NOAH YUN ► park jin young

Dois-je avouer que le seul souvenir qui rôde dans ma tête est celui de cette vive douleur qui retentit contre mes tempes ? Du rouge qui s’alterne au bleu, du bleu qui s’alterne au rouge, et cette horrifiante douleur qui parcourt mon corps entier ? Je suis coincé dans ce mal-être, conforté dans l’idée que je suis un esprit qui erre dans les rues de Boston. Comme un garçon invisible face à lui-même, comme-ci, en glissant le bout de mes doigts sur la ligne de ma mâchoire, je ne puisse pas reconnaître ce visage que j’ai vu grandir. Comme il est curieux de ne se souvenir que d’un accident, que des cris des inconnus, des pleurs des enfants pleurant leurs mères, de ces amoureux cherchant leurs âmes-soeurs dans la fumée. Vous vous demandez sûrement comment ai-je fait pour en arriver là ? Pourquoi ai-je été à cet endroit, au mauvais moment ?

D’après le carnet où j’écris les moments importants de ma vie, là où ma mère a écrit mon enfance en notant chaque détail important aux yeux du petit garçon que j’étais, ma mémoire s’est dérobée à une date précise.

Je me nomme Noah, Yun Noah. Mes parents sont d’origines coréennes, mais sont natifs de Boston. Ils se sont rencontrés dans un café, ont eu le coup de foudre dès le premier regard. Vous savez, comme ces histoires à l’eau de rose, un peu ringarde que l’on voit à la télévision. Je m’amuse à me dire qu’ils auraient pu se rencontrer à la période de Noël, sous une tempête de neige, alors dira-t-on qu’il s’agit là de la magie de Noël. Soit, continuons sur ma lignée. Nous vivons ici depuis le déménagement de mes grands-parents, paternels. Une mutation, dit-on dans la famille. Une histoire tout en somme bien banale, des coréens venus s’installer ici, à Boston, pour vivre une vie agréable. Rien de plus original que ça.
Moi, je suis le dernier. Enfin, j’ai un grand-frère parti pour servir sa patrie au pays du soleil levant, et une soeur partie pour la France. Je suis le petit génie, celui qui arrive à retenir tant de choses, qui est très bon dans ses études, qui sait même jouer de la basse. Mes doigts enchantent l’instrument, et ceux-ci y glissent comme sur du velours, paraît-il. Voulez-vous un secret ? Je ne m’en souviens pas. En rédigeant cette partie de ma vie, je peux vous assurer que mon regard n’arrive guère à ressentir l’âme d’un musicien sous le charme de sa musique.

Petit, j’étais un vrai casse-cou. L’hôpital est connu pour moi, à ce qu’il paraît. Ma tête dure a su résister à de nombreuses chutes, mais pas à la dernière. Plus je lis mon histoire, plus celle-ci a l’air banale, je dois bien l’avouer. Sauf peut-être un détail : j’ai perdu mon frère jumeau dans le ventre de ma mère. Le médecin a avoué le tragique destin de ce petit bout d’homme : il m’a offert son dernier souffle pour que je risque de le perdre dans un accident tragique à son tour. Ai-je tué mon pauvre frère ? Je ne sais guère, deux enfants ne pouvaient survivre dans le ventre de cette frêle femme. Ce n’est pas réellement un élément sain de ma vie, je ne m’en souviens pas.

Est-ce que vous vous ennuyez ? Je n’arrive pas à me souvenir de vos noms, ça me dérange… Pas vous ? Enfin, passons donc à mon adolescence. Après avoir été un élève brillant, j’ai été un trublion. Une éducation stricte ne m’a pas suffit, il me fallait avoir un grain de folie pour me démarquer de ces étudiants trop modèles. Je ne voulais pas subir de moquerie, je suis entré dans l’équipe de football au lycée. Un vrai quaterback, un sportif à la fois musicien. Un élève brillant qui préfère se démarquer par sa manière d’être et non pas sa capacité à retenir beaucoup de notions, beaucoup d’expériences, beaucoup de connaissances. Ma tête est-elle aussi précieuse ? Ma mémoire m’échappe, vous savez, il est difficile de savoir si ce que je raconte est réel. Mais c’est écrit, inscrit avec précaution. Je crois donc les mots, ils sont de bons amis.

L’entrée à l’université, je pense que ça a été une réussite, une fois de plus. Brillant, déterminé, je lis que mon entrée a été une réelle joie pour moi, mes parents, ma fratrie. Comme c’est curieux, j’ai l’impression de me souvenir de mon sourire lorsque j’ai, pour la première fois, franchi le seuil de l’université en tant qu’étudiant.
Sixième année, le drame ? Oui, la cicatrice sur ma nuque le prouve encore. Je ne me souviens que de cette douleur qui me fait pleurer le soir, seul, dans la nuit étouffante. Je suis en sueur, me réveille en cri, l’angoisse me ronge. Je me souviens de mon sang, des cris des gens autour de moi, mais guère du reste. Le métro fume, ma vision se brouille, je perds le contrôle de mon corps qui s’évanouit dans la fatigue.

Le stylo entre les doigts, j’avoue que je ne sais guère quoi écrire de plus… Où sont passés les jours heureux ? Suis-je toujours le même musicien ? Le même étudiant brillant ?

Réunir les pièces de ma mémoire éclatée en milles morceaux, énigme dérangeante de ma vie.