NEW YORK, AOÛT 1989 « Salut petit frère ! Bienvenue chez nous ! Eh bien voilà, je suis ta grande sœur, June. Tu vas voir, je serai la meilleure grande sœur du monde ! Papa et maman ne savent pas que je fais ce film, alors tu ne leur dis rien, d'accord ? C'est notre secret rien qu'à nous. J'espère que tu grandiras vite, parce que j'ai envie qu'on joue ensemble. Là, tu es trop petit, mais bientôt, on pourra s'amuser tous les deux. Hein ? Tu jures qu'on sera toujours amis et qu'on se disputera jamais ? Moi, je le jure ! »
Dans cet hôtel particulier de l'Upper East Side, la petite fille, un caméscope à la main, riait aux éclats. Ce petit frère dont elle avait tant rêvé était là, devant elle. Enfin un compagnon de jeu ! L'enfant semblait s'ennuyer, seule dans sa gigantesque maison. Le petit Jersey n'avait que quelques jours, mais sa mère s'était déjà envolée à l'autre bout du monde pour ses affaires. Leur père ? Lui, n'avait jamais vraiment été présent jusque là. Seule leur nourrice et le personnel de maison s'occupaient d'eux. June s'était habituée à cette situation ; elle avait plus souvent été seule qu'entourée de ses parents depuis sa naissance. D'ailleurs, malgré son jeune âge, elle comptait d'ores et déjà élever son jeune frère.
DOMICILE EYNSWORTH, JUILLET 1998 « Jersey ! Je vais te tuer ! »
La haine se lisait clairement sur le visage de l'adolescente. Ses grands yeux clairs affichaient un mécontentement qui aurait fait fuir n'importe quel individu. Elle se pencha au-dessus de la rambarde, et hurla sa colère, une photo maculée de noir à la main. June avait bien grandi ; du haut de ses quatorze ans, elle avait l'allure d'une jolie jeune fille en fleur, ses longs cheveux dorés et son teint de porcelaine lui donnant l'air d'un ange. Cependant, à cet instant, elle était plus proche des créatures de l'enfer.
A l'étage du dessous, un petit garçon était lancé dans une course effrénée ; un marqueur à la main, il courait à vive allure, se retournant régulièrement afin d'évaluer la distance qui le séparait de son aînée. Jersey avait déjà sept ans, et une bouille à en faire craquer plus d'une. Néanmoins, ça n'était pas le cas de sa sœur. Les deux enfants s'élançaient à travers la maison, comme lors d'une chasse à l'homme. Une fois de plus, seule leur nourrice était présente pour gérer ce nouveau conflit. Mais cette dernière avait bien compris que ce n'était qu'une question de secondes avant que cette dispute ne les fassent rire. En effet, Jersey et June, comme tous frères et sœurs voyaient leur quotidien rythmé par ce genre d'événement qui, fort heureusement, ne duraient jamais bien longtemps.
En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, l'adolescente rattrapa son cadet, et se jeta sur lui. Le petit garçon n'eut pas le temps de réaliser ce qu'il lui arrivait qu'il se retrouva nez à nez avec la plus grande menace qu'il eut à craindre.
« Cette photo, c'est tout ce qui me reste de mon histoire avec Josh ! » s'écria-t-elle.
Ni une ni deux, son frère regardait le polaroid qu'elle tenait fermement dans sa main, avant de lâcher : « Et alors ? Tu trouves pas que ça lui va bien des moustaches ? »
June regarda la photo de son petit ami et, de manière inattendue, éclata de rire ; c'est vrai que des moustaches et des tags dessinés tout autour de son visage le mettent à son avantage.
Tout le monde, June la première, était incroyablement surpris de la répartie de Jersey, surtout à son âge. Ce dernier avait toujours le dernier mot, quel que fut le sujet de la dispute ou de la conversation.
La jeune fille se pencha et attrapa le caméscope posé sur une table : « Salut Jersey ! C'est encore ta sœur. Tu sais, la fille qui avait juré qu'on ne se disputerait jamais et qu'on serait toujours amis. C'est vrai, je sais pas vraiment tenir une promesse. Mais aujourd'hui encore, tu m'as bien fait rire. Je ne sais pas si on pourra toujours être à l'un pour l'autre, mais sache que jusqu'à ce que je m'en aille, tu pourras compter sur moi, frangin ! »
GREEN-WOOD CEMETERY, MARS 2005 Les parapluies noirs s'entrechoquaient à mesure que les gens approchaient du cercueil. Une violente pluie avait décidé de venir troubler cet instant. Sur la pierre tombale, on lisait William Michael Eynsworth, 2/12/1960 ▬ 18/03/2005. Beaucoup de monde était venu lui rendre hommage, malgré le temps désastreux de cette journée. Emmitouflés dans leurs manteaux corbeau, certains de ces individus feignaient la tristesse et l'émotion. Du moins, c'était ce que pensait Jersey. A ses yeux, cet attroupement n'était rien d'autre que de l'hypocrisie, des personnes n'ayant apprécié son père que pour sa fortune.
Soudain, la mère du jeune homme s'approcha de lui ; pas une once de tristesse ne se lisait sur son visage. Ses grands yeux gris semblait le foudroyer.
« Jersey, pourrais-tu, ne serait-ce que faire semblant d'être triste ? » lui chuchota-t-elle, fuyant le regard de sa fille aînée.
« Je ne vois pas pourquoi je devrais pleurer pour quelqu'un qui n'était déjà pas là de son vivant » lâcha-t-il sèchement.
Sa mère tourna les talons sans dire un mot, laissant June s'approcher.
« Tu sais que je ne la supporte pas plus que toi, mais je pense que tu devrais au moins aller dire quelque chose ... »
« Ça m'est égal ! Tous ces hypocrites le connaissaient surement mieux que moi ! Tu n'as qu'à leur demander d'y aller ! »
La relation qu'entretenaient les enfants avec leurs parents était des plus complexes. Sans doute étaient-ils les seuls à les détester de la sorte. En réalité, ils s'étaient toujours sentis comme des orphelins. Malgré leurs comptes en banque bien garnis, ils ne leur avaient jamais offert quoi que ce soit ; pas un Noël ou un anniversaire passé ensemble depuis ces vingt dernières années. Si le caractère sensible de June l'obligeait à se montrer reconnaissante malgré tout, Jersey restait persuadé qu'il ne leur devait rien. Toutefois, il n'imaginait alors pas qu'il était sur le point d'hériter d'une des plus grosses fortunes des États-Unis à lui seul.
« Salut frangin ! Ici June. L'heure n'est pas vraiment aux réjouissances, mais j'ai quand même voulu te laisser un message. Au moment où tu le regarderas, je serai loin, très loin. Je tenais à te dire au revoir, même si je ne sais pas si un jour, nous nous reverrons. Maman ... enfin, celle qui prétend l'être, et moi, nous sommes encore disputés pour ses histoires de mariages arrangés, tu sais. J'en ai assez de vivre avec une épée de Damoclès au dessus de la tête. Le départ si précipité de papa, a eu raison de ma patience, et je préfère mettre fin à tout ceci maintenant. Je t'avais promis que je serai toujours là pour toi, mais je crois que je suis incapable de tenir une promesse. Tu m'en voudras surement jusqu'à la fin de ta vie pour ça, et j'en suis désolée. C'est sans doute la dernière fois que je te parle, alors je te souhaite bon courage et beaucoup de bonheur, Jersey. »
UPPER EAST SIDE, MAI 2008 Installé au bar de son club fétiche, Jersey profitait pleinement de sa soirée, quelque peu engourdi par l'alcool qui voyageait dans son sang. Il n'avait pas l'âge de boire, tout le monde le savait, mais personne ne disait rien. C'était comme ça ; Jersey Eynsworth avait tous les droits ici bas. La plupart des gens préférait éviter les ennuis avec sa famille, plus qu'avec les forces de l'ordre.
Ce soir là, le jeune homme était de sortie avec quelques uns de ses amis. Vous savez, ces vrais amis, ceux que l'on ne peut compter que sur les doigts d'une main. Comme tout le monde, Jersey n'avait que peu de personnes sur qui il pouvait vraiment compter. Ils étaient cependant, tous issus du même milieu social que le sien. En effet, les familles fortunées de l'Upper East Side refusaient que leur progéniture ne côtoie le "bas peuple" comme ils disent.
Au cours de la soirée, il avait flirté avec plusieurs filles dont il ignorait le nom, comme à son habitude. C'était ainsi qu'il vivait depuis son entrée au lycée. A vrai dire, c'était ainsi qu'il vivait depuis le départ de sa sœur ; celle-ci l'aurait certainement empêché de se comporter de cette manière, et de montrer si peu de considération au genre féminin. De son côté, sa mère était parfaitement consciente de son mode de vie, et elle s'en moquait bien. Depuis qu'il était l'unique héritier de l'empire économique de la famille, elle n'attendait de lui qu'une chose : qu'il reprenne correctement les affaires après avoir étudié dans une grande université. L'argent n'était, certes, pas un problème, mais il devait toutefois se montrer à la hauteur au niveau scolaire. C'est pourquoi cette soirée devait être la dernière avant les examens, s'il tenait à garder sa liberté et son compte en banque.
PLAZA HOTEL, AOÛT 2008 Le ciel était dégagé en cette soirée d'été, illuminé par le Plaza, un des plus beaux hôtels de la ville. Celui-ci avait été réservé à l'occasion de l'anniversaire de Jersey, ainsi qu'à son entrée dans la prestigieuse université de Harvard. Le jeune homme était arrivé, un sourire faux dessiné sur les lèvres. Bien qu'il lui en voulait, il fut déçu de ne pas y June. Elle aurait certainement égayé cette soirée qui ressemblait davantage à un gala qu'à une fête.
Néanmoins, il trouva bien vite un certain réconfort auprès d'une des invités qu'il n'avait encore jamais vue : son visage angélique et ses yeux rieurs le charmèrent instantanément, si bien qu'il n'hésita pas à aller à sa rencontre. Ils discutèrent longuement et flirtèrent toute la soirée. Jersey expérimenta alors les sensations du coup de foudre. Il avait eu de nombreuses conquêtes, et quelques petites amis au lycée, mais aucune lui ressemblant à ce point.
Les deux jeunes gens continuèrent à se fréquenter durant les semaines précédant l'entrée d'Eynsworth à l'université. Elle était sa meilleure amie, sa confidente et la femme de sa vie. Malheureusement, l'idylle prit fin à la fin du mois, lorsque la nymphe lui annonça qu'elle souhaitait mettre un terme à leur histoire. Le jeune homme fut bouleversé par ses mots, dénués de sentiments et d'émotion. Cependant, il avait rencontré son parfait sosie féminin, et se devait de subir sa cruauté. Ce fut donc désemparé qu'il se rendit à Harvard quelques jours plus tard, déterminé à ne plus faire confiance aux femmes.
HARVARD UNIVERSITY, JANVIER 2012