomposa littéralement, la poussant à tenter de se mouvoir en touchant les roues de son fauteuil roulant mais ses mains étaient tellement atrophiées, au même titre que le reste de son corps, qu’elle ne put faire un centimètre par ses propres moyens. Elle était donc condamnée à rester assise en face de ce vieux croûton dont les diagnostics étaient aussi périmés que les magazines de sa salle d’attendre. « J’ai été agressée en me prenant d’abord un coup sur la tête puis une balle… vous pensez vraiment que j’en cauchemarde pas, alors que je m’aperçois que quatre ans sont passés alors que moi, j’ai l’impression que ça a eu lieu hier ?? »
Un long silence façon mausolée avait repris ses droits sur l’atmosphère sonore de la pièce mais cette fois, la brunette n’en n’était pas dérangée, bien au contraire. Elisandra ne savait même pas, au juste, pourquoi elle avait confié cette information aussi capitale ni même comment elle avait réussi à le dire à voix haute. Ce n’était pas un évènement dont on pouvait parler facilement, comme on s’exprimerait sur le temps extérieur ou sur sa journée à venir au petit matin. Surtout pas lorsque l’on ne savait pas se détacher émotionnellement comme la norvégienne. « Je n’arriverais même pas à me lever pour vous en coller une si je le voulais, intéressant hein ? Je vais en chier un truc fantastique pour réussir à remarcher, si j’y arrive un jour… alors comment dire ? Votre thérapie, elle me pompe le dard avec une patte d’ours femelle, vous saisissez ? Mais si sous avez un moyen pour que je sorte d’ici et que je retrouve mon fils qui a dû naître un peu après mon arrivée à l’hôpital surtout vous gênez pas ! » Elisandra haussa aussitôt les épaules, persuadée que de toute manière, ce psy de malheur ne pourrait pas comprendre ce qu’elle avait vécu et vivait encore aujourd’hui. « Je sais pas pourquoi on m’oblige à venir vous parler alors que ça sert juste à rien… j’veux dire, c’est évident que je cauchemarde, que j’ai envie de massacrer tous ceux que je croise et que la princesse de Norvège, elle est juste à des années lumières de ce qu’elle était il y a quatre ans ! Je me petit suiciderait bien à la faisselle pourrie mais même ça je peux pas le faire… ballot hein ? » A plusieurs reprises, le psy avait mordillé ses lunettes, comme s’il désapprouvait sa façon de s’exprimer mais la brunette n’avait jamais été très tendre là-dessus et ce n’était pas demain la veille que cela risquait de changer. « Vous n’avez pas peur de mourir ou plutôt souhaitez-vous mourir ? »
Il y a quelques temps, Elisandra aurait très certainement répondu qu’elle se moquait bien de passer l’arme à gauche, qu’elle venait de vivre l’horreur pendant quatre ans et qu’elle n’était pas au bout de ses peines… mais elle ne pouvait décemment pas abandonner son fils, Archie, qui devait avoir besoin d’elle ni même Hyppolite. C’était peut-être diablement égoïste de penser qu’il l’avait attendue, et autant dire que la norvégienne se doutait qu’il avait dû combler sa solitude dans de nombreux bras, mais une petite voix l’empêchait d’abandonner. Malgré ces quatre ans de coma, son cœur continuait de l’aimer à en crever, à en rendre chaque battement diablement douloureux. « Nous allons terminer la séance là-dessus. Je vous dit à jeudi, même heure ? » Mais quel charlatan ! Même pas le temps de répondre à sa précédente question qu’il l’expédiait déjà. Ah on pouvait être content ! « J’vous recommande pas ce doc si vous avez un bleu à l’âme hein… fuyez, c’est juste un couillon qui a eut son diplôme dans un Kinder Surprise !! »