seize juin 1990, Washington, Cavendish Medical Centre – Lisa Lowell avait l’habitude de l’urgence. Cela faisait désormais dix ans qu’elle officiait en temps que sage-femme au Cavendish Medical Centre de Washington. Elle avait pris l’habitude de noter chaque naissance qu’elle faisait dans un carnet ; cette manie datait de ses études. Son professeur lui avait dit qu’il fallait se souvenir de chaque naissance, car c’était un nouvel être humain sur la Terre. Et comme tout ce que lui disait son professeur, elle le faisait. Son précieux carnet regorgeait à présent de Bastien, Matthew, Flavia et autres Mary. Elle aimait particulièrement répertorier les prénoms les plus étranges ; récemment, la petite Bulgaria, désormais âgée de huit mois, s’était faite détrôner par le petit Abhishek en première position. L’urgence donc, elle connaissait. En déambulant dans le couloir, Lisa jeta un œil à la pendule. Bientôt quatre heures ; elle allait pouvoir rentrer se coucher, du moins si la petite qui devait prendre le service de jour consentait à ramener ses fesses dans le service. La sage-femme prit le chemin des vestiaires, où elle tomba sur deux de ses collègues, qui avaient l’air épuisées. « Quoi de neuf cette nuit ? », s’enquit Lisa en ouvrant son casier. Meredith passa un pull et soupira. « On attendait quatre naissances, et au final, il y en a eu seulement deux. Le St Charles a appelé pour confirmer qu’une de nos patientes avaient échoué là-bas avant de pouvoir venir ici. Quand je pense à ce qu’elles payent pour cette clinique, et qu’au final elles n’ouvrent même pas les cuisses ici, ça me tue », grommela-t-elle. Lisa et Elen sourirent. « Bah, ça arrive tout le temps, tu devrais avoir l’habitude », souligna Elen. Meredith haussa les épaules. « Peut-être, mais ça me tue quand même ». Lisa achevait d’enfiler un pantalon de jogging lorsque Meredith l’interpella. « Au fait, j’ai un prénom pour ton top-ten ! », dit-elle, victorieuse. « Ce n’est pas un top-ten », se défendit Lisa. « Ouais ouais, c’est ça. Bref, une petite Shaeleen est née cette nuit », poursuivit Meredith. Elen haussa les sourcils. « Shaeleen ? C’est mignon. J’y aurais jamais pensé. » Meredith se mit à rire. « Ca fait trop carnivore pour moi. », ricana-t-elle. « Et les autres prénoms alors ? », demanda Elen. « J’sais plus. Je les ai notés, attends », dit Meredith en fouillant dans la poche de son uniforme. Elle en tira un papier plié en quatre. « Shaeleen Maxence-Arménie », lut-elle. Lisa hocha la tête. « Je trouve ça joli, moi. T’as pas le nom de famille ? » Meredith haussa les épaules. « Nan. La gamine est née sous X ». Il y eut un silence. « Tu m’enlèveras pas de l’idée qu’un gamin qui naît sous X, c’est malheureux », marmonna Elen en refermant son casier. « Bah, ça arrive tout le temps, tu devrais avoir l’habitude », cita Meredith en imitant la voix de sa collègue. « Très drôle », répliqua Elen. « Bon, je vous laisse, Max va me tuer si je traîne trop », sourit Lisa en quittant le vestiaire.
dix-sept mai 1991, Washington, Orphelinat St. Thomas – Elizabeth Wasilewski déambulait dans l’orphelinat, tandis que Mrs Strend, la directrice, lui faisait un éloge complet sur la qualité de l’établissement, et de l’excellente réputation dont il bénéficiait partout dans Washington. La femme replète avait une voix haut perchée qui irritait Liz ; elle était passée en mode « cause toujours tu m’intéresses » depuis déjà longtemps, si bien que Mrs Strend parlait dans le vide, alors qu’elle avait la solide impression que Mrs Wasilewski lui accordait une attention religieuse. « Nous arrivons au département tous petits. », énonça Mrs Strend avec emphase, en franchissant la double-porte. Liz suivit le mouvement en silence. C’était une jolie femme de trente-quatre ans, qui en paraissait cinq de moins. Elle avait épousé le riche Mr Wasilewski, de dix ans son aîné, après le divorce de ce-dernier. Elle avait longtemps espéré avoir un enfant ; elle sentait la fibre maternelle au plus profond d’elle-même. Elias avait déjà deux enfants, des jumeaux de deux ans, Leonardo et Lorenza; mais ils vivaient avec leur mère, Constanzia, et la rare fois où elle les entrevoyait, ça ne faisait que plus mal à Liz. Cela faisait quatre ans qu’elle avait épousé Elias. Et toujours pas le moindre bébé à l’horizon. Les médecins avaient fini par lui dire qu’elle ne pouvait pas en avoir. Que ça arrivait en moyenne à un couple sur quinze. Liz ne cessait de se demander pourquoi ça tombait sur elle ; pourquoi quatorze autres jeunes femmes mariées avaient le droit de sentir leur enfant grandir en elles et pas elle. Elle se fichait bien de l’adoption. Ce qu’elle voulait, c’était un enfant à elle. MR Wasilewski lui avait tout de même suggéré d’aller visiter l’Institut St Thomas. La famille Wasilewski avait toujours aidé financièrement l’Institut, ainsi que d’autres œuvres de charité diverses et variées. Liz avait donc déposé un dossier à contrecœur, se disant, buée, qu’elle ne trouverait jamais l’enfant qu’elle voulait, car il n’existait pas. Tandis que la directrice exposait en détails la règlementation de l’institut en matière d’adhésion, un ton plus bas en traversant les pièces, Liz songeait à Elias. Il avait été contraint de manquer la visite à l’Institut à cause de son travail. Elle avait toujours peur qu’il se dise qu’elle était capricieuse. Liz se perdit dans la contemplation attendrie de petits enfants, qui n’avaient pas plus de trois ans. « Quel dommage que votre mari ne soit pas ici », soupira Mrs Strend. Liz leva les yeux au ciel. Ca devait bien faire quatre fois qu’elle le répétait. « Il a dû s’absenter pour affaire », répondit-t-elle, se forçant à être aimable. La directrice hocha la tête. « C’est un homme tellement occupé », dit-elle religieusement en ouvra la porte de son bureau. « Nous avons reçu de nouveaux profils qui pourraient correspondre à vos recherches », s’égaya la directrice en s’asseyant à son bureau. Elle ouvrit un tiroir, en retira un dossier jaune et le tendit à Liz qui observait les autres dossiers posés sur la table. « Ne faites pas attention au désordre, je n’ai pas eu le temps de ranger ceux-ci », s’excusa Mrs Strend en bondissant du siège pour soulever un épais dossier vert. Plusieurs feuilles glissèrent au sol, et Liz se pencha pour les ramasser, voulant se montrer aimable. Elle rassembla les feuilles et se figea. « Qu’y a-t-il ? », s’inquiéta la directrice. Liz contemplait une photo en silence ; un bébé y figurait, sage et bien assis. Mrs Wasilewski était hypnotisée par le regard sombre et envoûtant du petit bout, qui ne devait pas avoir plus d’un an. « Shaeleen Maxence-Arménie », lut-elle à voix haute. « Veuillez m’excuser, je n’ai pas eu le temps de ranger tout cela », s’exclama Mrs Strend. « C’est elle. C’est elle que je veux. », dit Liz, sans quitter la photo des yeux. « Je suis navrée, mais ces profils-là ne sont pas encore répertoriés », grimaça la directrice, embarrassée. « Peu importe. C’est elle. Elle et personne d’autre », trancha Liz. Elle se fichait bien d’être capricieuse, en cet instant précis. Elle avait trouvé l’enfant qu’elle voulait.
dix-huit septembre 1995, Washington, Résidence Wasilewski – « Shaeleen ! Shaeleen, non, mon cœur, tiens-toi tranquille, j’ai presque fini », assura Liz en retenant sa fille. La petite fit la moue mais ne dit rien ; sa mère adoptive acheva de serrer le nœud de sa robe puis fit pivoter Shaeleen pour se retrouver face à elle. Elle avait bien grandis depuis que Liz avait jeté son dévolu sur la photo. Shaeleen avait maintenant cinq ans. Et depuis ces dernières années, Liz avait l’impression de vivre un conte de fée. Elle avait enfin réussi à apprécier la vie comme elle était. Elle avait Shaeleen maintenant ; et tous les soucis habituels lui paraissaient dérisoires. Qu’importait que sa belle-famille ne l’appréciât que moyennement ou même que son mari ne soit jamais là. Elle avait sa fille, et elle représentait la prunelle de ses yeux. « Ecoute moi bien petite princesse. Tu as intérêt à être sage, aujourd’hui. Tes… » Liz s’interrompit pour rechercher le mot approprié. «… tes frères et sœurs sont là et ce n’est pas le jour », soupira-t-elle finalement. Elle souleva Shaeleen dans ses bras et traversa la pièce. « Et papa ? », demanda Shaeleen, sortant de son silence. Liz lui sourit. « Papa va venir. Promis. » Intérieurement, elle se posait la même question. « Bien sûr que je vais venir. Liz, je dois te laisser, j’ai une réunion de crise, un client a décidé de se la jouer prédateur sexuel et ça sent mauvais pour l’image de la boîte. Je t’aime », avait-il dit rapidement, lorsqu’elle l’avait appelé plus tôt dans la journée. Liz et Shaeleen descendirent les escaliers, tandis que le majordome de la maison l’attendait dans le hall. « La voiture est arrivée Madame », précisa-t-il. « Quoi, déjà ? », s’exclama Liz, angoissée. Elle posa Shaeleen au sol. « Tu vas être sage hein ? Bon, allez, on y va ». Elle saisit sa fille par la main, et se glissa par la porte d’entrée, que venait d’ouvrir le majordome. Dans l’allée principale du grand jardin, une berline venait de se garer dans un crissement de graviers. La porte arrière s’ouvrit, et une jeune femme en sortit, suivie par deux enfants d’une dizaine d’années, un garçon et une fille. Leonardo semblait enjoué à la vue de Liz, mais sa sœur jumelle, Lorenza, droite comme un i, n’accorda qu’un coup d’œil méprisant sur le jardin et sa belle-mère. « Bonjour les enfants, vous avez fait bon voyage ? », salua Liz, se forçant à être sympathique. « Oh, oui, nous avons rencontré un… », s’anima Leo. « Si vous considérez qu’un voyage se passe admirablement bien à peine huit heures après l’enterrement de votre mère, alors on peut sans doute le considérer comme parfait », l’interrompit Lorenza, glaciale. Il y eut un long silence pendant que le sourire de Liz pâlissait à vue d’œil. Elle aurait dû se douter que l’enterrement de Constanzia avait chamboulé ses enfants. Quoi de plus naturel ? Mais en ce qui concernait Lorenza, son caractère était naturel, et ne devait rien à la mort de sa mère.
huit janvier 2010, Washington – Shaeleen croisait les bras sur sa poitrine, tremblante. Son épais manteau ne parvenait pas à la réchauffer. Du plus loin qu’elle se souvenait, elle n’avait jamais vécu un début d’année aussi triste. Une larme roula sur sa joue et elle l’essuya d’un revers de sa main gantée. Un nuage de buée se formait au rythme de sa respiration. Si ça n’avait tenu qu’à elle, elle serait restée auprès de la tombe, nuit et jour. Si seulement cela pouvait atténuer son chagrin. Mais même ça, elle en venait à penser que ça ne la rendrait pas moins malheureuse. Liz était morte deux jours plus tôt, usée par une maladie obscure qui l’avait rongée pendant cinq longues années, l’affaiblissant un peu plus à chaque Noël. Shaeleen avait pourtant fait ce putain de vœu, le 31 à minuit. Elle avait tant espéré que la santé de sa mère, à défaut de revenir à la normale, lui fasse tenir encore un an. 365 journées. Et voilà que quatre jours après, Liz n’était plus de ce monde. Comme si son vœu avait, en plus de n’avoir servi à rien, précipité la mort de sa mère. Un sanglot secoua Shaeleen. Avant que Liz ne meurt, quelques semaines plus tôt, elle avait proposé à sa fille d’entreprendre les recherches nécessaires afin de retrouver sa famille biologique. Shaeleen avait toujours su qu’elle était une enfant adoptée ; Liz ne le lui avait jamais caché. Et c’était ce qui avait toujours fait leur complicité, elle en était sûre. Mais désormais, la jeune femme savait ce que ça faisait de perdre une mère. Elle en ressentait une douleur atroce, qui la persécutait nuit et jour, sans répit. Alors maintenant elle doutait. Elle ne savait pas si elle voulait prendre le risque de perdre encore une mère.