Les mains moites je fixe la pendule accroché au mur. Cette salle d’attente me donne presque des frissons, ce vert pomme au mur me rebute totalement et je dois avouer que je suis sur le point de prendre mes jambes à mon cou lorsque la poigné tourne et que la porte s’entrouvre sur un homme, d’une cinquantaine d’année. Un sourire franc accroché sur le coin de ses lèvres, il me regarde un instant avant de briser le silence. « Monsieur Hermès-Vicenzo, c’est à nous. » Il est très certainement trop tard pour faire machine arrière, pourtant une partie de moi rêve de fuir, là, maintenant tout de suite. J’inspire profondément lorsque je quitte le siège peu confortable. Il me tend la main droite, j’enserre sa paume dans ma main par politesse, avant de me glisser jusque sur l’immense sofa rouge, qui trône au milieu de la pièce. Le vieil homme respire si fort que je l’entends faire, alors qu’il s’assoit à son tour, sur un petit siège face à moi. Je ne sais pas vraiment que dire, et je n’ai nullement envie d’être ici. Si ma mère n’était pas si têtue elle aurait sans doute accepté d’entendre que je n’ai pas besoin de voir un psychologue, que je vais parfaitement bien, mais je ne peux rien lui refuser. Peut-être parce que je l’aime démesurément comme tous les enfants, ou bien est-ce simplement parce qu’elle a un caractère si prononcé que se lancer dans un combat d’idées avec elle est une manœuvre perdue d’avance. Le psychologue se racle la gorge avant de commencer finalement à me questionner. « Pour quelles raisons êtes-vous venu ici Monsieur ? » Me demande-t-il finalement. J’hoche la tête tentant de formuler une phrase correcte. C’est fou comme cet homme inspire confiance, on a envie de tout lui raconter, de tout déballer, pourtant il m’en faudrait plus pour dévoiler ce qu’il se cache réellement, au plus profond de moi. « Mes proches s’inquiètent, c’est un peu la condition nécessaire pour qu’ils cessent de me traiter comme un enfant. » Avouais-je à demi-mots, tentant de rester vague. Ses grands yeux bleus me fixent, d’une manière intense et je me sens tel un enfant qui a fait une bêtise. « Pour quelles raisons devraient-ils s’inquiéter ? » Sa voix rauque m’assène l’ultime question et je comprends qu’il ne me laissera pas faire une sieste tranquillement sur ce sofa. Ma mère attend en bas, et si elle me voit revenir si rapidement, elle saura que je lui ai tenu tête, alors je me lance finalement. Quitte à être ici, autant essayé. Je ne reverrais de toute façon plus jamais cet homme, alors s’il veut savoir, autant tout lui dire, autant tout déballer. « Pour plusieurs raisons. Petit j’étais agité, turbulent et ma mère s’inquiétait pour moi. J’étais juste un gamin plein de vie, elle a compris par la suite qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter pour cela, qu’il y aurait assez de raison pour le faire plus tard pour cesser de se gâcher la vie si tôt. Et en effet, elle a eu raison. J’avais quatorze ans quand mon père m’a pris à part dans la cuisine. Il m’a assis sur une chaise, j’étais effrayé d’avance par la sentence qui allait tomber. Faut dire aussi que j’aurai mérité de ne pas sortir pendant un mois, j’aurai même peut-être dû être privé de télé ou bien de console, parce que j’avais fait le mur la veille, et j’étais rentré si saoul que j’avais retapissé le mur de l’entrée. C’est d’ailleurs uniquement pour cela qu’ils s’en sont aperçus. Mais passons. Je méritais une punition, pourtant ce n’est pas exactement ce qu’il a commencé à dire. J’aurai préféré pourtant. Ses mots sont restés gravés dans mon esprit. Il a dit exactement : « J’en ai marre Iannys. J’ai gâché une partie de ma vie avec vous deux, toi et ta mère. Je suis tombée amoureux d’elle et elle était déjà enceinte. Je ne suis pas ton père, et je n’ai pas à vivre plus longtemps tes conneries. » C’était expéditif dirions-nous, et ce sont les derniers mots qu’il a dit avant de partir. » Tandis que les mots s’échappent, je me sens plus léger, c’est étrange. Je suis à la fois déstabilisé par ce souvenir qui me hante. Je me revois assis sur l’un des sièges de la cuisine, assommé par la révélation qui marquera un tournant décisif dans ma vie. Ce jour-là, celui qui m’a élevé, celui que j’ai considéré comme mon père, celui qui a pris soin de moi et que j’aimais sincèrement, est parti. Il a démissionné de son rôle de père, comme si c’était normal et n’a plus jamais donné de nouvelles, ni à moi, ni à ma mère qui a fait semblant d’aller bien alors que je l’entendais le soir, verser de chaudes larmes avant de s’endormir. Ses sanglots ont rythmé mes nuits pendant un temps jusqu’à ce qu’elle n’aille finalement mieux, qu’elle rencontre un homme différent, un homme qui l’a par la suite rendu réellement heureuse. Mais moi, je n’ai jamais trouvé le moyen de le remplacer, il était pour moi mon seul père, et j’ai recherché en vain mon père biologique mais avec uniquement un seul prénom pour le retrouver, mes recherches étaient dès le départ vouées à l’échec. J’ai abandonné ce projet rapidement, et j’ai décidé de vivre sans autorité paternelle, de grandir et de me forger tout seul. « Et que s’est-il passé après ? » Cette question m’ôte à mes songes et je me focalise sur les cheveux grisonnant du vieil homme, pour continuer mon récit. « Il n’est plus jamais revenu, ma mère et moi on a pris soin l’un de l’autre. Nous sommes passés d’une vie aisée à une vie plus modeste. Maman ne travaillait pas, elle a trouvé un emploi, et ça a plutôt bien marché pour elle. De mon côté, je voulais percer dans le journalisme alors j’ai fait de mon mieux pour avoir des résultats convenables, j’ai décroché mon baccalauréat sans trop de difficulté et puis, je me suis inscrit à l’université, à Harvard. » J’ai durant cette période fait quelques bêtises, j’ai grandi, j’ai appris tout un tas de choses sur la vie, mais c’est réellement à Harvard que ma vie a basculé. Un mois seulement après mon arrivée, je faisais la rencontre de Jules. La rencontre d’une vie. Son visage est encore perceptible lorsque je ferme les yeux. Le psychologue hoche la tête comme pour m’inviter à poursuivre. « J’ai fait la rencontre de Jules. Tout est rapidement passé au second plan, elle était merveilleuse, elle était même plus que cela. J’en suis tombé amoureux au premier regard il me semble. Oui, c’est même sûr. Elle avait un sourire à tomber par terre, sa chevelure tombait en cascade sur ses épaules et j’ai tout de suite compris qu’elle était la perle rare. Son caractère m’a immédiatement plu, elle était tout ce que je voulais, tout ce que j’aimais. On a eu des hauts et des bas, mais c’était intense. Elle a même rencontré ma mère, c’est sûrement le seul jour de sa vie, où elle a fait l’effort d’attacher ses cheveux en un chignon propre et de mettre des vêtements sages. Elle voulait faire bonne impression, parce qu’elle m’aimait. J’ai trouvé ça adorable, et ma mère l’a aimé dès le début. C’était évident qu’on finirait notre vie ensemble et pourtant… » Je m’arrête là, aller plus loin est compliqué, douloureux. J’ai mis un temps fou à accepter la vérité, mais j’ai encore du mal à en parler à voix haute. Je baisse les yeux, je sens son regard azur posé sur moi mais j’aimerai m’enterrer dans le sol, ne plus être visible, ne plus être écouté, disparaître, seulement. La culpabilité se mue en une boule dans le creux de mon abdomen, je souffre encore tellement, après tant d’années. « C’était une nuit, une nuit où nous avions bus un petit peu. J’avais bu uniquement un verre, pour pouvoir prendre le volant, elle était totalement saoule quand j’ai porté sa silhouette délicate jusque sur le siège arrière de la voiture. J’ai pris soin de l’attacher et j’ai même déposé un baiser sur son front avant de démarrer. Nous n’avions pas beaucoup de route en réalité, mais nous préférions dormir dans notre lit plutôt que chez des amis. J’avais ouvert la fenêtre pour ne pas sombrer dans les bras de Morphée, je roulais prudemment. Mais un camion est arrivé par la gauche, il n’avait plus de frein, je ne m’y attendais pas, je n’ai pas eu le réflexe de nous sauver la vie. Les experts ont dit que je n’aurai rien pu faire, mais je n’arrive pas à encaisser cette réalité. Nous étions entre la vie et la mort lorsque l’ambulance est arrivée, et ils se sont occupés de moi en premier. Je hurlais pour qu’ils la sortent de la voiture. Mais j’ai rapidement sombré dans un coma peu profond. Ça a duré cinq jours. A mon réveil, j’ai appris qu’elle était partie. Jules et sa fraîcheur de vivre, Jules et ses grands yeux en amande était morte. » L’émotion fait trembler ma voix, mes yeux s’humidifient au fur et à mesure que les mots s’échappent du bout de mes lèvres. Le vieil homme note quelque chose sur un carnet, mais je n’y prête pas attention, je suis retourné de l’intérieur. J’ai envie de crier ma douleur, j’ai envie de m’effondrer. « Et comment vivez-vous aujourd’hui, après la perte de votre amie ? » Je soupire finalement. « Au départ ça n’allait pas du tout, et puis j’ai décidé d’avancer. Son souvenir me hante, parfois encore, quatre ans après, je la cherche dans la rue. Mais j’ai avancé, j’ai essayé de me reconstruire. Je rencontre d’autres femmes, j’ai du mal à m’attacher j’ai peur qu’elles partent elles aussi, alors je les enchaîne plus ou moins. J’aime plaire, ça me rend vivant. J’ai mis de côté mon passé pour aller de l’avant, ce n’est pas toujours évident mais j’y suis arrivé. J’ai repris mes études six mois après son décès. Ça m’aide à m’occuper l’esprit. Je pensais même être guéri jusqu’à l’attentat à la bombe qui m’a renvoyé tous ces souvenirs au visage, si brutalement… » Avouais-je au professionnel. « C’est pour ça que ma mère s’inquiète, elle a peur que le travail que j’avais fait pour avancer soit totalement détruit par cette nouvelle épreuve… » J’ai le cœur léger mais je me sens épuisé d’avoir tant exprimé, d’avoir tant dévoilé. Mes yeux souhaiteraient se fermer pour somnoler un temps, et je crois que l’homme s’en rend compte puisqu’il ferme son calepin, me scrute quelques secondes et finit par lancer doucement : « On va arrêter là pour aujourd’hui… Vous semblez retourner par vos aveux… » Et je le suis, car je suis loin d’être le genre de personne à livrer ses sentiments, ses émotions, sa vie. Je me contente d’être un séducteur invétéré qui s’amuse à faire tomber les filles pour occuper mes journées, mes nuits. Peut-être aussi que je recherche Jules à travers tous ces visages féminins…