Une brise légère... L'impression d'être venu ici... dix, vingt , mille fois et toujours cette sensation que quelque chose a changé, ou qu'il devrait venir plus souvent. Le vent est souvent fort ici, et pourtant, jamais aucune intempérie n'a pu arracher ces tombes. Une pseudo clope aux odeurs végétales bloquées dans ses lèvres séchées par le stress et la détresse intérieure, qu'il tait et continuera de taire, ses pas s'enfilent dans les allées, qui gardent encore la trace d'automnes passés. Feuilles mortes. Humidité ambiante, et des sensations de regards, d'oppressions, un autre monde. Elle est enterré ici. Huitième allée sous un saule vieux du Moyen Age... Son père... son con de père avait au moins pu faire ça pour lui. Le seul à avoir tenu la main de sa mère à sa mort, c'était ce gars de vingt-deux ans, dont le jean éclaté par l'usure était à l'écho de son âme. Il faut de tout dans un monde, y compris des "Morghan Hautaweills". Chaque quinzaine, il revenait... le dimanche. Qu'il pleuve, qu'il vente, que le soleil brûle ou qu'on lui interdise, il vient et emmerde le peuple. Quelque chose le rattachera toujours à cette femme, qui n'est même pas d'ici. Eleoïse... Une belle métisse qui avait été là jusqu'au bout, en dépit du charisme violent de leur père. Un père qu'il affrontait encore aujourd'hui pour protéger son petit frère de 5 ans, Amory, et sa petit sœur de onze ans, Luna.
Ses semelles de godillots noirs se stoppèrent doucement devant une stèle. Grise. La mousse y montait lentement comme pour aspirer la tombe dans les viscères terrestres. Ses orbes bleues se baissèrent, humides, sur l'inscription... et il plia les genoux, posant sa main chaude, sur la surface rugueuse et froide, observant un coléoptère lui parcourir les doigts et repartirent. Juste le son des feuilles... qui bruissent. Il aurait aimé l'entendre. Juste une dernière fois... Il se sent fatigué mais il tient. Il doit tenir. Pour eux, pour lui. Pour elle. Il l'a promis. Une larme s'écrase sur la surface dure, l'origine dissimulé quelque part sous ses dreadlocks qui cachent ce visage qui aurait pu avoir un avenir. Mais il sait qu'il finira peut-être comme elle. Il a déjà les prémices, même s'il lui reste bien vingt années encore, peut-être plus qui sait... Il n'avait que quarante deux ans... Alors il préfère ne pas y penser. Se mentir. L'inverse ne servirait à rien. Certains desseins sont incontournables, mais pour l'heure, il ne s'agit pas d'une priorité, il s'en fout, il est juste là pour elle, et pour une fois de plus lui demander pardon. Pardon de ne pas avoir pu lui donner ce qu'il fallait parce qu'il était mineur et que son père refusait. Pardon pour tout le reste, même s'il ne savait plus trop. L'esprit embrumé par la douleur et ce qu'il fumait, il se redressa et enfonça ses mains dans les poches de son jean. Quelque chose craqua derrière lui et il se sécha par instinct les joues. Sauver les apparences. Être le digne descendant des Hautaweills. Paraitre fier, faire honneur à la maison dont il faisait parti à Harvard, la grande et prestigieuse Harvard. Il y en avait sous cette caboche pleine de Dreads. Il inspira profondément et expira le souffle tremblant et une petite silhouette se dessina en coin. Merde c'est vrai... Il lui avait donné rendez-vous après son passage ici. En retard, il l'était. On s'en fout? Elle venait le chercher apparemment. Claudie Bakinchair, une nana qui était en section journalisme en seconde année et qui avait un exercice d'interview pour le journal universitaire. Et visiblement, elle avait jeté son dévolu sur lui. Il n'avait aucune raison apparente de lui coller un refus catégorique, et là voilà, ici. Il lui aurait bien foutu son pied au cul pour bafouer un tel moment mais il était en retard. Elle lui mettrait dans la poire. Et il était fatigué au point de ne même pas avoir envie de batailler.
Elle avance. Elle est plutôt jolie. Une charmante conquête s'il avait voulu, mais il n'a pas la tête à baiser, alors il attend, quitte la stèle en question, elle n'a pas à savoir et marche vers elle, en silence, le visage sérieux, et le regard naturellement pleine de vie... trop profond pour ne rien caché mais elle n'a pas le décodeur, alors il s'en fout. Elle lui adresse un sourire gentil, il ôte la clope douteuse de ses lèvres et lui serre doucement la main, poliment.
- Tu es Morghan c'est ça? Claudie. Je suis désolée de t'ennuyer ici, je n'savais pas. - Y'a pas de mal. Tu veux qu'on s'pose? - Avec plaisir, je te suis. On peut commencer en marchant? Comme ça, je ne t'ennuie pas trop avec tout ça. - Si tu veux. Ça consiste en quoi? - On fait les portraits du mois. Rien que ça. Pourquoi avait-il dit oui déjà? Il prit la direction du chemin qui montait vers un autre espace vert, plantant ses yeux sur le chemin qu'il empruntait lentement.
- Bien. Alors tu es Morghan Hautaweills, 22 ans tout juste. Tu es adepte du théâtre, on t'y a déjà vu plusieurs fois en démo de fin d'année, et tu es en cinquième année, anthorpo et histoire de l'art, c'est ça? J'ai aussi ta maison et d'autres petits détails qu'on trouve dans les archives. Il lui lança un regard de biais, un léger sourire et expira un peu de fumée.
- Ne me colle pas la tête d'il y a cinq ans hein. Elle rit un peu et lui assura que non. Elle s'arrêta pour prendre une photo de lui d'ailleurs et il tenta de bien paraitre, même l'Ipod, il avait bien envie de l'envoyer dans les buissons. Quoi! Les écureuils aussi ça aime les Ipod! Mais il fallait sauver les apparences, alors on parait fier et réceptif et tout va bien pour l'image de Harvard. La petite Claudie se mit à sautiller sous le regard amusé du dreadeux, pour se poser toute excitée sur un banc. Il la rejoint plus posément et se mit en appui sur les genoux, le temps de finir ce qu'il fumait. Elle observa la chose d'un œil un peu rétif.
- Prescription médicale, t'affoles pas. - Oh tu es malade? Un silence se posa entre les deux l'espace de quelques secondes.
- C'est pas le genre de trucs dont tu devrais parler si tu veux mon avis. Je le vis très bien sans en parler autour de moi. Il n'y a souvent que ce qu'on montre qui compte, donc évite de mettre ça, ça porterait préjudice à ma maison et j'm'y refuse. - Je comprends oui. Ça te gène si on parle de ton histoire? - Tu veux savoir quoi? Il lui adressa un sourire, et un bref regard, histoire de détendre l'atmosphère. Elle rougit et ça l'amusa quelque peu , du coup, il évita d'en rajouter.
- Euh ce que tu veux, vas y. Je note. - Ok. *exiration*
Je suis né pas loin de Nouméa, en Nouvelle Zélande. Ma mère était une jeune métisse en études de journalisme comme toi. Elle a rencontré mon père dans un congrès international pour un projet immobilier de station balnéaire sur les iles du Pacifique.- Ton père est prometteur immobilier? - Oui. Franzhen J.Hautaweills. Il a plusieurs marchés sur la côte Ouest, entre autre sur Seattle et au Sud de San Francisco, mais Nouméa aussi, à Bali, Bangkok, et d'autres, je sais plus trop, ce n'est pas un domaine qui m'intéresse. - Il doit être fortuné. On a des étudiants à Harvard, qui peine avec leurs bourses, toi t'en a pas besoin je suppose. - Non. J'ai assez d'argent sur mon compte pour pas mal d'années encore. Disons que je touche une marge sur certaines parts. Un bon moyen de m'obliger à prendre la suite même si ce n'est pas dans mes objectifs. - Tu veux vivre de ton métier du coup? Anthropologue. - Ça ou autre chose, qui est dans le domaine oui. Ma mère m'a toujours inculqué que l'argent fait oublier le coté humain, le relationnel et les échanges. Elle est d'une famille modeste, donc j'ai eu des enseignements distincts, capitaliste et hippie. - Et tu préfères lequel? - C'est pas une question qui s'pose ça, rit-il un peu en aspirant sur sa clope.
J'pense que les deux sont nécessaires pour se faire une place dans la société d'aujourd'hui. La vie est une garce. Si tu lui marche dessus sans considération, elle t'envoie sous terre plus tôt que prévu. Fin ça, c'est c'qui se dit. Moi , c'est pas ce que j'ai vu... Sa voix s'était éteinte à ces mots.
- C'était ta mère que tu es venu voir...? - Mm. Une femme adorable et courageuse. Quand elle est tombé enceinte, mon père l'a demandé en mariage , et elle l'a suivi aux USA... Elle est tombé amoureuse de Cambridge, et il y a acheté une propriété il y a de ça dix ans à peu près. J'ai une enfance génial, j'ai rien à redire là dessus, et j'ai eu après ça un frère et une sœur. On s'en occupe avec mon père, et une nourrice. - Je pense que beaucoup aurait aimé avoir ton enfance. On a certains étudiants qui en ont vu des vertes et des mûres, je suis plutôt contentes d'avoir un sujet soft. Morghan se contenta de sourire et écrasa sa fin de clope sur le rebord du banc en béton, avant de rouler le mégot sous ses crampons pensifs. Si les services sociaux avaient su... cela ne faisait qu'un an qu'il était majeur, mais avant ça... avant ça, il avait du quand même assumer.
Tout était faux. Bien sûr que tout était faux. Il avait une image à sauver. A conserver pour le bien de Luna et Amory. La vie avait été agréable jusqu'à ses treize ans. Cette année là, il avait commencé un foutue crise d'adolescence, partisan de toutes les débauches possibles, malgré son jeune âge, avec des ainés de bonnes familles qui le trainèrent là dedans, dont certains à Harvard étaient leurs frères. Sa mère se plia en quatre, avec les nourrissons qui arrivèrent à deux reprises pour sortir la tête de l'eau à son fils, mais en vain. Un père constamment absent , soit disant pour ramener de l'argent. De l'argent qui coulait à flot, mais Morghan n'avait pas besoin d'argent mais d'un père. Lui et son esprit pouvait se contenter de peu s'il avait eu un père digne de ce nom mais rien ne vint. Voyage d'affaires, congrès, gala et autres frasques, y compris les infidélités. Le jeune Morghan avait donc estimé qu'il n'avait aucun ordre à recevoir d'un homme même pas foutu d'être droit lui même. Au delà du rebelle, il y avait surtout un môme blessé. Un gamin qui voyait souffrir sa mère malade et que le mari ignorait. Ses amantes étaient bien plus bandantes. Morghan méprisait son père et le méprise toujours. Si sa mère avait suivi son père à cette époque c'était par pure utilité... Elle l'aimait et lui , avait besoin d'une femme. Il l'avait mis en clope et ramené à ses cotés. Elle était belle, intelligente, gentille, pourquoi s'en priver.
Sauf que la santé de Mme Hautaweills se dégrada sérieusement. Insuffisance artérielle et coagulation excessive du sang... Ses reins finirent par prendre un sérieux coup, puis le foie... Et quand vint l'heure de la demande de greffe, seule alternative... elle ne put la faire... Son père refusa que Morghan lui donne un rein... et tout s'envenima. Elle décéda il y a de cela cinq ans... Et ce ne fut pas pour autant que le père s'arrêta dans son business. Il exigea de son fils qu'il entre à Harvard, après lui avoir mis la pression pour avoir le niveau... Et la pression avec lui se justifiait physiquement. Mais le gamin était fort mentalement. Plusieurs fois, il eut du mal à se relever. Son frère et sa sœur avaient besoin de lui. Son père n'engagea pas de nourrice... Il lui supprima ce qu'il avait en grande partie sur son compte bancaire et le tint de cette manière. Il connaissait la tête brulée qu'était Morghan. Il ne pouvait l'obliger à ses exigences que radicalement. Il avait de quoi vivre comme monsieur tout le monde. Et la question du "est-ce que Amory et Luna me pardonneront de les avoir privé de cette vie?" se posa. Alors il attendrait qu'ils grandissent pour avoir leur avis. Et bien sûr il encaissait les rares fois où son père leur rendait visite, n’entachant pas son image aux yeux des deux plus petits pour ne pas compromettre leur avenir. Le vieux ne se gênait pas pour manifester certains désaccords et lui faisait comprendre. C'était un prétexte comme un autre pour satisfaire son sadisme bien caché et sa frustration que le milieu des affaires aille parfois moins bien qu'il l'aurait souhaité.
Aujourd'hui, Morghan devait assumer ses études, n'avait pas le droit à l'échec, devait éduquer et assumer sa sœur et son frère, tout ça dans un petit pavillon dans Cambridge. Le strict minimum autorisé par son vieux , en échange de quoi il lui payait ses études, celles de Amory et Luna, et veillait à donner la source d'argent nécessaire à chaque mois. Il dut apprendre à mentir et à assumer ce double jeu, et ce fut un succès ces quatre dernières années mais cela va-t-il durer? Il n'a pas le choix, sachant que son père lui met d'autant plus la pression qu'il est un des donateurs de l'université. Il réussit à coupler sa vie privé et ses études assidues, mais son corps est calme. La dernière prise de sang ayant révélé une anomalie sanguine, il sait que son corps est en veille. Il prie pour finir ses études avant que tout n'arrive , et qu'Amory et Luna soient davantage autonomes... mais ça c'est une autre histoire. Et de toute façon, il se doit de tenir...
Après cette petite interview, elle est repartie comme elle est venue... elle se souviendra probablement de sa belle gueule mais pas du reste. Ou peut-être que si... qui sait. Lui, il va rester un peu plus longtemps ici... à contempler les arbres qui lui font de l'oeil... et surtout à méditer sur le fait qu'il est fatigué de mentir.... et que sa conscience devient lourde... et pas que la conscience...
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