Ce n’était pas grand chose, juste deux ou trois chansons, peut-être cinq, sept au maximum que j’avais passé ici, sur un banc. Le fleuve, toujours doux, toujours calme, presque à son habitude, m’accompagnait, comme un léger air de flûte, comme une cymbale silencieuse. J’appréciais cela. C’est peut-être pour ça, que je me retrouvais souvent hasardeusement sur ce banc, devant ces eaux. Ma période préférée sera le printemps. Je le sais. Je le sens. Je n’ai jamais connu le printemps à Boston mais je sais qu’il sera magnifique. Je vois déjà les bourgeons des fleurs éclore, je vois déjà les arbres feuillus, je vois encore plus la chaleur d’un petit rayon de soleil et la fraîcheur du matin. C’est ce que je pense être mon futur. Et je sais qu’il n’est pas loin. Dans deux mois, je serai à la Nouvelle-Orléans, au milieu du bruit des trompettes et du vacarme des percussions, celui du carnaval, et je sais déjà que je fêterai Mardi Gras, comme les Français avant les Américains. Je fêterai l’évènement comme je fête n’importe quelle occasion : avec grandeur et ferveur. Mais pour l’instant, je ne suis qu’un inconnu au bord du fleuve. Un inconnu avec une guitare, un idiot, un naïf. Pour l’instant, je ne suis que Caesar. Un homme brisé, un homme vexé, un homme blessé. Comment sait-on que l’on aime quelqu’un ? Est-ce quand iels nous manque ? Où est-ce quand nous sommes en colère contre ellui ? Est-ce quand on chante des chansons sur ellui ou plutôt quand on le raye de notre vie en ressentant ce pincement au cœur qui ne partira pas ? Est-ce quand la seule chose qui nous préoccupe est son bonheur, au prix du sacrifice du sien ou quand ce qui nous importe le plus est sa simple présence à nos côtés pour nous calmer et nous rassurer ? J’aimerais que quelqu’un me guide … Mais en attendant, je pouvais toujours chanter ma peine, mon désespoir, ma colère et ma mélancolie ici, sur ce banc, en attendant que les bourgeons du printemps fassent leur apparition.
Je propose alors à la jeune femme de choisir une chanson pour s’exprimer avant que je ne m’en aille rejoindre ma confrérie.
Elle commença la chanson sans m’en donner les accords. Je ferais donc mon propre arrangement. Je commençai à gratter les cordes de l’instrument quand je reconnut la chanson. Je l’avais déjà chanté ici, sur ce banc, en attendant les bourgeons du printemps, en pensant souvent à Neal. Comment ne pas penser à lui ? Comment ne pas penser à notre passé, comment tout effacer d’un revers de main ? J’avais toujours été honnête avec lui, toujours. Et aujourd’hui la vérité, c’est que je ne supportais plus d’être partagé en étant le numéro deux. Simple question d’égo ? Peut-être … J’aurais probablement dit “C’est le jeu et je perds". Nous avions dérapé et moi, j’avais parié mon coeur tandis qu’il avait parié son corps. Et dans cette relation de chaos, c’est moi qui perdais et saignais. Je m’étais déjà bien battu et aujourd’hui, je ne pouvais qu’être KO. Mais ça, la jeune femme à la voix dorée ne le savait pas. Tout ce qu’elle pouvait deviner n’était que le chant de mon espoir qui s’effondre.
Alors, lancée sur ces paroles, je décide de l’accompagner. Doigts qui effleurent les cordes de l'instrument. Les douces notes, la douce mélodie, la douce musique que je produisais pour rendre sa chanson plus puissante me procurait des frissons de plaisir et de douleur en même temps. Mes lèvres étaient restées collées l’une à l’autre. Mes yeux, eux, se ferment par réflexe, comme si ma douleur au cœur me blessait. Elle finit de chanter, et je finis de jouer. Nos regards se croisèrent, intenses, pleins de souffrance, peut-être un peu de fierté aussi, pleins de pudeur et au même moment pleins de confiance. “Je vais devoir partir” lançais-je en me levant. “Des gens m’attendent et j’ai … plein de choses à faire. Je sens que nos destins sont fait pour se retrouver, crois-y ou non. Alors, ce ne sera pas un adieu mais plutôt un au revoir.” Ce furent mes dernières paroles que je lançais, rangeant ma guitare dans son étui. Je la regardai alors une dernière fois, puis partit. Tout simplement, presque sans bruit, je la frôle puis m'éloigne, une main tenant ma guitare et l’autre main plongée dans ma poche, tête un peu baissée, toujours baissée. Mes yeux s'humidifient, laissant doucement place à des larmes que je cachai alors avec des lunettes de soleil. A tout ceux qui poseraient la question, je leur répondrais probablement car le blanc de la neige m’aveugle. Mais moi, je sais que saurais que c’était parce que cet échange de plusieurs minutes avait été puissant et plus émotif que j’aimerais le reconnaître.