Pour mon admission à Harvard, on m'a offert un journal, celui dans lequel j'écris en ce moment. Papa m'a demandé de tout noter là-dedans, afin de noter mes progrès ou mes difficultés, pour lâcher la pression, pour me détendre.. Enfin un journal dans lequel je pourrais cracher mes émotions sans adopter le style classique et pompeux de la thèse. Pourquoi pas ? Je sais que je n'irais pas raconter ma vie là dedans, si j'ai rencontré machin ou entendu dire qu'untel se tapait unetelle. En fait, je crois que je vais me présenter, et l'écrire pour toi, papa. Quand je rentrerai, tu pourras le lire et découvrir ma vie dans cette prestigieuse université, et je pourrais faire de même, des années après, quand je tomberis sur ce calepin usé.
Une brève présentation pour commencer. Opiane McEthyl, certes. Je suis née en écosse, dans un pays aux paysages merveilleux. Mon père était traducteur, ma mère elle, venait de loin ; c'était une japonaise venue en pure touriste pour découvrir le Royaume-Uni. Mon père avait été embauché pour lui servir de guide et comme tout le monde s'en doute, coup de foudre et promesses d'amour éternel. Aiko – ma génitrice que je méprise, tu le sais bien papa – a accouché deux ans après son arrivée, de deux filles, deux jumelles. Bénédiction ! … Sauf que non. L'amour s'était dégradé et ce n'était plus que regards froids et tension palpable. A peine avais-je atteint mes deux mois qu'Aiko décollait pour le Japon, embarquant ma jumelle comme un meuble, laissant un vide dans la grande maison prévue pour trois.
J'ai grandi avec mon père, un homme qu'on qualifie de bourru et sans cœur parce qu'il parle peu , c'est ce que j'aime chez lui, il n'use de sa langue que lorsque c'est utile. Même sans mère, j'ai vécu une enfance merveilleuse, rythmée par les courses dans les pâturages et les chevauchées effrénées sur des oneys blonds. J'ai sauté dans les flaques, dansé sous la pluie, joué avec des chiens qui n'appartenaient à personne, créant des amitiés éphémères comme le font souvent les enfants. C'était merveilleux.
Et puis petit à petit j'ai grandi. La découverte de l'école primaire, rester assise sur un banc pendant des heures ; au début ce fut dur, j'étais comme une bête sauvage qu'on essaye de dresser, mais ma maîtresse était patiente et j'appris à aimer cet endroit. J'aimais apprendre, me nourrir de tout ce savoir que je racontais à mon père, aux voisins et même aux inconnus. J'aimais être brillante, qu'on dise que j'étais mature et hors normes, alors j'ai continué. Au collège, j'étais attentive et je travaillais dur pour récolter des compliments et des notes excellentes. En début d'année, je ne travaillais que pour cette motivation ; à la fin, l'esprit de compétition m'avait gagné et je trimais pour avoir LA meilleure note, LA meilleure rédaction, LA meilleure réponse à l'oral. Mon père débordait de fierté, et j'étais ravie par mes performances, ignorant que le niveau était cependant bas pour la moyenne, car les écoles d'Ecosse ne sont guère remplies, surtout par de bons étudiants.
Lorsque vint le moment des admissions aux universités, j'avais envoyé des lettres dans les meilleures, les plus prestigieuses, ayant des bulletins impeccables suite à mon travail acharné. J'avais plus travaillé que fait la fête, plus bûché sur mes cours ou écrit de rédactions qu'effectué de sorties entre amis. Je n'avais pas profité de cette période-là, concentrée à l'idée de surtout, ne pas échouer aux tests. J'aimais l'Ecosse, mais je ne voulais pas y vivre, je n'avais aucun avenir là-bas. Travailler dans un bar ou un restaurant ? Etre secrétaire ? Pire, bergère ? Cette vie-là n'était pas pour moi. Mon père étant traducteur, il m'avait élevé en me parlant en anglais et en japonais, pour qu'un jour je puisse revoir ma sœur. Au collège, j'avais choisi l'italien comme seconde langue. Je faisais tout, tout pour être au sommet, et je voulais y arriver coûte que coûte.
Et un jour, j'avais reçu ma lettre pour Yale.
Pleurs, joie, danse. J'étais ravie. Je ne pensais plus du tout à Harvard... Jusqu'à avoir également le courrier d'admission. Mon choix était déjà fait : c'était le meilleur que je voulais. Le plus grand, le plus connu, le plus respecté.
Ce fut donc Harvard.
▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬
Me voilà à Harvard depuis une semaine. C'est aussi génial qu’éprouvant. Je rencontre des gens qui me ressemblent et travaillent pour leur avenir et me lie avec eux ; d'autres qui ne font rien et que je devrais mépriser mais qui sont adorables et se révèlent être de très bons amis. Le niveau est très haut, mais je pense bien m'en sortir, tu me connais papa. J'aime les défis et je suis perfectionniste ; si ce n'est pas bien fait, alors ce n'est pas fini. Je suis un peu comme ça aussi pour la propreté d'ailleurs ! Je ne savais pas que je pouvais être si manique ; ça exaspère ceux qui m'entourent d'ailleurs, mais peu importe. Je fais bien ce qu'il me plaît, et puis, un peu d'hygiène en plus n'a jamais tué personne, bien au contraire !
▬▬▬▬▬▬▬
J'écris peu, désolé. C'est que, ma vie est tellement mouvementée ici, moi qui me voyais aller en cours puis travailler, j'ai réussi à me créer une place dans cette micro-société ! J'avoue que je sélectionne un peu, cela dit... J'aime m'entourer de personnes brillantes, leur talent nourrit mon esprit de compétition et je sais que c'est bénéfique. Mais... J'aime bien aussi côtoyer des personnes plus banales, qui ont de moins bons résultats. Je l'avoue, ça flatte mon ego... Ne me juge pas ! Enfin.. Pas trop. Disons que j'ai aussi besoin de ça pour me ressourcer. Ils sont si insouciants, comme si Harvard était une école comme une autre, pire, une colonie ! Certaines filles sont franchement sottes et ça fait du bien. J'aime me savoir meilleure qu'elles, mais jamais je ne leur ferais remarquer. Je suis toujours polie et présente pour elles sans pour autant asseoir ma supériorité, ce n'est pas mon genre. Tu sais, j'aime savoir que je les domine, mais pas le montrer. Je ne veux pas de ce genre de relations. Ce n'est qu'un boost personnel et égoïste mais je ne veux pas leur faire de mal. Tu crois que je m'inventes des excuses ?
… C'est peut-être le cas, mais tout le monde a ses défauts !
▬▬▬▬▬▬▬
Deux semaines que je sors avec lui. Chase Allister, le fils d'un PDG d'une multinationale. Moi ! Moi, sortir avec quelqu'un ! Donner de mon précieux temps pour ces sottises !... Mais j'adore ça. Il est si raffiné, prévoyant... Il a un humour particulier, un peu tranchant mais c'est ce qui le rend séduisant. Je ne pense pas qu'il te plairait. Comme tu le dit, ceux qui parlent trop ne sont pas honnêtes... Mais que veux-tu. Ce genre de choses ne se commandent pas.
▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬
[six mois après]
Il m'a laissé tomber pour une autre. Je ne comprends pas. Je... Je crois que personne ne comprend quand on se fait larguer. C'est horrible papa, j'ai perdu toute volonté. Je n'arrive pas à me concentrer, je pleure comme une pauvre quiche. Mes amies le traitent de con, et c'est vrai, c'est un con. Mais je l'aimais, et ça fait mal, ça fait tellement mal. Je sais que tu me comprends parce que tu l'as vécu, et je sais que je vais guérir mais quand bien même. J'ai mal. Je regarde toutes les filles et je les trouve plus belles, plus intelligentes, plus... Tellement plus que moi, sur bien trop de niveaux ! Je me sens énorme. Une baleine échouée. Je tire ma peau comme pour la faire tomber. Au début, je ne mangeais plus et on me disait que ce n'était rien, que c'était à cause de la rupture, mais je continue. Je n'avale que de l'eau et quelques noix, et je passe des heures devant le miroir à chercher le gras pour le faire disparaître. Je travaille mal, irrégulièrement. Je le sais, mais je n'arrive pas à me reprendre . Je suis perdue. Ne sais pas quoi faire. Me sens seule.
▬▬▬▬▬▬▬
J'ai retrouvé un rythme scolaire plus régulier, après quelques semaines très chaotiques, mais le chaos dans mon corps reste le même. Sans le savoir, Chase a laissé une véritable empreinte sur mon épiderme. Je carbure aux jus de fruits mais c'est tout ; je ne peux rien avaler, c'est un véritable blocage. A présent, je ne vois plus le QI des personnes mais leur physique, et même les obèses paraissent minces à côté de moi. Les os de mes hanches saillent de plus en plus et je ne fais que les toucher comme si c'était un porte-bonheur : si ils sont là, alors je flotte. Si ils disparaissaient... Je coulerais avec eux dans ma propre graisse. Petit à petit, mes amis s'y sont faits ; j'ai pris l'habitude de les leurrer en affirmant que je préfère grignoter en révisant et je m'arrange pour être seule pendant une demi-heure, pour qu'ils s'imaginent que je me nourris pendant ce laps de temps. Mes notes ne baissent pas, alors tout va bien, pas vrai ?
…
J'ai l'impression d'avoir perdu ma stabilité. Que je pourrais couler à la moindre pique alors qu'avant elles ne m'atteignaient pas.
Je crois que je suis anorexique.
Et je crois que je m'en fous tant que je reste brillante et maigre.