« Je vous dis que je n'ai pas envie de vous parler. Je ne vais pas passer ma vie dans votre cabinet »
« Je vous demande seulement de me raconter, une nouvelle fois »
« Vous savez déjà tout. Vous voulez quoi en faite ? Que je m'en souvienne encore et encore ? On vous a jamais expliqué que parfois, oublier c'est la meilleure des thérapies ? »
Je soupire, je ne suis pas à l'aise et je sais que de toute façon, elle va me forcer à parler. Nier toute cette histoire ne marchera pas. Et si je veux que cette séance soit la dernière séance, comme nous en avions convenu, je suis obligée de parler. De tout déballer encore une fois. Bien que cette idée me rebute tellement que j'aimerais partir en courant, vers une décision inconnue. Mais je sais aussi que ça ne servirait à rien. Je ne veux pas y penser, je refuse de croire, une seule seconde, que ça pourrait le faire. Les années passent, et le souvenir reste. N'y a-t-il donc pas la moindre solution ? Aucune possibilité à ce que ma vie ne soit plus un enfer ? Je soupire encore et je finis par délier ma langue.
« J'avais dix-sept ans. Mes parents, mon frère et moi, nous sommes allés au restaurant. On a passé une superbe soirée. Je me souviens de ce que j'ai mangé, un steak de bœuf, saignant, goûteux à souhait.. Enfin bref, je rentre dans les détails parce que vous aimez ça. Quand on est sorti, y a un gars bizarre qui nous a demandé de l'argent. Mon père voulait lui donner une pièce, mais ma mère l'a coupé dans son élan, et a dit au gars que si c'était pour de la drogue, il n'avait qu'à aller travailler. Je n'ai jamais vu un regard aussi noir. Il était en manque, ça se voyait, mais bien sûr, sur le coup, j'ai pas compris. Pis bon, on s'en foutait quoi. On a fini par prendre la route, on est rentré chez nous. Notre maison n'était pas très loin, à peine à cinq minutes alors.. Nous n'avons pas mis longtemps pour rentrer chez nous. Dans la voiture, on déconnait, on sortait des blagues, des petits trucs qui ne faisaient rire que mon père mais qui nous faisaient rire. On est donc rentré chez nous, et puis on a été se coucher. Il était tard et Mike avait école le lendemain. Moi aussi mais je ne commençais pas tôt. J'étais fatiguée alors je l'ai suivi »
D'un seul coup, voilà que ma voix se brise, mes yeux se remplissent de larmes, parce qu'à chaque fois que j'aborde le sujet, toutes les images me retombent dans la gueule et ça me fait mal. Bordel, ne peut-on pas me foutre la paix deux secondes ? Parce que je déteste ça, J'ai perdu toute ma vie ce jour là. Et je pense que je serais toujours bloquée sur cette pensée. Qu'est-ce que je suis censée faire hein ? Tourner la page et oublier ? La peur, la pensée que mon dernier jour était arrivée.. Non, je ne peux pas oublier tout ça.
« Il était deux heures du matin quand y a eu un bruit dans le salon. Ca m'a réveillé tout de suite parce que je n'avais pas le sommeil très lourd. Du coup.. J'émergeais aussitôt. Je me suis levé, mon frère avait souvent des insomnies mais il lui suffisait de boire un truc chaud et ça allait. J'avais l'habitude de lui préparer un lait chaud. Il avait cinq ans ».
Ma voix se brise, l'image de mon frère me trotte en tête. Je n'aime pas penser à lui, je pense que c'est une sensation encore plus difficile que celle que j'éprouve lorsque je pense à mes parents. Pourquoi a-t-il fallu que ça nous arrive à nous hein ? J'ai fait quoi pour que ça nous tombe dessus ? Au final, il arrive bien trop de truc abominable, par moment. Des vies brisées. Je sais que je me plains, je me suis plains pendant trois ans. Et après, j'ai compris que ça n'avancerait pas les choses. Les hommes qui ont fait ça sont en prison, pour la vie. L'un d'entre eux a même eu la peine de mort. Mais ce n'est pas ça qui va faire que je vais me sentir mieux hein..
« Quand je suis arrivée en bas... Ce n'est pas la voix de mon frère qui m'a répondu, lorsque j'ai demandé si ça allait. En faite, on ne m'a pas parlé. On s'est jeté sur moi, et on m'a mis un coup sur la tête. Quand je me suis effondrée, on m'a battu à mort. Je n'ai rien compris. La douleur, la peur.. J'en oubliais où j'étais. J'ai fini par m'évanouir sous la douleur, je saignais de partout, mon corps n'était plus qu'un champ de ruine, et j'avais peur qu'ils me tuent. J'avais peur.. Pour ma famille... »
« Allez y, continuez Charlie, prenez votre temps, c'est très bien.. »[/color]
« Je ne sais pas combien de temps s'est écoulé quand j'ai ouvert les yeux. Et je ne sais pas vraimetn ce qu'il s'est passé. Je crois que je ne veux pas savoir comment les choses se sont passées. Je sais que j'ai crié, au premier coup, alors.. J'ai dû réveillé ma famille. Il y avait du sang partout. Et quand mon regard s'est posé sur mon père, j'ai compris qu'il était mort.. Ils lui avaient.. Il était mort. »
« Parlez Charlie, vous êtes en sécurité ici »
« Mais ça vous avance à quoi de savoir que mon père s'est prit une balle dans la tête hein ? »
« Ca vous aide à avancer »
« Ma mère était là, à côté de lui, elle pleurait, elle essayait de croire qu'il allait se relever, elle me suppliait de ne rien dire, de rester allonger. Je l'ai fait, mais je me demandais où était Mike.. Mais il avait réussi à partir, à fuir et à les voir, ils ne savaient pas où il était. J'étais heureuse, pour lui. Je savais qu'on allait mourir. Mais je savais qu'il était hors de danger. Sauf qu'ils ont fini par lui mettre la main dessus. Il avait cinq ans.. Et.. Oh mon dieu, ils l'ont forcé à tuer maman. »
Ce souvenir, mon frère avec une arme en main, incapable de comprendre ce qu'il faisait. La peur quand le coup est parti, ma mère, sombrant après nous avoir dit une nouvelle fois qu'elle nous aimait. Tout ça me tombe dans la gueule. Je suffoque, je n'ai plus envie de parler. Pas de ce qu'il s'est passé après. Pas de ce qu'il lui est arrivé, à lui..
« Je suis restée allongée, feignant l'inconscience. Mais je crois que y en a un qui a calé. Mais il n'a rien dit. Je n'ai jamais compris, et je ne comprends toujours pas, pourquoi il n'a rien dit. En attendant, ils ne se sont pas attardés sur moi, ils m'ont comme oublié. Ils devaient penser que j'allais mourir de mes blessures, je le pensais aussi. Je saignais vraiment beaucoup et j'étais à moitié consciente. Mais ils ne m'ont pas tué. Je n'ai pas vu ce qu'ils ont fait à Mike. J'ai fini par m'évanouir. Je me suis réveillée à l'hôpital. Et c'est là qu'ils m'ont dit ce qu'il lui était arrivé. Je ne.. »
« Et que lui est-il arrivé ? »
« Sérieux ? Borde, mais il avait cinq ans ! Ils.. Ils l'ont étouffé avec un coussin... J'étais dans un hôpital, ils étaient tous morts »
J'ai longtemps été dans une sorte d'inconscience, je refusais d'accepter ce qu'il a pu arriver. Mais ils m'ont expliqué que si je ne me décidais pas à parler, les choses ne pourraient pas s'arranger et ils ne seraient pas punis. J'ai pris mon courage à deux mains. Et j'ai témoigné. Ils n'ont pas eu ce qu'ils méritaient, mais ils étaient punis. Et moi, je pouvais arrêter de regarder derrière moi, à chaque pas que je faisais. J'ai déménagé, à Cambridge chez ma grand mère. Et je suis restée, enfermée dans ma chambre, la plupart du temps. Mais il fallait que je me relève, et que je retourne à l'école. Et au final.. C'est en cours d'année que je me décide enfin à mettre les pieds à Harvard. Les marques sur mon corps, les deux cicatrices sur ma joue gauche. Je n'oublierais jamais.