NEW YORK ▬ 13 JANVIER 1990
Je suis né dans une famille qui n’était pas la plus unie du monde. Ma mère était seule quand elle a accouché ; mon père l’avait quitté quelques mois plus tôt, quand elle lui avait appris qu’elle était enceinte : il ne se sentait pas prêt, était trop jeune, voulait profiter avant d’avoir des enfants. Il n’assumait pas. Et puis, ils n’étaient pas mariés, et ça ne se faisait pas, dans la famille de mon père, d’avoir des enfants avant le mariage… Alors il est parti. Pendant des années, on n’a plus eu de nouvelles de lui, ma mère m’a élevé seule, avec l’aide de mes grands-parents, a refait sa vie…
Mon beau-père est riche, il a créé son agence de publicité et de communication et signe tous les mois de gros contrats avec de grosses boîtes. Voilà à peu près tout ce que je sais de lui. Il n’est pas distant, il est même très chaleureux avec moi, m’a accepté et n’a jamais cherché à être mon père de substitution ou à s’imposer entre ma mère et moi ; si on est aussi peu proches, c’est parce que je ne l’ai jamais accueilli dans la famille et que j’ai toujours ressenti une certaine méfiance envers cet homme. J’avais quatre ans quand il est arrivé dans la famille. Aujourd’hui, nos relations se sont adoucies (bien qu’il n’y ait jamais eu aucune dispute ni aucun conflit sérieux entre nous), je suis plus tolérant envers lui, mais j’avoue que j’ai du mal à tisser une vraie relation, complice ou amicale, avec lui. Il a eu une fille avec ma mère, ma demi-sœur, avec qui je m’entends bien mais sans avoir de relation vraiment fraternelle avec elle. C’est comme ma colocataire, avec qui je partage une maison et des repas, mais sans vraiment la connaître ou l’apprécier réellement.
Mon père a repris contact avec ma mère quand j’avais sept ans. Il voulait me voir, disait-il. Ma mère y était plutôt indifférente, elle avait tourné la page et avait pardonné à mon père la lâcheté de sa jeunesse. Contrairement à elle, j’étais rancunier –et je le suis toujours– et j’en voulais à mon père de m’avoir privé d’une famille unie. J’avais toujours voulu savoir d’où je venais, qui était mon père, s’il voyageait, ce qu’il aimait, si on avait des points communs, des goûts en communs… Et pourtant je le méprisais en même temps. Pendant quelques mois, j’ai passé tous les mercredis après-midi avec lui. C’était une sorte de vieux et riche con qui n’avait pas réussi à refaire sa vie et qui était resté un goujat. Obsédé par sa vie professionnelle, il n’avait jamais accordé beaucoup de temps aux autres et voulait revenir sur ses erreurs passées. J’étais petit, je ne m’en rendais pas compte, mais ce n’était pas vraiment moi qui l’intéressait, ce qu’il voulait, c’était plutôt se racheter de ses erreurs passées. Je n’ai construit aucune relation avec lui, aujourd’hui, je ne l’appelle qu’une fois par an : pour lui souhaiter la bonne année. En contrepartie, il me verse de l’argent sur mon compte une fois par mois, pour les études et comme argent de poche.
BERLIN, ALLEMAGNE ▬ 4 SEPTEMBRE 2007
J’ai 17 ans, et mon beau-père a décidé de tenter l’expérience de la publicité et de la communication en Allemagne, c’est naturellement que ma mère l’a suivi. On a déménagé tous les quatre, moi, adolescent un peu turbulent, dégouté d’avoir à quitter tous mes amis, qu’ils soient récent, ou d’enfance.
C’est donc à Berlin que j’ai vécu la plus grande partie de mon adolescence. On y a vécu cinq ans, jusqu’à l’année dernière. Cette période de ma vie était plutôt mouvementée : je profitais de chaque soirée où mes parents n’étaient pas là pour organiser une soirée (quasi-orgie) chez moi, ne travaillais pas ou peu, allais en boîte tous les samedis et traînais tout le temps avec mes amis hors de la maison. J’étais un petit sot qui ne se prenait pas au sérieux et qui déconnait tout le temps. Je passais mes années scolaires de justesse et m’engueulait souvent avec ma mère, qui essayait de faire de moi quelqu’un de plus sérieux, mais en vain.
J’ai visité énormément de grandes villes européennes et ait appris à parler allemand. Sans être parfaitement bilingue, je me débrouille aujourd’hui plutôt bien.
HARVARD ▬ FIN AVRIL 2013
Je suis rentré aux Etats-Unis l’année dernière. J’avais 22 ans et le retour au pays avait un peu un goût amer : je devais une fois de plus quitter des amis auxquels je tenais, sans savoir si j’allais revoir ceux que j’avais quittés quelques années plus tôt… Je perdais tous mes repères, et surtout je devais commencer à bosser sérieusement. L’année dernière, j’étais passé à deux doigts du redoublement parce que j’étais trop sorti, et surtout pas assez travaillé. Je sentais bien que ça commençait à énerver ma mère.
J’avais choisi de faire des études de journalisme. A la base, j’adorais le sport, et j’étais plutôt bien classé dans tous les sports que je faisais, mais ma mère trouvait que c’était sans avenir et qu’une carrière comme sportif était trop risquée. Alors je me suis orienté vers le journalisme sportif, un peu pour lui faire plaisir, et puis parce que je sentais aussi qu’elle avait raison. Bref. Il fallait que je me mette à travailler sérieusement, et les affaires de mon beau-père ne marchaient plus aussi bien, alors on est rentrés. J’ai intégré une université new yorkaise plutôt moyenne pour passer mon baccalauréat. J’habitais encore chez mes parents, j’avais demandé mon appart quand on était revenus aux US, mais ma mère était contre, alors on a passé un deal : j’obtenais mon diplôme de premier cycle assez largement, je restais habiter chez mes parents, je leurs prouvais que j’étais responsable, et j’avais le droit de partir faire mes études de second cycle ailleurs où je voulais –et ainsi obtenir mon indépendance.
J’ai continué à sortir, mais un peu moins, et je me suis surtout mis à bosser. Et ça a bien payé. On dirait pas comme ça, mais je peux ne pas être si bête quand je veux. Et, même, je suis plutôt cultivé : je suis abonné à pas mal de mensuels, je suis l’actualité, je suis passionné de cinéma et je lis assez régulièrement. Au final, je suis quelqu’un de plutôt cultivé même si peu de personnes s’en rendent compte et que beaucoup me prennent pour un idiot de première et pour le cancre de la classe, toujours en train de faire le pitre ou de dormir au fond de la salle. C’est en partie le fait d’avoir vécu en Allemagne qui fait que je suis aussi ouvert d’esprit, je pense. Bref. J’ai obtenu mon baccalauréat avec brio, et j’ai quand même réussi à mixer ça avec les sorties. J’ai continué de faire le con, de voir mes potes, de draguer des filles et de n’en garder aucune.
Aujourd’hui, je suis à Harvard pour plusieurs raisons. Commençons par le plus simple. J’ai rempli ma part du contrat, je prends mon indépendance et je pars de chez moi. J’aime ma mère plus que tout au monde, je l’ai toujours protégée et elle est très possessive avec moi, mais j’ai besoin de partir, de voir autre chose, de vivre ma vie. Si j’ai pu être pris à Harvard, c’est un peu parce que j’ai un cursus plutôt international (L’Europe…) qui leur plaît et que j’ai obtenu mon diplôme avec des notes correctes, mais surtout grâce aux contacts et au réseau de beau-papa. Enfin, merci Papa de payer l’école.
Mais si j’ai choisi de partir, c’est aussi et surtout parce que j’ai fait une connerie. Je suis sorti avec une fille pendant trois mois, qui m’aimait beaucoup, et que, contre toute attente, j’aimais beaucoup aussi, vraiment. Ce doit être la seule fille que j’ai autant aimée (sans être fou amoureux d’elle non plus, point trop n’en faut) et qui me pardonnait mes infidélités sans m’emprisonnait, j’étais presque heureux en couple, et je me sentais compris et aimé. Seulement je n’ai jamais réussi à lui être fidèle, la peur de l’engagement, j’imagine, et l’habitude d’être un peu volage. Début Juin 2012, c’est-à-dire à peu près au moment des inscriptions pour les universités, deux-trois mois avant mon départ, elle m’a annoncé qu’elle était enceinte. D’abord, je n’ai pas réagi. Ni heureux, ni triste, ni effrayé ni énervé, je n’ai absolument rien ressenti. Peut-être que je n’ai pas compris, peut-être que je ne voulais pas comprendre… allez savoir. J’ai fait comme si de rien n’était. Et puis, j’ai été accepté à Harvard, et j’ai avancé mon départ. Au lieu de partir début septembre, je suis parti fin juillet. J’ai prévenu ma copine par SMS. « Je pars pour Harvard demain, repas de famille ce soir, je peux pas passer te voir. Je t’appellerai. Je t’embrasse. » Je ne l’ai jamais rappelée. Elle a essayé quatre fois, puis a abandonné.
Parfois j’y pense et je me demande si elle a gardé l’enfant, si elle a avorté, si c’est une fille ou un garçon, quel est le prénom… Je me demande si elle m’en veut et si elle pense à moi. Et puis j’oublie. Je n’ai que 23 ans et l’envie de sortir, de faire la fête, de collectionner les filles l’emporte sur mon sens de la paternité.